Comment la musique est venue aux Hommes

Des sites archéologiques et des expériences neuroscientifiques nous livrent des indices sur l'origine et l'évolution de la musique chez l'Homme. Laquelle pourrait être apparue avant même le langage.

De GONÇALO PEREIRA ROSA
Publication 1 déc. 2024, 11:38 CET
Au VIIe siècle av. J.-C., Assurbanipal a fait réaliser un ensemble de bas-reliefs dans le palais ...

Au VIIe siècle av. J.-C., Assurbanipal a fait réaliser un ensemble de bas-reliefs dans le palais assyrien de Ninive. Ils racontent sa victoire sur l’ancien royaume d’Élam et l’arrivée au pouvoir d’Ummanigash, fils du roi élamite Urtaki, dont le règne a duré un an. C’est l’une des plus anciennes représentations artistiques de musiciens.

PHOTOGRAPHIE DE AKG-IMAGES/DE AGOSTINI PICTURE LIB./ G. NIMATALLAH

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De prime abord, rien n’indique que la grotte de Divje Babe, en Slovénie, soit l’endroit idéal pour remonter aux origines de la musique. Son nom signifie « femmes sauvages », en référence aux sorcières qui, selon la légende, vivaient ici, au-dessus de la rivière Idrijca. Mais, depuis 1978, les archéologues l’ont investie pour explorer une page importante de l’histoire de l’évolution de l’espèce humaine. Une couche géologique a particulièrement attiré leur attention : la strate n° 8. Vieille de 35 000 à 50 000 ans, elle renferme des preuves tangibles de la présence des Néandertaliens, espèce contemporaine à la nôtre durant la période charnière qui a mené nos ancêtres à coloniser le monde.

En 1995, l’archéologue slovène Ivan Turk et son équipe ont découvert un étrange fémur d’ours des cavernes en fouillant la fameuse strate. Un fragment d’os percé de quatre trous alignés. Ivan Turk a d’abord interprété ces derniers comme des marques laissées par des carnivores. D’autres chercheurs avaient déjà retrouvé des ossements comparables sur des sites équivalents, sans y prêter non plus attention. Pour vérifier leur hypothèse, les archéologues slovènes ont méthodiquement reproduit ces trous sur d’autres ossements et essayé de les faire correspondre à des morsures d’animaux, sans résultat. Ils ont donc avancé une autre théorie : et si des hominidés avaient creusé ces marques dans l’idée de fabriquer une flûte ? L’hypothèse est très controversée. Elle présuppose que les Néandertaliens étaient eux aussi capables d’élaborer une pensée symbolique et créative. Si elle était confirmée, nous serions en présence du plus vieil instrument de musique du monde… et il n’aurait pas été fabriqué par notre espèce.

Dans l’univers de l’archéologie, l’affaire a fait l’effet d’une bombe. L’équipe slovène et ses travaux ont été remis en cause. Le paléontologue allemand Cajus G. Diedrich a attribué les trous de la « flûte » à des morsures de hyène, expliquant que sa denture correspond aux marques présentes sur le fémur. Reste que personne n’a encore trouvé de trace de ces animaux dans la région. D’autres chercheurs ont suggéré que l’ours des cavernes pourrait être responsable de celles-ci. En 2014, le musicien Ljuben Dimkaroski a semé un peu plus le trouble dans cette controverse. Après avoir étudié la flûte de Divje Babe, il en a créé une réplique qu’il a appelée « tidldibab » pour éviter le terme « flûte » [ndlr : les flûtes modernes occidentales fonctionnant différemment, elles n’auraient aucun lien avec cet artefact]. Et suggéré que cet instrument pouvait atteindre trois octaves et demie.

Le mystère reste entier et Ivan Turk, pragmatique : « Je ne veux pas imposer une interprétation plutôt qu’une autre. Dans ce domaine, personne ne détient la vérité et, moi-même, je n’échappe pas à la règle », concède-t-il.

Même si les instruments utilisés par le passé sont connus, nous ne saurons jamais quelle musique ...

Même si les instruments utilisés par le passé sont connus, nous ne saurons jamais quelle musique résonnait jadis. Au VIIe siècle, l’évêque Isidore de Séville déplorait que « à moins qu’ils ne restent dans nos mémoires, les sons se perdent, car ils ne peuvent être écrits ». La notation musicale est apparue au Moyen Âge, comme le montre cette partition conservée à la bibliothèque d’Évora, au Portugal.

