Comment recommencer à lire à l'ère du numérique
Lisons-nous moins bien qu'avant ? Dans une époque marquée par une abondance d'informations, il peut s'avérer difficile de se concentrer sur un même contenu pendant une longue période. Mais ce n'est pas une fatalité.
Les Américains ne consacrent en moyenne qu'une demi-heure par jour à la lecture, contre plusieurs heures sur les écrans, que ce soit en ligne ou devant la télévision.
Comment lisez-vous ? Tandis que certains se concentrent uniquement sur les dialogues, d’autres sautent des passages entiers, ne lisent que la première et la dernière phrase de chaque paragraphe ou, à l’extrême inverse, s’appliquent à lire chaque mot, allant même jusqu’à relire deux ou trois fois une même section afin de s’assurer de ne manquer aucune information.
L’ère du numérique a profondément bouleversé nos habitudes de lecture. Si l’essor des communautés littéraires comme #BookTok sur les réseaux sociaux a nettement contribué à relancer les ventes de livres au cours des dernières années, les Français consacrent en moyenne 41 minutes par jour à la lecture, contre 3 h 14 aux écrans.
Selon les experts, notre capacité à accéder très facilement à une quantité significative d’informations aurait contribué à transformer notre manière d’assimiler ces dernières. En moyenne, les Américains sont en effet exposés à l’équivalent numérique de 174 journaux par jour, et ne consacrent que 55 secondes à la lecture de chaque article.
Aujourd’hui, des études suggèrent ainsi que nous passons davantage de temps à lire les textes que nous rencontrons en diagonale qu’à les lire attentivement. Bien que certains experts déplorent le déclin de notre capacité à ralentir et à lire attentivement, d’autres affirment qu’avec un peu d’entraînement, nous sommes tout à fait capables de la retrouver.
Existe-t-il donc une « bonne » façon de lire ? Voici ce qu’en disent les experts.
LA LECTURE EN DIAGONALE, OU LECTURE RAPIDE
Selon les spécialistes, la lecture en diagonale, qui consiste à sauter des mots et des passages afin de saisir l’idée principale d’un texte sans avoir à en lire la totalité, est une stratégie de lecture courante. Cette méthode ne pose aucun problème pour Daniel Willingham, psychologue à l’Université de Virginie, tant qu’elle ne nuit pas à la compréhension du texte.
Pour identifier la méthode de lecture la plus adaptée à votre situation, il est essentiel de commencer par définir ce que vous souhaitez retirer du texte. Si votre objectif est de lire pour le plaisir ou de parcourir rapidement un texte, la lecture en diagonale est une excellente solution pour se faire une idée générale du contenu, commente Joanna Christodoulou, professeure au département des sciences et troubles de la communication de l’Institut des professions sanitaires du Massachusetts General Hospital. Par exemple, ce type de lecture est souvent suffisant dans le cas des « romans de gare », qui ne nécessitent pas de mémoriser les détails d’une scène ou de s’exposer à un vocabulaire nouveau ou complexe. Il permet également de saisir les grandes lignes d’un texte. Si vous essayez de rattraper les dernières actualités, cette méthode peut vous amener à passer d’un article à l’autre tout en lisant de manière rapide et efficace, poursuit Christodoulou.
Le choix de la stratégie dépend également du degré de familiarité du lecteur avec le type de texte, ajoute la spécialiste. Par exemple, une personne qui lit beaucoup de romans policiers peut facilement s’habituer à la structure et aux sentiments suscités par le texte, et être ainsi en mesure de lire des passages en diagonale sans pour autant manquer d’informations. Dans la même idée, si vous lisez beaucoup de livres sur un sujet spécifique, comme l’histoire de l’art, vous aurez tendance à vous familiariser avec la terminologie : vous pourrez donc lire plus vite et retenir les informations plus efficacement. Certaines études suggèrent ainsi que la seule méthode efficace pour améliorer sa vitesse de lecture sans compromettre la compréhension du texte est d’enrichir son vocabulaire.
LA LECTURE ATTENTIVE
Les experts opposent souvent la lecture en diagonale à la lecture « attentive » : lorsque le lecteur prend le temps de relire les nouvelles informations à ses connaissances antérieures, de se poser des questions, et ainsi, de développer une compréhension plus approfondie du texte. Certaines études ont démontré qu’une séance de lecture attentive demandait davantage d’activité cérébrale que la lecture en diagonale.
