Des technologies de pointe (et des milliards de dollars) révolutionnent l'exploration des océans
La science, l’aventure et la protection de la nature motivent une nouvelle quête pour démystifier l’habitat le plus inexploré de la planète.
Que se cache-t-il sous les vagues ? Des robots, des navires et des submersibles à la pointe de la technologie qui aident une nouvelle génération d'explorateurs à comprendre enfin l'habitat le plus mystérieux de la planète.
Retrouvez cet article dans le numéro 300 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
Par une chaude matinée de juin 2021, un navire scientifique privé de 87 m quittait les Açores, archipel dressé à quelque 1 600 km à l'ouest du Portugal auquel est rattaché, en plein Atlantique Nord. Tel un énorme yacht, l'OceanXplorer, d'un blanc éclatant, dispose d'un héliport à la proue et de deux submersibles à la poupe. Sous la ligne de flottaison, il est équipé d'un sonar haute définition pour cartographier les reliefs sous-marins.
Le bâtiment prenait la mer pour une mission inédite : poser des balises et récupérer des données sur les mystérieux requins grisets dans leur habitat naturel. Ces prédateurs préhistoriques, dont les ancêtres sont apparus il y a 200 millions d’années, peuvent dépasser les 5,5 m de long. Ils rôdent dans la couche mésopélagique de l’océan, dite aussi « zone crépusculaire » – un espace noir et glacial qui descend à plus de 900 m de fond. Chaque soir, toutefois, ces lents animaux remontent trois heures durant vers des eaux moins profondes pour se nourrir. Un de leurs sites de chasse avait été identifié : la corniche d’un mont sous-marin, au large des Açores.
Soixante-dix membres d’équipage étaient à bord, dont Melissa Márquez, biologiste spécialiste des requins ; Zoleka Filander, écologue et spécialiste des grands fonds ; Eric Stackpole, ancien de la Nasa et fondateur d’une entreprise de robotique sous-marine ; enfin, Jorge Fontes et Pedro Afonso, de l’université portugaise des Açores, concepteurs de balises pour géolocaliser et filmer les requins.
Les chercheurs espéraient repérer au moins un griset, lui fixer une balise équipée d’une caméra, et récupérer plus tard l’appareil – une opération inédite dans les grands fonds, qui exigerait plusieurs plongées dans l’un des deux sous-marins. Ces dernières années, ils ont ainsi immortalisé une spectaculaire attaque d’orques sur des baleines à bosse et réalisé des enregistrements audio suggérant que les baleines à bosse mâles utilisent le relief sous-marin pour amplifier leurs chants nuptiaux. Ils ont aussi obtenu des images rares du très grand calmar Taningia danae dans son habitat naturel.
Ces résultats sont emblématiques de la mission de l’OceanXplorer, navire amiral d’OceanX. L’entreprise dédiée à l’exploration des mers et à sa médiatisation a été fondée par Ray Dalio, milliardaire à l’origine du fonds d’investissement Bridgewater Associates, et son fils Mark, ancien producteur à National Geographic. Le projet est né en 2018 avec le but d’« explorer l’océan et de le restituer au monde ». Cela les a amenés à transformer un bateau norvégien jusque-là dévolu à l’assistance aux plateformes pétrolières en centre de recherche scientifique mobile avec plateau de tournage. OceanX compte parmi ses conseillers James Cameron, le réalisateur d’Avatar et de Titanic.
Outre l’hélicoptère et les submersibles, capables d’atteindre les 1 000 m de fond, le navire embarque aussi un robot sous-marin téléopéré (ROV) pour filmer plus en profondeur, ainsi que des laboratoires et une table de visionnage holographique pour modéliser les données collectées dans les abysses. À bord, plus de 3 000 installations lumineuses assurent un éclairage digne des plateaux de cinéma. Les résultats de l’expédition consacrée aux requins grisets feront d’ailleurs l’objet d’une série, OceanXplorers, diffusée sur la chaîne National Geographic.
Pour ses recherches, l’OceanXplorer est doté d’un hélicoptère, de submersibles et de bateaux annexes. Derek McQuigg, l’officier chargé de la sécurité, est ici dans le Sognefjord, le plus long et plus profond fjord de Norvège.
Celle-ci s’inspire du travail du commandant Cousteau et de Louis Malle, qui ont produit la version cinématographique du succès de librairie Le Monde du silence, il y a près de soixante-dix ans. Elle présentait certaines des premières images sous-marines filmées en couleurs et suscita un intérêt mondial pour les océans, notamment chez Ray Dalio.
