Paléontologie : le moment où la vie des dinosaures a basculé
Les rapports sur un impressionnant site archéologique du Dakota du Nord agitent les paléontologues, impatients d'en apprendre plus.
Il y a 66 millions d'années, quelques minutes à peine après l'impact d'un astéroïde long de plusieurs kilomètres, une tempête de grêle composée de minuscules perles de verre s'abattait sur un estuaire en crue, dans l'actuel Dakota du Nord. Au même moment, les vagues causées par les ondes sismiques déferlaient sur les terres où animaux et végétaux furent emporté puis enterrés sous l'écrasante masse de sédiments charriés, sans lesquels aucune fossilisation n'aurait été possible.
Aujourd'hui, les chercheurs pensent que ce site qui fait l'objet d'un nouvel article publié par Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS) pourrait bien constituer une vue d'ensemble sans précédent de l'instant où la vie des dinosaures a basculé. Un volume considérable de fossiles a déjà été retrouvé à d'autres endroits où cet instant est visible dans la chronique géologique, il porte le nom de limite Crétacé-Paléogène (limite K-Pg). Toutefois, le site du Dakota du Nord pourrait contenir à lui seul l'intégralité d'un écosystème affecté par la catastrophe.
« Pour faire simple, cet endroit est en fait l'équivalent géologique d'un film en accéléré des tous premiers moments qui ont suivi l'impact, » déclare l'auteur principal de l'étude Robert DePalma, doctorant à l'université du Kansas et conservateur au Musée d'Histoire naturelle de Palm Beach Museum of Natural History.
« Voir des organismes qui auraient été touchés immédiatement après l'impact de l'astéroïde à la fin du Crétacé est tout simplement stupéfiant, » ajoute le coauteur de l'étude Philip Manning, paléontologue à l'université de Manchester. (À lire : Les volcans seraient les principaux responsables de l’extinction des dinosaures.)
Vendredi dernier, le journal The New Yorker publiait un article sur le site archéologique, plus détaillé que l'étude elle-même à certains endroits. Selon DePalma, le rapport publié dans PNAS sera le premier d'une longue série d'études scientifiques qui apporteront davantage de détails sur cette incroyable découverte.
Alors, que révèlent les données publiées pour le moment ? Quels secrets le site cache-t-il encore pour les paléontologues ?
UNE PLUIE DE VERRE
Surnommé Tanis en référence à la cité « perdue » d'Égypte antique, le site du Dakota du Nord se situe sur les terres privées d'un ranch, dans un affleurement contenu dans la formation de Hell Creek, un ensemble de couches rocheuses sur lesquelles apparaissent les centaines de millénaires qui ont précédé l'extinction des dinosaures.
DePalma a entendu parler pour la première fois du site par un ami marchand de fossiles qui y avait prospecté et n'avait pas trouvé grand chose à revendre à bon prix. En se basant sur le fossile de poisson qu'il y avait trouvé, le commerçant pensait que le site était le gisement archéologique d'un ancien lac qui se serait formé des milliers d'années avant la limite K-Pg. Au cours de ses travaux, plus DePalma cartographiait le site, plus il avait des doutes sur l'hypothèse du revendeur. Et s'il s'agissait en fait de la partie inférieure d'une vallée fluviale ?
Comme on peut le lire dans l'article, DePalma a découvert des signes révélateurs de l'extinction Crétacé-Paléogène dans les sédiments du site, notamment des morceaux de quartz qui auraient volé en éclat sous l'incroyable pression de l'impact, ainsi que de nombreux débris.
La collision avec l'astéroïde a creusé un trou béant dans la croûte terrestre, large de 80 km et profond de 30 km, projetant des fragments de roche fondue à une vitesse affolante dans toutes les directions. Une fois pénétrés dans l'atmosphère, ces fragments ont formé de petites gouttes de verre d'un diamètre inférieure au millimètre pour la plupart. Appelées tectites, ces particules ont commencé à retomber sur Terre environ quinze minutes après l'impact dans une pluie torrentielle de verre, sans relâche pendant environ trois quarts d'heure.
