Découverte : la grossesse remodèle le cerveau à vie

Pour la première fois, une équipe de scientifiques a observé le cerveau d’une femme avant, pendant et après sa grossesse.

De Nora Bradford
Publication 23 sept. 2024, 15:27 CEST
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Grâce à une technique d’imagerie cérébrale de précision, des chercheurs sont parvenus à cartographier les changements neuroanatomiques survenus dans le cerveau d’une femme enceinte, avant, pendant et plus de deux ans après sa grossesse. Leurs observations nous aident à mieux appréhender la manière dont la grossesse remodèle le cerveau humain.

PHOTOGRAPHIE DE greg801, Getty Images

Les hormones sexuelles, telles que les œstrogènes et la testostérone, jouent un rôle important dans le cerveau, en agissant sur l’humeur, la mémoire et d’autres paramètres. Certains des changements hormonaux les plus spectaculaires surviennent pendant la grossesse ; pourtant, ces neuf mois sont pendant longtemps restés une boîte noire en matière de neurosciences.

Une nouvelle étude publiée dans Nature Neuroscience, lors de laquelle une femme enceinte a été soumise à vingt-six IRM cérébrales avant, pendant et après sa grossesse, donne l’aperçu le plus approfondi de l’intérieur de cette boîte noire. 

« Non seulement cette étude s’avère essentielle pour comprendre cette période peu étudiée de la vie des femmes, mais elle pourrait aussi ouvrir la voie à d’autres découvertes longtemps restées cachées car n’avons jamais pris la peine de nous y intéresser », soutient Emily Jacobs, neuroscientifique à l’université de Californie à Santa Barbara, et autrice de l’étude.

Fascinés par l’impact des hormones sexuelles sur le cerveau, Jacobs et son équipe ont initié il y a quelques années un projet intitulé « 28andMe », dont l’objectif était de documenter les changements survenus dans le cerveau des femmes au cours de leurs cycles menstruels. Liz Chrastil, neuroscientifique à l’université de Californie, à Irvine, et amie de Jacobs, a proposé à l’équipe d’étendre ses recherches à une autre période d’importants changements hormonaux : sa propre grossesse. Pendant une grossesse, étudier le cerveau peut s’avérer difficile, si ce n’est impossible, à cause des nombreux protocoles sanitaires que cela implique.

« Liz est venue nous voir pour nous proposer de la prendre pour sujet, car elle avait l’intention d’avoir un bébé », raconte Laura Pritschet, neuroscientifique à l’université de Pennsylvanie et autrice principale de l’étude. Chrastil a donné son accord pour passer plusieurs IRM avant, pendant et après sa grossesse, afin de permettre aux chercheurs d’établir une chronologie détaillée des changements dans la structure de son cerveau et de ses taux d’hormones au cours de cette période. « Cela nous a permis de nous pencher sur un sujet qui n’avait jamais été étudié auparavant. »

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Ces images du cerveau montrent que les structures de la substance blanche se renforcent pendant la grossesse.

PHOTOGRAPHIE DE Avec l'aimable autorisation de Daniela Cossio, Nature Neuroscience

 

DES CHANGEMENTS TEMPORAIRES MAIS AUSSI DÉFINITIFS

De précédentes études d’imagerie cérébrale effectuées avant et après la grossesse avaient montré que la grossesse induisait une perte de volume de certaines parties du cerveau, spécifiquement de sa substance grise, ces couches externes du cerveau responsables de la plupart des fonctions cognitives, des sensations, de l’apprentissage et autres.

Dit comme ça, perdre de la substance grise peut paraître inquiétant, pourtant cela nous arrive à tous au cours de notre développement pour affiner notre traitement neuronal et rendre nos cerveaux plus efficaces. Bien que l’expression « Mommy brain » soit utilisée pour désigner la sorte de brouillard mental et les pertes de mémoire que certaines personnes disent vivre pendant la grossesse, les changements cérébraux semblent être adaptatifs. « Il peut vous arriver de ne plus savoir où sont vos clés, tout en étant beaucoup plus alerte en ce qui concerne votre progéniture », explique Pritschet, qui s’intéresse particulièrement aux modifications des régions du cerveau qui contribuent à la cognition sociale en nous permettant d’adopter le point de vue d’autrui.

L’envergure et les types de changements cérébraux au cours de la grossesse sont similaires à ce que d’autres chercheurs ont observé dans le cerveau des adolescents au cours de la puberté, une période de la vie elle aussi contrôlée par les hormones. D’autres chercheurs sont également parvenus à déterminer si une personne avait déjà été enceinte, même des dizaines d’années plus tard, à partir de données d’imagerie cérébrale. Ainsi, alors que l’on entend souvent dire que le cerveau cesserait de se développer vers 25 ans, les hormones semblent engendrer des changements importants et durables tout au long de notre vie.

« Ces transformations dans le cerveau sont comme des gravures permanentes dont les gens portent la marque pendant longtemps », explique Jacobs.

En étudiant le cerveau de Chrastil, Pritschet et ses coauteurs ont confirmé que le volume de substance grise dans le cerveau avait diminué de plus de 4 % au cours de la grossesse et que cette diminution avait persisté jusqu’à la fin de l’étude, soit deux ans après l’accouchement. Contrairement aux études précédentes, celle-ci a pu montrer que le volume de substance grise diminuait de manière régulière dès les premières semaines de grossesse, et que cette diminution se stabilisait au moment de la naissance et persistait des années après. Ces transformations étaient liées à l’augmentation des concentrations de deux hormones sexuelles, l’œstradiol et la progestérone, et ne concernaient non pas une zone isolée du cerveau, mais 80 % des régions cérébrale. Si certains réseaux et zones ont évolué plus rapidement que d’autres, l’équipe en ignore encore les conséquences.

