#Metoo Les scandales sexuels toujours passés sous silence dans le domaine scientifique
Dans de nombreux secteurs, les personnes qui ont commis des actes de harcèlement sexuel ont perdu leur emploi. Mais dans le domaine des sciences, les auteurs de ces actes sont très rarement punis et continuent d'exercer.
Ce sujet figure dans le numéro de mai 2018 du magazine National Geographic.
Comme beaucoup de monde, j'ai suivi la campagne #metoo avec une grande attention. Tous les soirs, avant de m'endormir, je me demandais qui le lendemain matin serait la prochaine personne à avoir commis des actes de harcèlement sexuel. S'agirait-il encore d'un de mes héros politiques, d'une personnalité médiatique ou d'Hollywood ? Bon nombre des auteurs de ces actes, suite à leur comportement abject, ont perdu leur emploi, ont été contraints de démissionner et se retrouvent dans une situation économique difficile.
Toutefois, pendant tous ces mois, je ne me suis jamais demandé quel scientifique serait licencié le lendemain matin, encore moins dénoncé publiquement, à cause de ses transgressions. Pourquoi ? Parce que les scientifiques accusés de harcèlement sexuel perdent rarement leur emploi.
Ces six dernières années, j'ai mené des recherches sur le harcèlement sexuel dans le domaine des sciences, et je me suis investie pour sensibiliser le public à ce sujet. J'ai mené des enquêtes auprès d'un millier de personnes, j'ai interrogé des dizaines d'individus et j'ai collaboré dans de multiples domaines. J'ai donné des conférences et fait une déposition auprès du Congrès à ce sujet. Voici ce que révèle l'étude :
- Nos échantillons montrent que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à signaler le harcèlement sexuel ou les agressions sexuelles, ce qui est représentatif de ce qui se passe dans notre société.
- Sur leur lieu de travail, les femmes scientifiques sont plus souvent victimes d'inconduite sexuelle que les hommes. Elles sont aussi victimes de comportements encore plus déplacés que leurs collègues masculins. Les femmes sont plus souvent la cible de leurs supérieurs hiérarchiques et ont le sentiment qu'elles ne peuvent pas se défendre ou dire non. De nombreuses scientifiques féminines ignoraient qu'une politique sur le harcèlement sexuel ou qu'un système de signalement existait. Elles étaient encore moins nombreuses à oser porter plainte.
- Avoir été victime de harcèlement sexuel en tant que scientifique a des répercussions importantes une carrière. Les victimes peuvent avoir à changer de carrière ou se sentent tellement en insécurité qu'elles ne peuvent plus assister aux événements professionnels, voire même continuer de travailler dans leur domaine d'expertise.
C'est la même histoire qui se répète trop souvent. Un homme harcèle sexuellement une femme qui le dénonce. On lui dit que c'est ainsi. Bien évidemment, le scénario peut changer : des femmes peuvent harceler d'autres femmes, des individus peuvent harceler d'autres personnes parce qu'elles estiment qu'elles ne sont pas suffisamment conformes à leur genre, des femmes de couleur sont victimes de propos racistes et misogynes. Des histoires de harcèlement, je n'en connais que trop : on se moque des femmes parce qu'elles doivent aller aux toilettes ; on se moque de leur corps ; des étudiants doivent garder secrète la relation de leur professeur et de sa maîtresse pour que sa femme et ses enfants ne la découvre pas. Dans le cadre d'un projet scientifique d'astronomie et de sciences planétaires, presque toutes les personnes de couleur ou les femmes blanches auxquelles j'ai parlé m'ont raconté que d'après leurs collègues, elles avaient été recrutées dans le cadre de la discrimination positive à l'embauche et non pour la qualité de leur travail scientifique.
Ces dernières années, des scientifiques ont pris leur courage à deux mains et ont partagé leur histoire. Plusieurs universitaires renommés ont été accusés de harcèlement sexuel par leurs étudiants ou leurs collègues. Après enquête, ils ont été suspendus ou forcés de quitter leur poste. Ce fut notamment le cas pour Geoff Marcy, Brian Richmond, David Marchant, Christian Ott. Alors que les victimes de ces hommes traversaient une épreuve très difficile, ces derniers continuaient d'exercer comme si de rien n'était. Il s'est écoulé une période interminable entre le moment où les victimes ont parlé et rendu leurs histoires publiques, et le moment où les auteurs ont enfin subi les conséquences de leurs actes. Il est aussi important de souligner que les victimes n'obtiennent que très rarement ce qu'elles ont demandé.
Dans le domaine des sciences, les auteurs de harcèlement sexuel bénéficient d'une protection particulière. Les responsables de ces actes sont souvent des hommes et dans le domaine scientifique, on pense que les hommes possèdent des aptitudes exceptionnelles qui bénéficient à la science. L'idée selon laquelle les étudiants d'un auteur de harcèlement sexuel aient pu être ses victimes est très répandue, et les poursuit tout au long de leur carrière. Il faut donc faire tout ce qui est possible pour éviter que l'auteur du harcèlement ne soit condamné, en particulier s'il reçoit beaucoup de financements de l'État comme j'ai pu l'entendre. Enfin, la plupart des universités ont une interprétation particulière de la définition du harcèlement sexuel par rapport à celle établie par la loi. Les victimes ont donc peu de chances de l'emporter. Au terme d'une enquête épuisante, elles sont nombreuses à continuer à travailler dans un environnement de travail hostile.
