Dormir en deux temps, l’ancienne norme du sommeil
Vous vous réveillez régulièrement en plein milieu de la nuit ? Vous dormez peut-être d’un sommeil biphasique, très répandu au Moyen Âge.
Le sommeil "biphasique" était la norme jusqu'au milieu du 19e siècle. "Midnight", Henry Fuseli, 1765.
L’écran du téléphone affiche quatre heures du matin. Impossible de refermer l’oeil. Cela fait plus d’une heure que vous tournez dans vos draps en maudissant le temps perdu. Et plus l’horloge tourne, plus l’angoisse monte. Nombre d’humains aujourd’hui vivent ce genre de situation, et pestent contre ce « mauvais sommeil » qu’ils pensent anormal. Ce ne fut pas toujours le cas.
Avant la révolution industrielle, dormir en deux temps était monnaie courante, perçu comme un phénomène parfaitement normal, voire même désirable, selon l’historien Roger Ekirch, auteur de La grande transformation du sommeil paru aux éditions Amsterdam. Le professeur à l’université Virginia Tech a épluché les journaux intimes, gazettes, documents légaux et relevé médicaux de l’époque... Conclusion ? Le sommeil « biphasique » était la norme jusqu’à la moitié du 19e siècle. « Les gens allaient se coucher à la nuit tombée, puis se réveillaient trois ou quatre heures après, vers minuit. Jusqu’à une heure environ, ils s’adonnaient à tout type d’activités, avant d’aller se recoucher ». Difficile de savoir précisément à quel point la pratique était répandue, mais l’historien a trouvé près de deux mille références à ce sommeil biphasique dans les sources occidentales d’avant la révolution industrielle.
« Pendant leur moment de veille, certains priaient ou méditaient, d’autres passaient voir leurs bêtes, d’autres encore en profitaient pour avoir des rapports sexuels ». Au 16e siècle, le médecin français Laurent Joubert attribuait d’ailleurs les familles nombreuses des paysans et des artisans à ce sommeil en deux temps. Le premier repos permettait de reprendre des forces pour ces relations, après une journée harassante où les travailleurs avaient vraisemblablement à peine le courage de manger.
Allongés dans le noir, sans beaucoup à faire, les humains de l’époque prenaient le temps de se remémorer leurs rêves et de les consigner dans des journaux intimes retrouvés des années plus tard par les historiens. « Les rêves avaient une importance capitale. Ils étaient souvent vus comme une manière de rendre visite aux défunts ou aux êtres aimés dont ils étaient éloignés» explique l’historien. Pour d’autres, les rêves faisaient office de boules de cristal. Des jeunes filles de la campagne anglaise s’en servaient pour deviner l’identité de leur futur mari. Les songes, pris très au sérieux, dictaient une partie de la vie. Ils provoquaient ruptures amicales ou amoureuses, avaient le pouvoir de plonger les esprits dans la joie ou la dépression.
« Si les familles de l’époque pré-industrielle ne s’étaient pas agitées pendant la nuit et étaient restées au lieu de cela endormies dans leur lit, nombre de ces visions, qui étaient source de révélation personnelle, de consolation et de spiritualité se seraient probablement dissipées au lever – certaines d’entre elles perdues dans les méandres du sommeil, d’autres effacées par les distractions du jour » souligne Roger Ekirch dans son ouvrage.
La révolution industrielle a bouleversé cette norme du sommeil en deux temps. Au cours du 19e siècle, parce que la lumière artificielle permettait de veiller, les gens sont partis se coucher plus tard. « La lumière a aussi un effet physiologique, elle affecte notre horloge biologique et retarde l’endormissement, nous poussant à dormir plus tard. Cela s’est bien sûr fortement accentué avec les écrans et la lumière bleue » explique Roger Ekirch.
C’est aussi lors de la révolution industrielle que naît le « réveil-matin » dans des formes plus ou moins farfelues. Des ingénieurs présentèrent ainsi à l’Exposition universelle de Londres de 1851 un sommier qui éjectait les travailleurs du lit. Fini de rire avec la ponctualité.
« Au 19e siècle, dans les sociétés occidentales, le sommeil devient un "mal nécessaire", "une perte de temps" » poursuit l’historien. « Travail acharné, ponctualité, progrès, ambition, assiduité, tels sont les mots d’ordre de l’époque. À la fin du 19e siècle, un journaliste londonien intimait à ses lecteurs de se lever directement après leur premier sommeil pour « prendre de l’avance sur l’heure ». Autrement dit, sortez du lit quand les autres dorment encore, et vous prospérerez ». C’est ainsi qu’au fil des ans, le deuxième sommeil a quasiment disparu. Il n’est plus que l’ombre de lui-même, assure Roger Ekirch, cette courte pause de cinq à dix minutes que l’on fait, yeux fermés, entre deux sonneries du réveil.
Adieu, donc, vision romantique et spirituelle de cette mi-temps du sommeil, pourtant commune à l’époque. La performance s’invite désormais jusque dans nos nuits. Pour bien fonctionner la journée, mieux vaut dormir sans pause, d’autant que nos nuits sont de plus en plus courtes : 6h42 en moyenne en France par nuit durant la semaine, selon une enquête de Santé Publique France parue en 2019. Or, la santé est devenue l’unique manière d’évaluer notre sommeil. Au point de générer de nouvelles angoisses, qui, paradoxalement, nous empêchent de dormir.
Pour nous soulager de la pression, certains spécialistes recommandent plutôt de juger nos nuits comme un paysan du Moyen-Âge l’aurait fait, suite aux recherches de l’historien Roger Ekirch. «Si vous avez tendance à vous réveiller au cours de la nuit, n’en déduisez pas automatiquement qu’il s’agit d’un trouble du sommeil et d’un problème de santé » souligne ainsi Dorothy Bruck, psychologue à la fondation australienne du sommeil. C’est peut-être simplement l’expérience d’un retour au sommeil médiéval. Une façon de dormir ancestrale qui fait de la résistance. « Il n’est pas déraisonnable d’imaginer que l’abandon du sommeil segmenté, qui a été très probablement la forme dominante de sommeil depuis des temps immémoriaux, nécessitera plus d’un ou même deux siècles pour s’imposer tout à fait » écrit l’historien.
Alors, c’était mieux avant, le sommeil ? Quand on pouvait dormir tranquillement en deux temps, sans pression sociale ? Pas vraiment. Nos ancêtres ne dormaient sans doute pas très bien, dans des lits sommaires et inconfortables, sans remèdes pour leurs maladies, souvent dérangés par des animaux. Mais personne ne trouvait cela anormal. Peut-être est-ce une piste : et si l’une des solutions pour passer de bonnes nuits, c’était de prendre un peu de recul historique ?
Retrouvez notre reportage sur le sommeil dans le numéro 297 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine