La crise sanitaire en Inde révèle les inégalités d'accès à l'oxygène médical
Des pénuries ont frappé les hôpitaux à travers le monde en raison d'une distribution inégale d'oxygène médical. Il est pourtant possible de réduire cet écart.
New Delhi, en Inde, le 24 mars. La famille d'une personne souffrant de la COVID-19 pousse un chariot de bouteilles d'oxygène vides vers une station de remplissage du Vieux Delhi. En pleine seconde vague épidémique, l'Inde fait face à une pénurie d'oxygène.
Ces dernières semaines ont montré à quel point l'oxygène était vital alors qu'une nouvelle vague de contaminations sème le chaos en Inde. Des trains sont affrétés en urgence pour livrer de l'oxygène à travers tout le pays, de la ville d'Angul à l'est à Delhi, la capitale, et d'autres régions. Des appels sont désespérément lancés sur les réseaux sociaux par ceux contraints de regarder impuissants leurs proches suffoquer.
Pendant la pandémie, les pénuries d'oxygène médical ont sévi dans les hôpitaux au Brésil, au Pérou, au Nigeria, en Jordanie, en Italie et ailleurs. Aux États-Unis, également, les réserves d'oxygène dans les hôpitaux de New York et différentes villes de la Californie ont atteint des niveaux dangereusement bas. Si l'on ajoute à cela la crise en Inde, c'est un sujet qui retient désormais toute l'attention internationale.
Malheureusement, ces pénuries sont loin d'être un phénomène nouveau. D'après les experts, la pandémie a eu pour effet d'exacerber les inégalités d'accès à l'oxygène à l'origine d'un nombre incalculable de décès évitables chaque année dans les pays à faible et moyen revenu.
« La COVID n'a fait qu'exposer la fragilité préexistante du système autour de l'oxygène, » déclare Mphu Ramatlapeng, vice-présidente exécutive de l'implémentation pour la Clinton Health Access Initiative (CHAI), qui pourrait bientôt se voir attribuer une bourse à hauteur de 100 millions de dollars par la MacArthur Foundation pour financer son projet de garantir l'accès à l'oxygène en Inde, au Nigeria, en Éthiopie, au Kenya et en Ouganda. « Mon pire cauchemar, c'était que quelque chose comme cette pandémie se produise. »
Pourquoi est-il si difficile pour certains pays de s'approvisionner suffisamment en oxygène, pourtant vital en médecine ? Voici un aperçu des complexités inhérentes à la distribution de l'oxygène, des différentes initiatives lancées par le monde de la science pour tenter de résoudre le problème et de la façon dont la pandémie a poussé la communauté internationale à réagir avec force avant qu'un autre pays ne connaisse la situation de l'Inde.
INÉGALITÉS D'ACCÈS À L'OXYGÈNE
L'oxygène médical est bien plus concentré que l'oxygène de l'air que nous respirons. En réalité, l'atmosphère terrestre se compose principalement de nitrogène, avec seulement 21 % d'oxygène. À l'inverse, les bouteilles d'oxygène médical contiennent au minium 82 % d'oxygène pur, ce qui est rendu possible par un processus chimique. Son utilisation thérapeutique moderne remonte à la Première Guerre mondiale, où il permettait de soigner les soldats exposés au gaz moutarde sur les champs de bataille européens.
L'oxygénothérapie est particulièrement importante pour les maladies respiratoires telles que la COVID-19 ou la pneumonie, première cause de mortalité infantile dans les pays à faible revenu. La pneumonie donne parfois lieu à une complication mortelle, l'hypoxémie, un faible taux d'oxygène dans le sang, ce qui peut provoquer la défaillance des organes.
« Nos cellules ont besoin d'oxygène pour survivre, » indique Michael Hawkes, professeur de pédiatrie à l'université d'Alberta qui supervise un programme de distribution d'oxygène par énergie solaire opérant principalement en Ouganda. « Le système sanguin existe pour alimenter nos cellules en oxygène. »
L'oxygène peut également sauver des vies dans de nombreuses autres situations. Il arrive qu'une hypoxémie se produise à la suite de diverses pathologies allant des formes graves de la malaria aux maladies cardiovasculaires en passant par les traumatismes occasionnant d'importantes pertes de sang. L'oxygénothérapie permet alors à l'organisme de gagner du temps pendant que les médecins traitent la source du problème. Les chirurgiens administrent également de l'oxygène à leurs patients lorsqu'ils sont placés sous anesthésie.
« L'oxygène est présent dans presque tous les aspects de nos vies dans le monde médical, » déclare Ramatlapeng.