Mais expliquons plus en détails chacun des points cités ci-dessus.
Les auteurs d'inconduite sexuelle sont-ils vraiment à l'origine de progrès scientifiques qui auraient été impossibles sans eux ? Je pense que si les auteurs de harcèlement sexuel étaient moins nombreux et qu'ils ne nuisaient pas au travail de leurs victimes, alors les avancées scientifiques seraient plus nombreuses et importantes. Si vous êtes stressé sur votre lieu de travail, à cause d'avances sexuelles non désirées ou parce que vous avez été témoins d'abus sur des collègues, vous êtes moins performant.
Si les auteurs des actes de harcèlement sexuel sont punis, notamment quand leurs financements sont suspendus ou supprimés, leurs stagiaires vont-ils également être victimes indirectement de cette condamnation ? Je me demande combien d'étudiants se porteraient mieux et seraient soulagés de ne plus travailler pour un prédateur sexuel. Ce problème lié aux financements a été remonté aux organismes de financement fédéraux, qui ont commencé à trouver des solutions. L'une d'entre elles consiste à remplacer le chercheur principal s'il ne peut pas continuer ses recherches. Ainsi, le projet peut continuer et l'équipe et les étudiants ne se retrouvent pas sans emploi. De plus, écarter un auteur de harcèlement sexuel d'un projet est bénéfique pour les étudiants : la plupart d'entre eux ne veulent pas voir leur travail entaché par le nom d'un harceleur sexuel.
Le dernier élément est le plus compliqué. Pourquoi n'agissons-nous pas lorsque l'on sait qu'un harceleur se trouve parmi nous ? À l'heure actuelle, les scientifiques qui ont commis des actes de harcèlement sont très rarement sanctionnés. Dans les universités, les sanctions les plus courantes consistent à ne plus prendre d'étudiantes, à ne plus enseigner à des bacheliers ou bien à demander à l'auteur de ces actes de travailler depuis chez lui. Ces sanctions sont très loin d'être suffisantes. De plus, les départements universitaires ne connaissent pas les options qui s'offrent à eux à ce sujet et les universités ne facilitent pas le licenciement des professeurs. Ces institutions savent que les auteurs de ces actes disposent de ressources plus importantes que leurs victimes et qu'en cas de licenciement, il est très probable qu'elles poursuivent l'université. Il est donc judicieux de ne rien faire contre un harceleur d'un point de vue financier, même s'il est coupable.
Résumons donc la situation actuelle : dans de nombreuses professions, une inconduite sexuelle est souvent synonyme de licenciement. Dans le domaine des sciences, ce n'est pas vraiment le cas. De plus, de nombreux milieux professionnels scientifiques utilisent des définitions juridiques du harcèlement sexuel pour fixer la norme du comportement à adopter sur le lieu de travail. S'il s'agit de la limite qui doit être franchie pour qu'un comportement malsain soit considéré comme recevable par une université, un institut de recherche ou une station expérimentale, alors celle-ci est haute. De nombreux comportements non respectueux et même effrayants peuvent ne pas franchir cette limite alors qu'ils ont de terribles conséquences sur la carrière des victimes et des témoins, ce qui freine toute avancée scientifique.
Les scientifiques doivent se poser la question suivante : quelle sorte de culture voulons-nous créer ? Faut-il uniquement écarter les Harvey Weintein les plus monstrueux de la profession ou faut-il saisir cette opportunité pour définir plus précisément quels sont les comportements à problèmes ? Harceler quelqu'un à cause de son genre, de son origine ethnique et de son orientation sexuelle devrait être inacceptable. À l'inverse, il devrait être normal de dénoncer ceux qui abusent de leur rang pour maîtriser et exploiter des personnes, plutôt que de les encourager et les protéger.
Ma recherche révèle comment nous pouvons mettre ce changement en application. Lorsque les responsables des milieux professionnels scientifiques s'assoient avec leurs employés et leurs stagiaires, créent un code de conduite et le mettent en œuvre tout en prévoyant des sanctions en cas de non respect, alors il y a moins de harcèlement et les victimes de ces actes voient plus souvent leurs demandes respectées.
Par conséquent, si nous voulons vraiment une méritocratie, où les avancées scientifiques sont les plus intéressantes, pertinentes et qu'elles changent la vie, nous devons construire une culture où la diversité des personnes règne. Le meilleur travail de chaque scientifique est nécessaire pour affronter les défis complexes que le 21e siècle a à nous offrir. Cela doit se produire sur les meilleurs lieux de travail.
Kathryn Clancy (@kateclancy) est professeure agrégée d'anthropologie à l'Université de l'Illinois.