Le célèbre "serpent à quatre pattes" pourrait en réalité être un ancien lézard
Le fossile de 110 millions d'années connu sous le nom de Tetrapodophis, découvert par hasard dans les collections d'un musée, ne serait pas le serpent à quatre pattes qu'il semblait être.
Reconstitution datée de 2015 du Tetrapodophis sous la forme d'un serpent à quatre pattes. Une analyse du fossile publiée un an plus tard suggère plutôt qu'il s'agissait d'un lézard aquatique éteint, un dolichosaure.
Ce fossile à l'allure étrange décrit il y a quelques années de cela, a été salué comme une découverte unique : un instantané rare de l'évolution des serpents à partir de lézards anciens, dotés de quatre pattes. Mais à peine plus d'un an après sa description, un nouvel examen de l'animal a suggéré qu'il ne s'agissait pas d'un serpent.
Plus troublant encore, le fossile est peut-être arrivé entre les mains des scientifiques dans des circonstances contraires à l'éthique, voire illégales.
À l'origine, le fossile de 110 millions d'années connu sous le nom de Tetrapodophis a été interprété comme un serpent fouisseur doté de deux paires de petits membres, ce qui pourrait indiquer que les serpents ont évolué sur la terre ferme. Si cette hypothèse s'avérait exacte, cet animal de 15 centimètres de long éclaircirait le débat scientifique qui tend à savoir si les serpents ont perdu leurs membres sur la terre ferme - l'hypothèse actuellement privilégiée - ou dans l'eau.
L'analyse la plus récente suggère plutôt que Tetrapodophis pourrait être le plus ancien dolichosaure connu, un type éteint de lézard aquatique qui vivait au Crétacé. S'il ne s'agit pas d'un serpent, les eaux de l'évolution deviennent encore plus troubles.
« Il n'est pas nécessaire d'être un serpent pour être cool : c'est une chose très intéressante en soi », déclare Mike Caldwell, de l'université de l'Alberta, coauteur de la dernière analyse. « Un serpent à quatre pattes serait vraiment cool, et nous en trouverons peut-être un. Mais ce spécimen n'en n'est pas un. »
INSAISISSABLES SPÉCIMENS
Le fossile avait été décrit pour la première fois dans la revue Science, en juillet 2015. Les résultats des recherches susmentionnées ont quant à eux été initialement annoncés le 26 octobre 2016 lors de la réunion annuelle de la Society of Vertebrate Paleontology (Société de paléontologie des vertébrés). Dans cet article, une équipe dirigée par David Martill, paléontologue à l'université de Portsmouth, affirmait que le fossile représentait une étape intermédiaire cruciale dans l'évolution des serpents.
« Ce petit animal est l'Archaeopteryx du monde des squamates », avait alors déclaré David Martill à National Geographic. Les squamates sont des serpents et des lézards, et l'archéoptéryx est le célèbre fossile à plumes qui représente l'un des liens évolutifs les plus connus entre les dinosaures et les oiseaux.
Le fossile de Tetrapodophis long de 15 centimètres.
En août 2015, Caldwell et son collaborateur Robert Reisz, de l'Université de Toronto Mississauga, se sont envolés pour l'Allemagne afin d'examiner le fossile, qui était alors conservé au Bürgermeister-Müller-Museum de Solnhofen - un petit musée abritant principalement des spécimens prêtés par des collections privées.
La plupart des découvertes de Caldwell et Reisz sont en contradiction directe avec l'analyse originale. Par exemple, Martill affirmait que Tetrapodophis avait des dents fortement incurvées vers la gorge, un trait partagé par les serpents anciens et modernes. Mais lorsque les deux chercheurs ont examiné le fossile à l'aide de microscopes composés, ils ont constaté que les dents ne s'incurvaient pas du tout à partir de leur base.
Au lieu de cela, les bases des dents étaient recouvertes de cément, un matériau osseux qui fixait les dents à la mâchoire, et Caldwell affirme que les dents semblaient avoir été délogées pendant la fossilisation. Selon Caldwell, ces deux facteurs combinés ont fini par créer l'illusion que les dents étaient fortement incurvées, ce qui contredit l'un des éléments de preuve avancés par Martill.
« Les dents sont fausses, la mâchoire est fausse, le crâne n'est pas droit... et vous pouvez voir qu'il y a une série complète d'os entre l'œil et l'endroit où la mâchoire est suspendue au crâne », explique Caldwell. « On ne trouve pas cela chez les serpents. »
UNE QUESTION D'INTERPRÉTATION ?
Dans une déclaration envoyée par email à National Geographic, Martill maintenait en 2016 que Tetrapodophis était un serpent.
« Caldwell a tout simplement tort », écrivait-il. « Nous avons bien entendu envisagé qu'il puisse s'agir d'un dolichosaure. Ce n'est pas un dolichosaure. Il suffit de le regarder. »
Nick Longrich, paléontologue à l'université de Bath, coauteur de l'article avec Martill, partage cet avis : « Pour faire court, je soutiens l'article que nous avons écrit », déclarait-il dans un communiqué envoyé par email.
Longrich estimait quant à lui qu'à partir de ce qu'il savait de l'interprétation de Caldwell, il la jugeait « très créative » et biaisée en faveur de sa position de longue date selon laquelle les serpents avaient évolué dans l'eau plutôt que sur la terre ferme.