Cependant, il n'est pas toujours facile d'accès pour les patients des pays à faible et moyen revenu. En 2014, une étude menée dans les hôpitaux du Malawi a montré que seulement 22 % des patients nécessitant de l'oxygène en recevaient. Une étude réalisée en 2019 dans le sud-ouest du Nigeria a montré que les hôpitaux ne pouvaient satisfaire que 20 % des besoins en oxygène chez leurs patients enfants. En 2020, une étude a montré que l'amélioration du programme de distribution d'oxygène dans les centres de soins en Papouasie-Nouvelle-Guinée réduisait de 40 % la mortalité en pédiatrie et de 50 % les décès des suites d'une pneumonie.
« Ce sont dix années de travail qui montrent que si l'on met de l'oxygène à disposition des centres de soins où la pneumonie est un problème fréquent au moins chez les enfants, il est possible de réduire la mortalité de 50 %, » déclare Trevor Duke, auteur principal de l'étude, pédiatre à l'université de Melbourne et professeur de santé infantile à l'université de Papouasie-Nouvelle-Guinée.
Malgré les preuves concrètes du caractère vital de l'oxygène, il existe de nombreux obstacles à sa distribution à travers les différents établissements de santé, à commencer par le conditionnement.
BOUTEILLES, CONCENTRATEURS ET RÉSERVOIRS
Les systèmes de distribution d'oxygène diffèrent selon leur localisation, la taille des établissements, le type d'environnement et les moyens financiers.
Les centres de soins majeurs peuvent compter sur des réservoirs d'oxygène. Dans ce système, les hôpitaux disposent sur site d'énormes réserves d'oxygène liquide qu'ils distribuent à travers l'établissement via un réseau de tuyaux dont le débit est contrôlé par des vannes. Ce système engendre des coûts prohibitifs pour les établissements de plus petite taille. Il nécessite un accès aux compagnies gazières, qui jouissent d'un monopole relatif sur le marché, afin de remplir les réservoirs. Il exige également des investissements colossaux pour construire le réseau de tuyauterie qui, selon Duke, « finirait immanquablement par fuiter » dans un environnement à faible revenu.
Ainsi, les centres de soins des zones rurales ou des régions à faible revenu se procurent généralement de l'oxygène médical conditionné en bouteilles remplies par les usines de production d'oxygène des compagnies gazières. Cependant, ces bouteilles sous haute pression sont lourdes et dangereuses, ce qui rend leur transport onéreux, particulièrement vers les villages isolés situés à plusieurs centaines de kilomètres des usines de production d'oxygène. Généralement, l'oxygène contenu dans ces bouteilles ne dure qu'un à trois jours pour un adulte, ce qui implique que les établissements doivent constituer des stocks importants.
« Vous avez vu les images des patients qui meurent en Inde à cause du manque d'oxygène, » s'attriste Duke. « Il est possible de mieux gérer l'oxygène grâce à un approvisionnement continu, par exemple avec les concentrateurs d'oxygène. »
Les concentrateurs d'oxygène existent depuis les années 1970. Ces appareils contiennent des cristaux de zéolite qui absorbent le nitrogène de l'air ambiant et concentrent l'oxygène pour l'administrer au patient via des tubes reliés à une canule nasale. Un concentrateur peut fournir de l'oxygène à deux enfants à la fois. Ils nécessitent toutefois une alimentation électrique stable, ce qui n'est pas toujours possible.
« Une coupure de courant peut être fatale, » indique Hawkes. « Une extinction de quelques minutes pourrait avoir des conséquences mortelles pour un enfant. »
C'est pourquoi bon nombre de ceux qui essaient de combler le fossé d'accès à l'oxygène se sont tournés vers les concentrateurs solaires, au fonctionnement similaire, mais alimentés par des panneaux solaires et des batteries plutôt que le réseau électrique. Il y a également une hausse de l'utilisation des générateurs d'oxygène, de gros concentrateurs que les hôpitaux de taille moyenne peuvent utiliser pour remplir des bouteilles destinées aux établissements plus petits dans leur voisinage.
Selon Duke, l'idéal pour les régions à faible et moyen revenu est une combinaison de concentrateurs solaires et de générateurs d'oxygène. Cependant, comme le montre l'étude sur les hôpitaux de Papouasie-Nouvelle-Guinée où Duke a travaillé pendant près de trente ans, la réussite d'un programme de distribution d'oxygène dépend également d'un autre type d'investissement.
« Donner une bouteille d'oxygène et un masque à une personne en Inde et la laisser se débrouiller, c'est facile, » dit-il. « Mais ce n'est pas un système, c'est une solution de fortune. »
OXYMÈTRES ET QUALIFICATION
Il faut plus qu'un simple accès à l'oxygène pour être en mesure d'assurer sa distribution fiable aux patients. Les centres de soin doivent disposer d'un personnel expérimenté dans l'utilisation et l'entretien des concentrateurs d'oxygène, dont la durée de vie ne dépasserait pas les six à douze mois dans le cas contraire d'après Hawkes. Ils doivent également veiller à la bonne gestion de leur approvisionnement afin que le personnel sache à quel moment recommander des bouteilles d'oxygène, ce qui leur garantit d'en avoir toujours sous la main.