Alors que les chercheurs s’attendaient à observer une perte de volume de la substance grise, ils ont été surpris de constater des changements au niveau de la substance blanche, ces faisceaux de fibres nerveuses qui parcourent le cerveau et aident les neurones à communiquer entre eux. La substance blanche s’était renforcée, atteignant son maximum au cours du deuxième trimestre de grossesse, puis avait retrouvé son état initial au moment de la naissance. Bien que leurs données n’expliquent pas les conséquences d’un renforcement de la substance blanche chez la mère, des changements similaires chez les adolescents ont été associés à de meilleures capacités cognitives.

« De tels résultats transitoires ne peuvent ressortir que dans une étude de ce type, qui comporte de nombreuses séances tout au long de la grossesse », explique Elseline Hoekzema, neuroscientifique au Centre médical universitaire d’Amsterdam, aux Pays-Bas, qui n’a pas participé à l’étude.

Si l’étude n’a porté que sur une seule participante, l’équipe a déjà commencé à faire passer des IRM à d’autres futures mamans et continue de recevoir un nombre impressionnant de demandes de participation.

« Mon objectif, avec cette étude sur un seul sujet, est de crier à la face du monde que les IRM sont sans danger pour les femmes enceintes. C’est très important », affirme Pritschet.

 

DU LABORATOIRE À LA CLINIQUE

« Cette étude et d’autres visant à caractériser les changements dans le cerveau des femmes enceintes sont primordiales pour mieux comprendre les troubles mentaux périnatals ainsi que les symptômes subcliniques pouvant apparaître au cours de cette période », affirme Susana Carmona, neuroscientifique à l’Instituto de Investigación Sanitaria Gregorio Marañon de Madrid (Espagne), qui n’a pas participé à l’étude.

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    Le dépression périnatale et la dépression postnatale touchent entre 10 à 20 % des femmes, et de nombreuses autres femmes souffrent probablement de symptômes similaires sans être diagnostiquées. Or en raison du nombre limité d’études sur le cerveau des femmes enceintes, il n’existe toujours pas de méthode fiable pour diagnostiquer la dépression périnatale.

    L’équipe espère que son étude et d’autres recherches permettront de déterminer le rythme typique auquel la substance grise et la substance blanche changent au cours de la grossesse, car une fois cela établi, les scientifiques seront en mesure d’identifier les anomalies susceptibles d’être le signe d’une dépression périnatale.

    « Nous ignorons quelle utilité clinique émergera de cette étude, mais nous devons d’abord reconnaitre que la question mérite d’être étudiée et que la science l’a ignorée trop longtemps », soutient Jacobs.

     

    ÉTENDRE LES RECHERCHES AUX LAISSÉS-POUR-COMPTE DE LA SCIENCE

    Sachant que plus de 85 % des femmes vivent une grossesse au cours de leur vie aux États-Unis, il est surprenant que les chercheurs en sachent si peu sur les effets de la grossesse sur le cerveau.

    La santé des femmes, et par conséquent la grossesse, demeure un domaine encore trop peu étudié. Aux États-Unis, les chercheurs ne sont tenus d’inclure des femmes dans les essais cliniques parrainés par les National Institutes of Health que depuis 1993, et de nombreux essais cliniques excluent encore les femmes enceintes. Moins de 0,5 % des articles sur l’imagerie cérébrale publiés ces vingt-cinq dernières années prennent en compte des facteurs de santé propres aux femmes.

    Ces exclusions peuvent être la conséquence d’un excès de prudence. Jacobs et son équipe ont utilisé un type d’examen appelé IRM, qui n’est dangereux que pour les participants ayant du métal dans ou sur leur corps. Bien qu’il n’y ait aucun risque avéré pour les femmes enceintes, celles-ci sont souvent exclues des études d’IRM par crainte que des risques n’apparaissent ultérieurement.

    « Selon moi, l’excuse de la sécurité est un peu brandie à tout-va. Disons plutôt que le corps des femmes a été mis de côté tout au long de l’histoire des sciences biomédicales », soutient Jacobs.

    Jacobs fait partie des nombreux neuroscientifiques à penser que les IRM ne présentent aucun danger pour les femmes enceintes. Elle invite les chercheurs à peser le pour et contre en prenant en compte les bénéfices potentiels qu’ils pourraient tirer d’études menées sur des femmes enceintes.

    « Avant que l’article ne soit plublié, nous avons partagé notre protocole, et cela a amené d’autres chercheurs à convaincre leurs centres d’imagerie médicale de réaliser des IRM sur des femmes enceintes », explique Pritschet. « L’objectif est vraiment de donner un coup d’accélérateur au développement de la recherche sur le cerveau maternel et d’introduire l’imagerie pendant la grossesse. »

    Pour les chercheurs qui préfèrent ne pas réaliser eux-mêmes des études d’imagerie, l’équipe a mis ses données à la disposition de tous en téléchargement, et espère qu’elles seront utilisées pour tester différentes techniques d’analyse, y compris sur d’autres sujets que des femmes enceintes.

    Des consortiums de recherche tels que l’Ann S. Bowers Women’s Brain Health Initiative, dirigé par Jacobs, facilitent les efforts de collaboration visant à étendre les connaissances scientifiques au-delà du corps masculin cisgenre. Encourager la recherche sur les effets de la grossesse, de la ménopause, de l’hormonothérapie et d’autres changements hormonaux majeurs sur le cerveau fera partie intégrante de la représentation des femmes et des minorités de genre dans la science.

    « Les femmes ne sont pas les seules à souffrir du déficit d’études sur les mécanismes du cerveau », affirme Jacobs. « Tout le monde en pâtit. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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