La peste représente-t-elle encore une menace ?
En 2020, une centaine de cas de peste bubonique se sont déclarés en République Démocratique du Congo, et une vingtaine en Mongolie et en Chine. L’OMS considère désormais la maladie comme réémergente.
Grossissement x 1 000 des bacilles de la peste, Yersinia pestis (les petits bâtonnets ovoïdes).
La peste semble évoquer un spectre surgi d’un autre temps, celui d’un lointain Moyen Âge où elle raya de la carte 30 à 40 % de la population européenne. Dans l’histoire des calamités qui ont frappé l’humanité, la maladie tient le haut du pavé, sans rival sur l’échelle du pire par sa contagiosité et son taux de mortalité extrême. D’autant que son agent, la bactérie Yersinia pestis, a cultivé le tragique de répétition, se ravivant au cours de flambées régulières qui ont fauché les hommes jusqu’au XVIIIe siècle en France et au début du XXe siècle dans le monde. Dans l’imaginaire collectif, elle a laissé une légende noire, convoquée plus intensément avec la pandémie de Covid19, dont les prémices ont vu les ventes de La Peste de Camus exploser. Mais au-delà des parallèles symboliques, l’agent pathogène le plus célèbre de la planète a une actualité propre.
En 2020, une centaine de cas de peste bubonique se sont déclarés en République Démocratique du Congo, et une vingtaine en Mongolie et en Chine. L’OMS a quant à elle classé la maladie comme réémergente. Si la prise rapide d’antibiotiques adaptés la rend bénigne, sa persistance n’est pas sans risque, d’autant que ses mécanismes restent largement méconnus. Une énigme scientifique fascinante et sombre. Le point avec Florent Sebbane, directeur de recherche à l’Inserm, responsable de l’équipe de recherche « Peste et Yersinia pestis » localisée à l’Institut Pasteur de Lille et Javier Pizarro-Cerda, responsable de l’unité de recherche Yersinia de l’Institut Pasteur à Paris.
Florent Sebbane, directeur de recherche à l’Inserm, responsable de l’équipe de recherche « Peste et Yersinia pestis » localisée à l’Institut Pasteur de Lille (photo de gauche) et Javier Pizarro-Cerda, responsable de l’unité de recherche Yersinia de l’Institut Pasteur à Paris (photo de droite).
Pourquoi peut-on parler de réémergence de la peste ?
Javier Pizarro-Cerda : il faut savoir que la peste est apparue à plusieurs reprises lors de grandes pandémies : en 541 dans l’Empire byzantin ; au Moyen Âge, où elle a émergé en Asie, avant d’exploser en Europe et de toucher le nord de l’Afrique. Depuis 1850, une nouvelle pandémie s’est déclarée en Chine et a apporté la bactérie sur tous les continents. Aujourd’hui, on vit encore dans cette troisième pandémie si l’on peut dire. La maladie est présente chez des rongeurs dans différents foyers autour du monde, comme en Chine, en Mongolie, en République Démocratique du Congo, à Madagascar, aux États-Unis et au Pérou.
Certains facteurs peuvent favoriser le passage de ces bactéries des rongeurs aux populations humaines, en particulier les guerres et des conditions d’hygiène dégradées. En RDC, plusieurs foyers de peste se sont ainsi déclarés en 2020 dans une région de conflits, à la frontière avec l’Ouganda. À Madagascar, la maladie est présente depuis 1898 dans le pays, où elle a connu des flambées dans les années 1920, puis vaccins et antibiotiques ont permis de la contrôler dans les années 1950, mais dans les années 1990, un nombre important de cas s’est déclaré sur la côte ouest. La maladie est endémique dans les hauts plateaux du pays, qui connaissent des cas de peste, principalement bubonique, chaque année d’octobre à mars. Ils se déclarent avec l’apparition des pluies, alors que les rongeurs pénètrent dans les maisons avec leurs puces infectées, attirés par les récoltes qui y sont entreposées. La période coïncide aussi avec une hausse des températures, qui favorise la prolifération des puces. En 2017, la situation a été particulière, avec une épidémie de peste pulmonaire.