Les nouvelles technologies peuvent conduire à des percées scientifiques, mais cela exige des financements. Et les obtenir suppose de susciter l’intérêt du grand public. Vouloir créer cette dynamique grâce à six épisodes d’une trentaine de minutes semble quelque peu ambitieux, mais chaque mission apporte son lot d’étonnantes découvertes.
Vers 22 h 30, toutes les caméras étaient en train de tourner quand Neptune, l’un des submersibles pour trois personnes de l’OceanXplorer, se balançait au-dessus des eaux sombres de l’océan, suspendu à une grue. À l’intérieur de l’appareil, Melissa Márquez était assise à côté de Pedro Afonso et du pilote pour pister des requins grisets. Pour poser une balise sur un squale, il faut déjà recenser une population dans une zone où ces animaux ont l’habitude de remonter de nuit après leur journée dans les abysses. Une fois arrivés le long d’une corniche sous-marine à près de 250 m de fond, ils ont vu une grande créature passer devant les phares de leur submersible.
« Requin !, s’est écriée la scientifique. Énorme. Un adulte de près de 4,5 m ! » Une femelle, en l’occurrence, comme l’indiquait l’absence d’organes copulateurs (ptérygopodes) au niveau des nageoires pelviennes.
Pendant ses huit heures sous l’eau, l’équipe a repéré onze grisets, qui avaient parcouru environ 550 m vers la surface à la recherche de nourriture. Chacun semblait avoir son propre caractère : certains gardaient leurs distances avec le submersible, quand d’autres nageaient vers lui, voire se glissaient dessous. Il y avait uniquement des femelles, hormis un jeune mâle – signe probable que les groupes ne sont pas mixtes en dehors de la période de reproduction.
Aucune de leurs cibles potentielles n’était rapide. « Elle est tellement lente, a remarqué Melissa Márquez au passage d’une des femelles. Elle doit économiser son énergie. L’eau est à peine à 4 °C. »
Les eaux profondes, qui représentent plus de 95 % des océans, sont le plus vaste habitat de la planète et le plus inexploré. En 2017, lors de la première Conférence des Nations unies sur l’océan, une équipe scientifique internationale a déclaré vouloir créer d’ici à 2030 une carte détaillée et complète des fonds marins – dont seuls 6 % étaient alors cartographiés avec une résolution suffisante. Ce chiffre atteint désormais 25 % et continue d’augmenter chaque jour. Le projet devrait permettre d’en savoir plus sur le plancher océanique, mais la préservation des océans pose un défi supplémentaire : comment protéger des écosystèmes encore mal connus ? En effet, plus de 90 % de leurs espèces ne seraient pas encore classifiées.
Un submersible de l’OceanXplorer éclaire les reliefs du plancher océanique en mer Rouge. Les particularités géologiques sous-marines sont dures à explorer, d’où l’intérêt de ces engins et de leurs versions télécommandées.
Au lieu de simplement cataloguer leurs découvertes, les institutions d’exploration publiques comme privées s’emploient donc à mieux les relayer. En 2019, l’investisseur privé Victor Vescovo est descendu en submersible jusqu’au point le plus bas des cinq bassins
océaniques. En gagnant le fond de la fosse des Mariannes, au coeur du Pacifique, à près de 11 000 m sous la surface, il a établi le record de la plus profonde plongée habitée.
« Nous sommes désormais capables de voir, d’entendre et d’échantillonner [l’océan] de manière complètement inédite », affirme Christopher Scholin, P-DG de l’Institut de recherche de l’aquarium de la baie de Monterey (MBARI), centre océanographique à but non lucratif situé sur le littoral californien. En effet, submersibles, satellites, drones, robots sous-marins téléopérés et autonomes, et observatoires immergés confèrent un accès sans précédent aux océans. Tous les ans, les scientifiques découvrent ainsi en moyenne 2 000 espèces marines nouvelles.
« Ce qui s’est produit ces dernières années est formidable », souligne Jyotika Virmani, directrice de l’Institut océanographique Schmidt, aux États-Unis. Celui-ci a contribué à la récente découverte de plus d’une centaine d’espèces lors d’expéditions vers une chaîne montagneuse sous-marine au large du Chili. « Les données sur l’océan augmentent désormais de manière quasi exponentielle. »