Le recoupement généalogique d’ADN, nouvelle arme pour lutter contre le trafic d'ivoire

Cette technique de manipulation génétique relativement nouvelle donne accès à des informations sur les liens qui existent entre les éléphants braconnés... et donc sur ceux qui les ont abattus pour leur ivoire.

De Starre Vartan
Publication 16 févr. 2022, 16:14 CET
Des carrés d’ivoire découpés dans des défenses d’éléphants confisquées par les autorités philippines vont être envoyés ...

Des carrés d’ivoire découpés dans des défenses d’éléphants confisquées par les autorités philippines vont être envoyés en laboratoire pour des analyses ADN. Si les échantillons prélevés se recoupent avec d’autres saisies d’ivoire, les enquêteurs sauront qu’ils ont affaire à la même organisation criminelle.

PHOTOGRAPHIE DE NOEL CELIS/AFP via Getty Images

Au mois de juillet 2019, informées par un tuyau, les autorités singapouriennes repèrent une cargaison de bois de construction dans trois conteneurs en transit entre la République Démocratique du Congo et le Vietnam. Au milieu des pièces de bois se cachent alors près de neuf tonnes de défenses d’éléphants, découpées et emballées dans 132 sacs en plastiques résistants ; soit l’ivoire de 300 éléphants d’Afrique. À l’arrivée des conteneurs, les inspecteurs découvrent également près de 12 tonnes d’écailles de pangolins.

Ils notifient immédiatement le port d’origine ainsi qu’Interpol et le Comité des parcs nationaux (NParks) de Singapour, qui est chargé de faire appliquer le traité international qui régit le commerce transfrontalier d’espèces sauvages. Puis NParks passe un coup de fil à un professeur de Seattle.

Samuel Wasser dirige le Centre de criminalistique environnementale (CEFS) de l’Université de Washington. C’est là qu’au début des années 2000 son équipe a mis au point une méthode permettant de comparer l’ADN de défenses d’éléphants trafiquées avec des échantillons de tissus anatomiques et d’excréments appartenant à des éléphants vivant en forêt ou dans la savane. Cette technique avant-gardiste sert à déterminer approximativement l’origine géographique des défenses trafiquées, une information qui peut s’avérer cruciale lorsqu’on cherche à identifier des plaques tournantes du braconnage et à poursuivre les braconniers en justice. 

Mais dernièrement, Samuel Wasser s’intéresse à une cible autrement plus imposante : les puissantes organisations criminelles derrière le trafic d’ivoire.

Dans un article publié le 14 février dans la revue Nature Human Behaviour, Samuel Wasser et ses collègues montrent comment une technique de manipulation génétique relativement nouvelle (le « recoupement généalogique d’ADN ») donne accès à des informations plus détaillées que jamais sur les liens qui existent entre les éléphants braconnés. Ces données, en plus d’autres types de preuves (écoutes téléphoniques, manifestes d’expédition…), révèlent des tendances types dans le transport illégal d’ivoire depuis le lieu du braconnage jusqu’à sa sortie d’Afrique en suivant les routes de contrebande. Ces informations pourraient non seulement permettre aux autorités de traduire les braconniers en justice plus facilement (une tactique traditionnellement peu efficace pour faire baisser le braconnage) mais aussi de démanteler les organisations criminelles transnationales qui rémunèrent braconniers et intermédiaires et qui réunissent des quantités faramineuses d’ivoire pour l’export.

Cette façon inédite d’avoir recours à des données qui existent déjà sera peut-être cruciale pour la survie des éléphants. Les braconniers en tuent près de 30 000 chaque année, principalement pour répondre à la demande asiatique de produits de luxe : sculptures en ivoire, bijoux et baguettes notamment.

 

COMMENT FONCTIONNE LE RECOUPEMENT GÉNÉALOGIQUE D'ADN ?