Ils doivent également être en mesure de diagnostiquer l'hypoxémie en premier lieu. Cette complication est difficile à détecter à un stade précoce, avec peu de symptômes cliniques avant d'atteindre le stade où le patient a du mal à respirer.
C'est là qu'interviennent les oxymètres de pouls. Inventés dans les années 1970, ces petits appareils électroniques qui se placent sur le doigt d'une personne pour mesurer sa saturation en oxygène font partie de l'équipement standard des hôpitaux depuis les années 1980 dans les pays développés. Ils sont si courants dans certains pays que de nombreux Américains se sont rués pour les acheter au début de la pandémie.
« C'est important d'en avoir au point d'entrée d'un centre de soins, » indique Ramatlapeng.
Cependant, Ramatlapeng ajoute que les oxymètres de pouls ne sont pas disponibles dans 90 % des centres de soins des pays où opère la Clinton Health Access Initiative. Dans la plupart des cas, ils ne sont tout simplement pas encore considérés comme aussi vitaux que les tensiomètres ou les thermomètres.
Cela est en partie dû à la façon dont est spécifiée la cause du décès. L'hypoxémie est rarement signalée comme étant la cause du décès à l'exception de rares cas, par exemple celui des alpinistes. C'est plutôt la maladie elle-même, pneumonie, malaria ou maladie cardiovasculaire, qui est évoquée sur le certificat de décès. D'après Ramatlapeng, c'est pour cette raison que les professionnels de la santé ne mesurent pas toujours pleinement le nombre de vies emportées par l'hypoxémie.
« Adultes et enfants meurent à cause d'un manque d'oxygène depuis des années, » affirme-t-elle. « L'oxygène doit prendre une place centrale dorénavant. »
ESSENTIEL, MAIS NÉGLIGÉ
Réduire les inégalités d'accès à l'oxygène exigera des investissements conséquents de la part de la communauté internationale, un domaine qui a longtemps fait défaut dans un paysage financier qui, selon Duke, tend à donner la propriété aux nouveaux médicaments et aux vaccins.
« C'est un remède essentiel qui a été négligé, » ajoute-t-il. « L'oxygène est bel et bien un remède essentiel, mais il n'est pas récent. Donc il n'y a pas eu de priorité accordée à l'oxygène de façon générale. »
Néanmoins, il y a de bonnes raisons de penser que la pandémie de COVID-19 pourrait changer l'ordre des priorités après avoir mis en lumière la capacité de l'oxygène médical à sauver des vies humaines.
À l'automne dernier, une coalition d'ONG a lancé l'initiative COVID-19 Oxygen Needs Tracker, qui permet aux investisseurs de consulter en temps réel les besoins quotidiens d'oxygène exprimés en mètres cubes dans les pays à faible et moyen revenu. Les résultats ont été si impressionnants que l'OMS a lancé en février la COVID-19 Oxygen Emergency Taskforce avec l'objectif de recueillir dans l'immédiat des financements à hauteur 90 millions de dollars pour répondre aux besoins en oxygène des pays à faible et moyen revenu, puis 1,6 milliard de dollars pour l'année prochaine.
Robert Matiru, le directeur des programmes pour Unitaid, l'agence internationale de santé publique à la tête de l'initiative lancée par l'OMS, reconnaît que les besoins en oxygène ont mis du temps à recevoir l'appui des investisseurs.
« Il aurait fallu tirer un coup de semonce avant la crise en Inde, » déclare Matiru. « Ce n'est pas normal d'avoir attendu qu'une crise de cette envergure se produise pour voir à quel point c'est important. »
D'après Matiru, le groupe de travail formé par l'OMS a quatre objectifs principaux : attirer l'attention sur la crise de l'oxygène, estimer le coût des besoins en oxygène des pays à faible et moyen revenu, lier ces besoins à des solutions de financement et diminuer le prix de l'oxygène. Même si ce comité se concentrera avant tout sur les besoins liés à la COVID-19, il pourrait avoir un impact au long terme sur la réduction des inégalités d'accès à l'oxygène.
« L'avantage, c'est qu'en investissant dans l'oxygène médical pour la COVID-19 on investit également dans les systèmes de distribution d'oxygène médical, » indique Matiru, en rappelant que les besoins critiques de la pandémie sont en fait des besoins au long terme pour les pays à faible revenu où le déploiement des vaccins est plus lent.
Néanmoins, Duke craint que la réponse ne soit pas suffisamment rapide pour venir en aide aux pays qui risquent de connaître leur propre vague de contamination et sont encore plus vulnérables que l'Inde. Il espère toutefois que la pandémie éveillera les consciences quant à l'importance des investissements dans des systèmes de distribution d'oxygène de qualité au lieu de s'en tenir aux dernières technologies.
« Le meilleur moment pour agir, c'était il y a plusieurs années, mais il n'est pas trop tard. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.