« Il est regrettable que certaines personnes soient tellement attachées à leurs idées qu'elles ne soient pas ouvertes aux nouveaux faits - et qu'elles doivent en fait réinterpréter les faits pour les adapter à leur argumentation - mais ce genre de choses arrive en science », ajoutait Longrich.
Gros plan sur les membres postérieurs de Tetrapodophis.
Mais le paléontologue Jason Head, de l'université de Cambridge, n'est plus aussi sûr de la première interprétation.
« Il est certain que [Caldwell] a plus raison que la publication originale » déclare Jason Head, un expert de l'évolution des squamates qui n'a participé ni à l'étude de 2015 ni à celle de 2016. « Il y avait beaucoup d'interprétations anatomiques [dans la publication originale] que j'ai du mal à voir sur les photos. »
Jacques Gauthier, paléontologue à Yale et spécialiste des squamates de renommée mondiale, partage l'avis de Jason Head. « Je pense que [Caldwell] a de bonnes raisons de penser qu'il s'agit d'un dolichosaure plutôt que d'un serpent », déclare-t-il.
Gauthier note par ailleurs que l'argument de Caldwell, qui souligne la différence entre les serpents et les dolichosaures vivant dans l'eau, contredit l'idée selon laquelle les serpents ont des origines aquatiques.
« Les raisons pour lesquelles [Caldwell] soutient qu'il s'agit d'un dolichosaure sont les mêmes que celles qui réfutent son hypothèse », explique Gauthier. « C'est là que le bât blesse. »
« CE N'EST PAS DE LA SCIENCE »
Outre les critiques des scientifiques, la situation est devenue encore plus délicate en août 2015, lorsque les autorités ont annoncé qu'elles enquêtaient activement pour déterminer si le fossile de Tetrapodophis avait quitté le Brésil illégalement.
En 1942, le gouvernement brésilien a interdit la vente ou l'exportation de fossiles brésiliens sans son autorisation. Or, la formation de Crato, lieu d'origine présumé du fossile au Brésil, n'a pas fait l'objet de fouilles intensives avant les années 1950 à 1970, explique le paléontologue Tiago Simões, de l'université de l'Alberta, l'un des étudiants et collègues de Caldwell dans le cadre de cette analyse. Cela suggère que le fossile a quitté le Brésil après la Seconde Guerre mondiale, très probablement sans autorisation - un fossile parmi des centaines, voire des milliers, d'autres, rapportés dans la littérature scientifique.
Jean-Claude Rage, paléontologue au Muséum national d'histoire naturelle à Paris, est lui aussi inquiet. « D'après ce que je sais, le spécimen a vraiment été exporté illégalement », écrit-il. « Il faut évidemment le vérifier, mais si son exportation illégale est avérée, cela poserait un vrai problème. »
Pour sa part, Martill affirme que les lois en vigueur notamment au Brésil restreignent inutilement l'accès aux spécimens. Dans une interview accordée en 2015 au journal brésilien Estadão, Martill a déclaré qu'il était « critique à l'égard de toutes les lois qui interfèrent avec la science de la paléontologie », ajoutant qu'elles pouvaient « conduire à la xénophobie - les fossiles brésiliens pour les Brésiliens, les fossiles britanniques pour les Britanniques. Il devrait s'agir de fossiles pour tous ».
De nombreux pairs de Martill, dont Jason Head, s'offusquent de son point de vue. « L'étude de l'histoire de la vie à partir des archives fossiles est un processus mondial auquel participent des personnes de presque tous les pays de la planète », explique-t-il. « Si vous ne pouvez pas respecter les lois, les coutumes et la culture du pays - et le peuple - d'où provient le fossile, vous portez atteinte à cette étude mondiale. »
Pour compliquer encore les choses, le spécimen en question est le seul fossile de Tetrapodophis connu, et il a été prêté au musée en Allemagne par son propriétaire, dont le nom reste inconnu.
Or, si un fossile étudié scientifiquement est une propriété privée, le propriétaire peut en refuser l'accès sur un coup de tête, rendant ainsi impossible pour les futures générations de scientifiques de réévaluer les résultats contrastés de Martill et Caldwell. C'est pourquoi la Société de paléontologie des vertébrés désapprouve l'étude des fossiles privés.
Au début de l'année 2016, le propriétaire du fossile a retiré le spécimen du Bürgermeister-Müller-Museum.
Avant la publication de Science, Gauthier avait consulté officieusement l'équipe de Martill sur le sujet Tetrapodophis, croyant alors, comme Martill, que le fossile avait été officiellement cédé au musée. Martill et Gauthier soulignent tous deux que le musée avait attribué au fossile un numéro de spécimen, ce qui est presque toujours le signe du placement d'un fossile dans la collection permanente d'un musée.
Aujourd'hui, Gauthier estime que le fossile ne pouvant être réexaminé de manière fiable, il doit être considéré comme scientifiquement invalide. « Tetrapodophis est un nom qui n'existe pas, en ce qui me concerne », déclare-t-il.
Jason Head abonde : « Ce n'est pas de la science quand on en arrive là. Le processus scientifique repose en partie sur la répétabilité et il faut considérer la possibilité de falsification. Le spécimen a disparu et nous ne pouvons rien y faire. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise, en 2016.