Par exemple, les étudiants ont tendance à lire les textes académiques attentivement afin de mémoriser les informations et de pouvoir ainsi les réutiliser une fois qu’ils n’ont plus les documents sous les yeux, illustre Christodoulou.
Certains experts estiment toutefois qu'il n’est peut-être pas très pertinent de faire une aussi grande distinction entre la lecture attentive et la lecture en diagonale. Selon Inge van de Ven, professeure associée d’études culturelles à l’Université de Tilburg, au cours d’une lecture dite « attentive », le lecteur module son attention, en utilisant à la fois des techniques de lecture en diagonale et de lecture attentive pour saisir un texte. En outre, des études montrent que même les plus grands amateurs de lecture ont souvent tendance à sauter des passages des romans qu’ils lisent.
D’après Willingham, il n’est pas forcément nécessaire de lire chaque mot dans l’ordre pour s’assurer d’obtenir une compréhension approfondie du texte. La lecture peut être non linéaire et inclure la relecture de certains mots ou passages.
Par ailleurs, il est important de noter que la lecture attentive requiert davantage de temps et d’attention de la part du lecteur ; or, il peut s’avérer difficile de maintenir un niveau de concentration soutenu pendant de longues périodes. « L’attention est une ressource rare », commente van de Ven.
Pour les lectures qui nécessitent une attention plus soutenue, il peut être utile de minimiser les distractions et de se mettre dans le bon état d’esprit, suggère Christodoulou. Des études montrent que nos téléphones, en particulier les SMS, peuvent constituer une source majeure de distraction.
LISONS-NOUS MOINS BIEN QU'AVANT ?
Ces dernières années, des recherches ont suggéré que la lecture sur écran conduisait à des habitudes de lecture plus superficielles, et ce car la plupart des médias numériques, tels que les commentaires sur les réseaux sociaux ou les articles en ligne, tendent à être relativement courts. Certains spécialistes affirment que ce phénomène aurait perturbé notre capacité à nous impliquer plus profondément dans des textes longs et que, par conséquent, la lecture attentive connaissait un déclin. Des chercheurs de l’enseignement supérieur ont émis l’hypothèse que ce déclin avait un effet néfaste sur les capacités cognitives des lecteurs, notamment chez les plus jeunes, ainsi que sur notre capacité de concentration. Cette hypothèse fait toutefois l’objet de vifs débats, certains estimant que nous ne disposons pas encore de suffisamment d’informations pour déterminer l’impact de notre tendance croissante à lire moins attentivement.
« Beaucoup affirment que les réseaux sociaux ont plus ou moins détruit notre capacité de concentration », indique Willingham. « Aucun d’entre nous ne peut le savoir, car c’est un problème très complexe à étudier. Nous n’avons aucun moyen de le contrôler. »
En réalité, d’après le psychologue, l’évolution de nos habitudes de lecture n’est probablement pas due à une dégradation de notre concentration, car un tel phénomène aurait eu de profonds effets sur d’autres capacités cognitives, telles que la mémoire. Néanmoins, le fait qu’internet permette l’accès à des sources permanentes de divertissement pourrait bien réduire notre volonté de nous concentrer sur un texte. En outre, du fait de l’extrême abondance des informations, nous pouvoir avoir l’impression de devoir consommer rapidement les contenus auxquels nous sommes exposés, ajoute-t-il, et ce pour pouvoir en consommer le plus possible. Willingham se dit toutefois optimiste : selon lui, avec de l’entraînement, il est tout à fait possible de redévelopper notre capacité à lire attentivement.
« L’esprit cherche à échantillonner différents éléments et à évaluer ce qu’il se passe dans notre environnement. D’une certaine manière, il n’est pas nécessairement naturel de maintenir notre attention sur la même chose pendant de très longues périodes. » Ne soyez donc pas surpris si vous vous laissez distraire lorsque vous lisez un ouvrage littéraire dense. « Tout le monde a du mal à maintenir son attention, mais comme toute autre pratique, elle devient plus facile à mesure que l’on s’y adonne. »
D’une manière générale, les experts soulignent que tout le monde dispose d’un rapport unique avec la lecture. Chacun a ses propres motivations et compétences, c’est pourquoi il n’est pas étonnant que nous utilisions un large éventail de stratégies de lecture, explique Christodolou. Ainsi, peut-être n’est-il pas utile d’opposer la lecture en diagonale à la lecture attentive, mais plutôt de comprendre que les deux stratégies sont importantes pour apprendre et consommer du contenu, en particulier à l’ère du numérique.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.