Florent Sebbane : l’OMS a considéré la peste comme réémergente car depuis le début des années 2000, la maladie est réapparue dans des pays – l’Algérie, la Libye et le Kirghizistan, où elle avait disparu pendant des décennies. En 2015, il y a eu aussi une hausse des cas aux États-Unis (ndlr : une dizaine, contre 3 par an en moyenne, essentiellement dus à des contacts entre touristes et chiens de prairie dans les parcs nationaux). Mais il est délicat de parler d’émergence ou de réémergence, tout dépend de l’échelle de temps. Les foyers peuvent être là sans qu’aucun humain ne soit infecté. Quand nous regardons l’histoire de la peste, tout est cyclique. La question, c’est à quand la peste en Europe. Elle est réapparue et reste présente en Afrique du Nord, autant dire aux portes de l’Europe.
En 2016, une étude de l’institut Max Planck avançait l’idée que l’épidémie de peste qui ravagea Marseille et la Provence en 1720 ne venait pas d’Asie, mais d’une souche locale médiévale qui se serait réveillée après trois siècles de silence. La peste peut-elle être encore tapie en Europe aujourd’hui ?
Florent Sebbane : certains chercheurs estiment que les épidémies européennes sont venues de Chine, d’autres le contestent. La question est conflictuelle. Il est toujours difficile de faire parler l’Histoire. Il est peu probable qu’il existe encore aujourd’hui un réservoir en Europe, même si nous ne pouvons pas l’exclure complètement. Mais si tel est le cas, cela signifierait que la souche circulante se transmet à très bas bruit, dans une zone très localisée et isolée. En revanche, une réintroduction du bacille est largement possible avec les échanges migratoires et commerciaux, voire un acte malveillant.
Le dernier colloque international sur la peste appelle à allouer davantage de fonds à cette maladie négligée. Pourquoi mobiliser plus de moyens pour la peste, qui a touché 50 000 personnes et fait quelques milliers de morts sur 25 ans, quand d’autres maladies comme la tuberculose tuent un million de personnes par an ?
Florent Sebbane : il y a des risques de santé publique et économiques importants, comme nous l’avons perçu lors de l’épidémie de Madagascar. Et si la maladie revient en Europe, s’établissant sur la fameuse côte d’Azur, le problème de santé publique sera certes très limité, mais imaginez l’impact économique qu’un foyer de peste à Nice pourrait avoir. Il faut s’y intéresser aussi car au-delà de sa réapparition naturelle, il existe la possibilité d’actes malveillants. La bactérie fait partie des agents du bioterrorisme. Cette crainte n’est pas du tout une fabulation comme le démontrent l’histoire et de récents événements.
La peste a été utilisée à plusieurs reprises comme arme biologique. Par exemple, au XIVe siècle, en Crimée, lors du siège de Caffa, l’armée mongole a lancé des cadavres infectés dans la cité, ce qui aurait ensuite propagé la peste en Europe. Lors de la guerre sino-japonaise, entre 1937 et 1945, l’armée nippone a confectionné des petites bombes contenant des puces infectées par Yersinia pestis. Elles ont fait peu de morts, mais ont créé un nouveau foyer de peste qui aurait continué à tuer des individus pendant des dizaines d’années en Mandchourie. Enfin, on a découvert l’ordinateur portable d’un djihadiste de l’organisation État islamique expliquant comment récupérer la maladie et l’utiliser à des fins de bioterrorisme.
Javier Pizarro-Cerda : il y a aussi la question de l’antibiorésistance. Nous pouvons fort heureusement traiter ou prévenir la peste avec des antibiotiques comme les fluoroquinolones et la doxycycline. C’est une maladie foudroyante, qui peut tuer un être humain en 24-48h sous sa forme pulmonaire sans traitement (ndlr : il existe deux autres formes de pestes, la peste septicémique, elle aussi létale à 100% et la peste bubonique, qui tue 40 à 60% des personnes infectées sans antibiothérapie). Or, plusieurs souches résistantes aux antibiotiques ont été découvertes, à Madagascar en 1997 et en 2003-2004, puis en Mongolie en 2012. C’est un problème assez important pour d’autres maladies et ce serait un problème de santé publique grave si des souches multirésistantes de peste se propageraient dans le cadre d’une épidémie. Notre arsenal thérapeutique serait réduit, voire anéanti pour lutter contre la maladie, ce qui pourrait conduire à une explosion du nombre de cas.
