Nouveau portrait-robot du tigre à dents de sabre
Des centaines de dents récemment extraites des puits de goudron de La Brea en Californie permettent aux scientifiques de redéfinir cette icône de la période glaciaire.
Jusqu'à il y a environ 10 000 ans, le tigre à dents de sabre (Smilodon fatalis) était un prédateur redoutable qui parcourait l'actuel Occident américain. Plus de 3 000 félins fossilisés ont été retirés de la tourbière âcre des fosses de goudron de La Brea, en Californie, et les chercheurs qui les ont étudiés ont longtemps décrit Smilodon fatalis comme un prédateur semblable au lion américain, ayant un goût prononcé pour les bisons et les chevaux de prairies.
Mais les plus récentes analyses de centaines de dents mises au jour dans les fosses de La Brea brossent un tableau complètement différent de cette terreur préhistorique, qui pouvait peser jusqu'à 275 kilos et arborer des canines de 18 centimètres de long.
« Les images emblématiques que l'on se fait des tigres à dents de sabre abattant des bisons ne sont en réalité pas du tout prouvées », explique Larisa DeSantis, responsable de l'étude, paléontologue à la Vanderbilt University de Nashville, dans le Tennessee. La recherche, publiée dans la revue Current Biology, apporte les preuves selon lesquelles Smilodon fatalis aurait plutôt peuplé les forêts et se serait principalement régalé de plus petits herbivores.
« [Ils] étaient plus susceptibles de s'attaquer à des animaux comme les tapirs et les cerfs, par opposition aux chevaux et aux bisons », explique DeSantis.
L'étude approfondie de son équipe permet également d'expliquer pourquoi les plus petits prédateurs tels que les coyotes et les loups gris ont pu survivre, alors que les plus grands carnivores comme les tigres à dents de sabre, les canis dirus et les lions d'Amérique ont tous disparu il y a entre 10 000 à 12 000 ans.
L'explication résiderait dans la flexibilité de l'alimentation des premiers après la disparition de nombreux grands herbivores préhistoriques d'Amérique du Nord, comme les paresseux géants ou les mammouths. Des travaux antérieurs avaient ainsi montré que la taille des coyotes avait diminué de 20 % après l’extinction des herbivores, et l'analyse de leurs dents montre qu’ils ont également adapté leur mode de vie à leur nouvelle réalité.
« Lorsque les grands prédateurs et leurs proies s'éteignent, non seulement ils deviennent plus petits, mais ils modifient fondamentalement leur régime alimentaire et se transforment en chasseurs opportunistes comme ceux que nous connaissons aujourd'hui », explique DeSantis.
DENTS À L'ÉTUDE
Les scientifiques ont étudié plus de 700 dents fossilisées collectées à La Brea et appartenant à divers herbivores et pour certaines à des tigres à dents de sabre, des lions américains, des loups, des couguars, des coyotes et des loups gris. L'équipe a examiné les deux types de dents, qui donnent une indication du type de nourriture que les créatures mâchouillaient, ainsi que des proportions de deux isotopes de carbone que l'on retrouve dans l'émail desdites dents.
Ces deux légères variables de l'atome de carbone s'accumulent dans des plantes à des vitesses différentes dans des environnements boisés ou ouverts. Les herbivores qui consomment ces plantes portent ensuite un indice chimique sur leurs habitats préférés dans leur corps, ce qui se retrouve chez tous les carnivores qui s'en prennent à eux. Cela signifie que les restes de carnivores peuvent révéler s'ils mangeaient des proies qui vivaient dans des habitats boisés ou plus ouverts.
Des études antérieures s'étaient intéressé à la proportion d'isotopes de carbone et d'azote dans les restes d'une protéine appelée collagène, présente dans les os des prédateurs de La Brea. Les conclusions portaient à penser que les plus grands des prédateurs, dont Smilodon faisait partie aux côtés des canis dirus et des lions américains, chassaient probablement dans des environnements ouverts.
« Toutes les données collectées jusqu'à présent montraient qu'ils se disputaient des proies similaires », explique DeSantis. Certains experts ont donc suggéré que cette rivalité pour les ressources avait pu contribuer à leur extinction. Mais l'étude de l’émail dentaire est désormais considérée comme le « standard de référence » pour ce type de tests isotopiques, explique DeSantis.
« L'émail est plus fiable que le collagène », indique Julie Meachen, paléontologue à l'Université de Des Moines dans l'Iowa, qui n'a pas pris part à l'étude. En effet, il est moins probable que l’émail soit altéré pendant le processus de fossilisation ou lorsqu’il reste longtemps sous terre.
Et « quand on s'intéresse à l'émail, on obtient une image totalement différente », déclare DeSantis. « Nous constatons que les tigres à dents de sabre, les lions américains et les couguars faisaient ce que les félins font habituellement : chasser dans des écosystèmes forestiers et parfois attendre leurs proies tapis dans des abris. »
En revanche, leurs homologues canins, notamment les terribles loups canis duris, les coyotes et les loups gris, chassaient dans des environnements plus ouverts.
ÉVOLUER POUR SURVIVRE
Les résultats suggèrent qu'il y avait en réalité beaucoup moins de concurrence parmi les plus grands carnivores du Pléistocène de la région, en particulier entre les tigres à dents de sabre et les canis duris.
La nouvelle étude est importante en ce sens qu'il s'agit « du premier article à montrer que Smilodon et les canis duris faisaient réellement des choix différents en termes de proies », dit Meachen. « Il est logique que Smilodon ait chassé dans un environnement plus fermé, sachant qu’il n’aimait probablement pas pourchasser ses proies sur une distance appréciable. C'était plutôt un prédateur embusqué, si l'on se base sur sa morphologie. »
L'étude « ajoute à notre compréhension de ce qu'était le tigre à dents de sabre et du type d'environnement dans lequel il aimait évoluer », ajoute le paléontologue Christopher Shaw, conservateur affilié au Muséum d'histoire naturelle de l'Idaho et ancien gestionnaire des collections du musée de La Brea Tar. D'autres preuves suggèrent que Smilodon mangeait parfois du bison à La Brea, mais cela pourrait ne pas être aussi contradictoire qu'il y paraît.
« À une époque, il y avait une sous-espèce de bison qui était adaptée aux habitats forestiers et qui aurait pu être une proie idéale », explique Shaw.
L’étude ajoute par ailleurs que les espèces disparues comme Smilodon et Canis Dirus avaient des préférences bien spécifiques en matière de proies, tandis que les coyotes ont réussi à survivre aux différents changements en étant extrêmement flexibles et en se contentant de proies aussi petites que des rats ou des lapins.
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Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.