 

PHOTOGRAPHIE DE ANTÓNIO LUÍS CAMPOS

L’archéologue Steven Mithen, de l’université de Reading, en Angleterre, n’est pas convaincu que cette flûte constitue un témoignage formel des origines de la musique. Mais il ne doute pas qu’une telle preuve fera surface un jour ou l’autre et démontrera pour de bon que la musique nous accompagne depuis nos lointains prédécesseurs : « Sans musique, notre passé préhistorique est tout simplement trop silencieux pour être crédible. »

En 1997, le linguiste canadien Steven Pinker provoquait la colère des mélomanes du monde entier. Dans son ouvrage Comment fonctionne l’esprit, il soutenait en effet que la musique n’avait en rien participé à la construction de notre cerveau. La musique est très différente du langage. Il s’agit d’une technologie, pas d’une adaptation, écrivait-il notamment. Anthropologues, ethnomusicologues et linguistes, entre autres, se sont élevés contre ses affirmations. Ces spécialistes ont apporté des preuves du rôle majeur de la musique dans les sociétés humaines, de son caractère transversal et de son indépendance vis-à-vis du langage. Steven Mithen, spécialiste de la préhistoire, se décrit comme un « mélomane, sans grand talent, hélas ». Dans son livre The Singing Neanderthals (« Les Néandertaliens chantants »), il a formulé une réponse pour le moins originale et controversée à la question de la place de la musique dans l’histoire humaine : un modèle hypothétique où elle joue un rôle prépondérant dans l’évolution des hominidés modernes.

Pour un archéologue, enquêter sur les origines de cet art peut se révéler frustrant. « Chanter et danser ne laisse presque aucune trace, et je ne pense pas que nous serions capables de reconnaître les instruments façonnés par nos ancêtres », reconnaît-il. La flûte slovène est un exemple parmi d’autres. Les pierres, les coquillages, les « flûtes » en os ou en ivoire, et les instruments à percussion sont rares. Steven Mithen a donc dû jouer les détectives et explorer de nouvelles pistes.

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    PHOTOGRAPHIE DE WESTEND61/GETTY IMAGES

    L’une d’elles, d’ordre morphologique, est conservée dans des centaines de musées d’anthropologie. En effet, une grande partie de nos ancêtres ne pouvaient tout simplement pas émettre des vocalisations élaborées, ni entendre une grande amplitude de fréquences. Les capacités cérébrales des espèces antérieures au genre Homo étaient largement consacrées à la survie. Ces espèces pouvaient émettre des sons, comme les primates non humains actuels, voire des chants collaboratifs, comme les gibbons, mais il est peu probable qu’elles aient pu créer un système élaboré de communication musicale.

    Cependant, notre évolution a connu un tournant avec l’apparition d’Homo ergaster, il y a environ 2 millions d’années. Cette espèce vivait en petits groupes qui chassaient ensemble, sûrement pour améliorer leurs chances de survie. Leurs repas collectifs pouvaient aussi bien se tenir par terre qu’à la cime des arbres. Selon Steven Mithen, un nouveau système communicatif à base de gestes et de vocalisations aurait alors vu le jour : « Ce n’était pas une langue, car il n’y avait pas de grammaire ou de syntaxe », explique-t-il. C’était une communication de type holistique, au sens où il est impossible de segmenter les éléments qui la composaient. Elle était manipulatrice, car elle influençait les émotions et les comportements de ses locuteurs. Sans doute aussi multimodale, puisqu’elle se composait de sons et de mouvements, et musicale, car tout ce qu’elle transmettait reposait sur une maîtrise du tempo, du rythme et de la mélodie. Enfin, elle était mimétique et s’appuyait sur le symbolisme sonore, la gestuelle et une certaine théâtralité. L’archéologue a donné à ce modèle le nom de « système communicatif Hmmmmm » (pour Holistique, MultiModal, Manipulateur, Mimétique et Musical), « un protolangage propre aux primates humains, mais très différent de leur futur langage ».

    L’histoire de l’évolution humaine est une longue succession d’adaptations non linéaires. Il y a 2,3 millions d’années, le développement de la cavité buccale d’Homo habilis a ouvert la voie à de nouvelles aptitudes vocales. Avec Homo ergaster, l’appareil respiratoire s’est amélioré, ce qui a diversifié l’expression orale. Au fil du temps, la bipédie a entraîné une reconfiguration anatomique qui a augmenté la vitesse de marche, renforcé l’expressivité du visage et rendu possibles de nouveaux mouvements corporels. Le langage a dû apparaître pendant cette période, il y a de 70 000 à 200 000 ans, mais la musique en tant que moyen de communication a peut-être suivi une trajectoire différente.

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