Florent Sebbane : Nous ne saisissons pas bien l’origine de cette antibiorésistance. Elle peut apparaître quand une bactérie mute suite à une pression de sélection sur son génome, face par exemple à un traitement durant une épidémie. Or, dans le cas de la multirésistance recensée à Madagascar, Y. pestis l’a acquise via un transfert de matériel génétique (l’acquisition d’un plasmide, un fragment d’ADN) d’une autre bactérie. La souche identifiée en 1997 a été isolée chez un patient originaire d’une région où il y aurait beaucoup d’élevage de bovins. Son apparition doit sans doute être mise en lien avec les bactéries multirésistantes émergeant à cause des pratiques agroalimentaires. Même si elle ne semble pas s’être propagée, le risque de diffusion d’une telle souche doit être pris au sérieux. En effet, des données de laboratoire suggèrent que des souches multirésistantes de Y. pestis pourraient se maintenir longtemps dans la nature.
Il y a enfin un autre intérêt à l’étude de la peste : la connaissance scientifique. Nous pouvons utiliser la bactérie pour faire avancer d’autres axes de recherche, comme comprendre comment un organisme devient très virulent et capable d’être transmis par un arthropode hématophage. Elle peut aussi être un important outil pour l’antibiothérapie : pour savoir si un traitement est efficace, nous pouvons l’éprouver contre la peste. S’il fonctionne sur elle, il y a fort à parier qu’il protégera contre beaucoup d’autres infection bactériennes.
Paradoxalement, la compréhension de cette maladie qui a tant marqué l’Histoire reste encore très partielle. Quelles sont les principales zones d’ombre ?
Javier Pizarro-Cerda : un nombre important d’acteurs et de facteurs entrent en jeu et il est difficile de savoir exactement ce qu’il se passe entre eux : puces, rongeurs, mammifères, facteurs écologiques comme la température, les précipitations, l’altitude, mais aussi la main de l’homme. Aujourd’hui, nous pensons surtout au rôle du rat et de ses puces dans la peste, mais il y a beaucoup d’autres espèces de rongeurs et de parasites, qui tous peuvent avoir une dynamique différente de transmission et concourir au maintien de la maladie. Certains chercheurs avancent ainsi l’hypothèse qu’au Moyen Âge, les poux des hommes ont joué un rôle important dans la pandémie.
Quatre-vingt espèces de puces ont été identifiées comme porteuses du bacille et environ 200 espèces de mammifères sont sensibles à la peste. Parmi les rongeurs qui peuvent être infectés figurent les chiens de prairie, les marmottes, les gerbilles et les écureuils. D’autres mammifères sont aussi touchés. Au Moyen-Orient, des dromadaires ont été infectés, dont la consommation a transmis la peste à des hommes en Jordanie et en Afghanistan. Les félins (chats ou cougars) peuvent aussi être infectés. La souche CO92 (pour Colorado 1992), qui est l’une des principales souches avec lesquelles nous travaillons en laboratoire, provient d’un homme décédé aux États-Unis après avoir été contaminé par son chat par voie pulmonaire.
Florent Sebbane : l’écologie de la maladie est extrêmement complexe. Comment la bactérie peut-elle survivre en étant aussi virulente pour ses deux hôtes, les mammifères et les puces ? La grande inconnue, c’est le réservoir réel et final. Est-ce que ce sont les rongeurs et leurs insectes et suite à des phénomènes de métapopulations, de reproduction des animaux, une certaine dynamique se crée et se maintient dans un cycle ? En laboratoire, les rongeurs présentent une sensibilité extrême : quand on leur injecte une dizaine de bactéries, ils meurent quasiment tous dans la semaine suivant l’inoculation. Les puces (ndlr : traditionnellement considérées comme un simple vecteur de la maladie) jouent sans doute aussi un rôle important de réservoir, peut-être même bien plus que les rongeurs. Elles peuvent rester infectées plus d’un mois sans mourir. Certaines données indiquent même qu’elles pourraient survivre plus d’une année tout en étant infectées.