Si le recoupement généalogique d’ADN vous dit quelque chose, c’est parce qu’il s’agit de la technique qui a permis d’attraper le tueur du Golden State en 2018. Ce tueur en série californien tristement célèbre avait réussi à échapper à la police pendant plus de 40 ans. Au lieu de comparer de l’ADN prélevé sur la scène de crime avec un échantillon de référence dans l’espoir d’obtenir une correspondance franche, le recoupement généalogique consiste à comparer de l’ADN issu d’une scène de crime à celui d’un large éventail de parents biologiques potentiels dont l’ADN est parfois enregistré dans des bases de données publiques. Une correspondance partielle ou « indirecte » suffit alors à révéler l’existence de membres de la famille et offre de nouvelles pistes aux enquêteurs qui cherchent à identifier un suspect.

De manière analogue, comme les éléphants vivent en cellules familiales soudées, le recoupement généalogique de l’ADN contenu dans leurs défenses permet aux enquêteurs de suivre et de cartographier un bien plus grand nombre d’animaux que ne le permettaient les techniques précédentes. Entre le moment du braconnage, le transport et la vente, il n’est pas rare que les défenses d’un groupe d’éléphants braconnés se brisent. En faisant des comparaisons directes d’ADN, Samuel Wasser peut relier une défense gauche se trouvant dans une cargaison à une défense droite se trouvant dans une autre. Mais seulement 10 % environ de l’ivoire braconné finit par être confisqué. Et à cause du coût élevé des analyses ADN, la découverte de correspondances exactes entre différentes cargaisons dépend surtout du hasard : il n’y a que 9 % de chances d’obtenir une correspondance parfaite.

Mais avec le recoupement généalogique, Samuel Wasser peut se contenter de séquencer l’ADN d’une seule défense et le comparer à celui de tous les éléphants présents dans sa base de données (qui remonte à 2002). Au lieu de se mettre à la recherche d’une correspondance unique et parfaite, il peut identifier des parents proches dont l’ADN est enregistré dans la base de données. Pour quiconque est résolu à anéantir la pègre animalière, cette technique représente un pas de géant.

 

ÉTABLIR DES CARTES À PARTIR DE L'ADN

Après avoir entré l’ADN des défenses saisies en 2019 à Singapour dans sa base de données, Samuel Wasser et ses collègues se sont mis à la recherche des proches de ces nouveaux éléphants (parents, enfants, frères et sœurs, demi-frères et demi-sœurs). « Assez vite, chaque test donne une vingtaine de correspondances au lieu d’une seule », explique Samuel Wasser. En comparant les nouveaux ADN avec les anciens, les branches de l’arbre généalogique s’épaississent. Les 49 plus grosses saisies d’ivoire auxquelles l’équipe de Samuel Wasser a eu accès ont donné plus de 600 correspondances généalogiques. À elle seule, la saisie de Singapour en a donné près de 40.

Ces preuves génétiques, couplées aux factures de chargement de cargaisons, aux données téléphoniques et aux autres informations que recueillent les polices d’Afrique et d’Asie du Sud-Est, permettent aux chercheurs d’établir des cartes détaillées avec un code couleurs qui, selon Samuel Wasser, « vous permettent de remonter à l’origine [des défenses] et de découvrir leurs liens avec d’autres cargaisons. »

Les enquêteurs peuvent ensuite se servir des cartes (une pour chaque saisie d’ivoire importante) pour mieux se rendre compte de l’ampleur de certains réseaux de trafiquants et des liens qui existent entre eux. En 2018, l’équipe de Samuel Wasser avait par exemple identifié trois réseaux opérant au Kenya, en Ouganda et au Togo. Un recoupement généalogique récent a non seulement montré que ces réseaux sont à l’origine de davantage de cargaisons d’ivoire que ce qu’on pensait, mais qu’ils ont également davantage de liens entre eux. De telles informations permettent aux policiers de rapprocher les indices recueillis dans différentes enquêtes, les mènent sur de nouvelles pistes et servent lors des procès.