Se pose aussi la question de la dynamique de transmission. La capacité de la bactérie à produire une infection transmissible par les puces réside dans son aptitude à obstruer totalement la partie supérieure du tube digestif de l’insecte, ce qui affame la puce, mais surtout lui fait régurgiter du sang contaminé, et transmettre le bacille lorsque l’insecte tente de piquer un mammifère. Il est possible que la maladie puisse se maintenir très longtemps dans un réservoir animal sans toucher l’homme ni tuer trop d’animaux car certaines souches pourraient réduire leur capacité de transmission. A l’inverse, d’autres souches pourraient augmenter leur capacité de transmission. En d’autres termes, des variations de capacité de blocage suite à des mutations génétiques, en plus des considérations écologiques, pourraient expliquer la survenue ou non d’épidémies. Mais c’est une pure hypothèse scientifique sans preuves expérimentales à ce jour.
Selon une autre hypothèse, le bacille serait capable de survivre dans le sol. Mais la question c’est combien de temps ? Il faut un hôte à la bactérie pour lui fournir les acides aminés qu’elle est incapable de synthétiser.
Où en sont les vaccins contre la peste ?
Florent Sebbane : il existe des souches vivantes vaccinales (souches atténuées ou avirulentes) qui ont été largement utilisées par le passé et le sont encore aujourd’hui, notamment en Russie. Les États-Unis et l’Europe ne préconisent pas ces vaccins à cause de leurs effets secondaires non négligeables. Au cours des dernières années, de nouvelles souches atténuées de Y. pestis conférant une protection contre les différentes formes de peste ont été développées, mais elles restent au stade expérimentale sur le rongeur. Actuellement, l’Unité de Recherche Yersinia à l’Institut Pasteur à Paris travaille aussi sur un vaccin vivant d’un autre type. Les chercheurs ont importé un antigène de Y. pestis dans l’ancêtre de la bactérie (Yersinia pseudotuberculosis) rendu non virulent. Leur souche vaccinale confère une protection contre les différentes formes de peste. Mais elle en est aussi au stade expérimental sur les rongeurs. A côté des vaccins cellulaires vivants, il est aussi possible de vacciner avec une bactérie tuée. Mais là encore, les effets secondaires et les limites de capacité vaccinale font que cette stratégie n’est pas privilégiée. Une dernière option est l’utilisation de vaccins acellulaires, fondés sur des protéines purifiées. Des essais cliniques chez l’homme sont en cours. Cependant, ces vaccins ne protègent pas contre toutes les souches de peste existantes et pourraient conduire à la sélection de souches pouvant échapper à la vaccination.
L’éradication de la maladie sera-t-elle un jour possible ?
Florent Sebbane : beaucoup disent que non, mais je pense que cela n’est pas impossible, au prix d’ efforts financiers et dans la durée. Aujourd’hui, des chercheurs expérimentent des systèmes de vaccination des rongeurs dans des foyers identifiés. Cette stratégie peut casser en partie la dynamique de transmission de la maladie au sein des populations de rongeurs. Mais elle n’élimine peut-être pas les bactéries tapies dans les puces. Pour éradiquer la peste, il faudrait coupler la vaccination des rongeurs au ciblage des bactéries hébergées par les puces et leurs capacités de transmission. Une démarche écologique, qui ne tue ni rongeurs ni insectes, serait par exemple l’introduction de puces résistantes à l’infection par sélection génétique. Il est aussi possible d’imaginer que les aliments utilisés pour vacciner les rongeurs sauvages puissent contenir des molécules inhibant la capacité de Y. pestis à bloquer le tube digestif de la puce. Ces stratégies sont le sujet de nos axes de recherche actuels.