Des cartes dressées à partir de l’ADN récolté sur quatre saisies en Malaisie, deux saisies en Angola et sur la saisie singapourienne indiquent toutes que depuis 2015, l’aire de braconnage s’est déplacée de la Tanzanie, du Kenya et du Mozambique vers la Zone de conservation transfrontalière du Kavango-Zambèze, plus au sud, où vivent 230 000 des 400 000 derniers éléphants d’Afrique.

L’équipe de Samuel Wasser a également démontré que ces mêmes réseaux internationaux de contrebande opèrent depuis une dizaine d’années au moins et qu’ils constituent une source de revenus pour des braconniers qui reviennent fréquenter les mêmes endroits année après année, abattent la famille étendue d’un éléphant, et dissimulent des défenses dans de gros envois par le biais de chaînes logistiques contrôlées par les mêmes réseaux. D’après ses données, une petite poignée de réseaux à peine domine le marché et est peut-être également impliquée dans le trafic d’armes et de drogue.

« Ce sont les goulets d’étranglement, affirme Samuel Wasser, et ils sont très peu. Il est crucial de les mettre hors d’état de nuire. »

 

LE BRAS ARMÉ DE LA LOI

La base de données de Samuel Wasser est un outil formidable pour les enquêteurs. Mais celle-ci peut également aider les policiers à étoffer les poursuites judiciaires et à raidir les peines de prison dans les pays où on massacre des éléphants et dans lesquels on exporte ou on saisit de l’ivoire.

En outre, le CEFS collabore avec le Département d’investigations de la Sécurité intérieure (HSI), une branche de l’Immigration and Customs Enforcement (ICE), chargée d’enquêter sur les crimes associés au trafic d’ivoire non liés à la faune qui tombent sous la juridiction américaine.

« En suivant les liens identifiés grâce à l’analyse ADN de diverses saisies, le HSI peut identifier les crimes financiers et les fraudes commerciales sous-jacentes » des réseaux criminels, nous a écrit par e-mail John Brown III, agent spécial de la Division des échanges mondiaux de la HSI.

Lorsqu’elles réussissent, les poursuites judiciaires permettent de saisir les actifs de ces réseaux, ce qui a pour effet d’assécher les pipelines financières qui financent le braconnage. Cette synergie a déjà permis l’ouverture de multiples enquêtes (dont certaines sont en cours) ainsi qu’au moins un coup de filet qui a mené à l’arrestation et au jugement de deux hommes ayant tenté d’importer de l’ivoire d’éléphants, une corne de rhinocéros et des écailles de pangolins dans l’État de Washington en novembre 2021.

Les analyses obtenues par recoupement généalogique de l’ADN, et plus particulièrement celles de Peter Ward de l’Université de Washington, qu’il a effectuées sur de l’ADN de bénitier géant, servent également à sauver d’autres espèces victimes de trafic. À la suite de la saisie d’ivoire de 2019, l’équipe de Samuel Wasser a enseigné le séquençage et le recoupement aux membres de NParks pour qu’ils puissent effectuer ces procédures coûteuses et chronophages eux-mêmes. En août 2021, Singapour a ouvert son propre Centre de criminalistique de la faune et de la flore, dédié à l’identification d’espèces sauvages, d’organes ou de produits (issus de plantes aussi bien que d’animaux) et à la production de pièces à conviction exploitables par la police et par les magistrats.

Le centre, qui travaille actuellement sur une saisie d’écailles de pangolins, vise à « appliquer le même type de méthodologie et d’hypothèses que Sam [Wasser] avec l’ivoire », selon Adrian Loo, directeur opérationnel du management de la faune et de la flore chez NParks, « Nous voulons devenir leader régional dans l’utilisation de la science pour mettre fin au trafic d’espèces sauvages. »

Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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