Sur la plupart des sites K-Pg, les tectites forment une couche individuelle, mais pas à Tanis. Les nombreuses couches de sédiments sont constellées de tectites. D'après les chercheurs, cela est dû aux allées et venues incessantes de l'eau pendant la retombée des tectites. La résine des arbres de la zone est parvenue à capturer quelques tectites avant de se fossiliser en ambre. L'équipe de DePalma revendique même la présence d'une tectite enterrée dans le trou de cinq centimètres qu'elle aurait creusé dans les sédiments en retombant sur Terre. Après avoir été propulsé sur le rivage, un amas de poissons s'est retrouvé enseveli d'un seul tenant et leurs corps incroyablement bien conservés présentent des branchies obstruées par les débris de l'impact.
« Pour résumer, ce site condense les éléments les plus rares et les moins représentés dans les formations rocheuses, le tout dans un seul gisement que l'on va pouvoir étudier pendant des dizaines d'années, et ce, sans même inclure le scénario de l'impact, » confie DePalma. (À lire : L'astéroïde qui a causé l'extinction des dinosaures s'est écrasé au « pire endroit possible ».)
« Aux premiers abords, j'étais assez sceptique mais honnêtement, après avoir lu l'étude, j'aurais beaucoup de mal à apporter une explication alternative, » avoue Victoria Arbour, conservatrice du département de paléontologie du musée royal de la Colombie-Britannique qui n'était pas impliquée dans l'étude.
Ken Lacovara, paléontologue à la Rowan University et non impliqué dans l'étude, indique que la limite K-Pg est préservée par plus de 350 sites dans le monde et que certains de ces sites contiennent également des fossiles. En 1987, des paléontologues avaient découvert des dents de requin et des coquilles de palourdes dans un site K-Pg en Pologne. En 2013, des chercheurs au Danemark avaient retrouvé des dents de requin isolées dans les terres argileuses déposées par les retombées de l'impact. Toutefois, Manning et les autres chercheurs qui ont vu les fossiles de près sont catégoriques : Tanis est bien un site à part.
« C'est tout simplement renversant, » jubile Greg Erickson, paléobiologiste à l'université d'État de Floride, qui ne faisait pas partie de l'équipe de chercheurs mais qui a tout de même eu l'occasion d'observer les fossiles de poissons en personne lors d'une visite au laboratoire de DePalma il y a quelques semaines. « Je n'ai jamais rien vu de tel, et il y en a des tas ! »
UN DÉLUGE SISMIQUE
Bien que DePalma et ses collègues aient identifié le site comme étant l'estuaire d'une vallée fluviale, il leur faut tout de même expliquer les traces d'organismes des mers à Tanis. En effet, l'étude rapporte la présence de fossiles fragmentaires marins, notamment ceux des dents d'anciens requins, d'une espèce éteinte de reptiles appelée mosasaures et d'une autre espèce disparue de mollusque appelée ammonite. Pour expliquer ce mélange de fossiles marins et terrestres, l'équipe de chercheurs évoque la présence d'une mer intérieure qui aurait brusquement remonté le fleuve et rejeté sur ses rives les organismes retrouvés sur le site de Tanis.
« La présence d'ammonite à cet endroit est vraiment étrange, ce serait comme retrouver un calamar dans le secteur supérieur du fleuve Potomac, » illustre Kirk Johnson, directeur du musée national d'histoire naturelle des États-Unis à Washington et spécialiste de la formation de Hell Creek. Johnson ajoute que si la dent de mosasaure est datée de la même période que le reste du site, elle pourrait bien être l'artefact de mosasaure le plus récent au monde.
Les sédiments du site pointent également en direction d'un déferlement soudain des eaux. Au début, les chercheurs pensaient que ce déluge était le tsunami qui, suite à l'impact, aurait remonté la voie maritime intérieure de l'Ouest, une large étendue d'eau de l'époque des dinosaures qui s'étendait du golfe du Mexique au nord-ouest de l'Amérique du Nord. Cependant, les délais ne correspondent pas, il aurait fallu 16 h au tsunami pour atteindre Tanis alors que le passage de l'eau sur le site doit avoir eu lieu dans l'heure qui a suivi l'impact.
L'équipe estime donc que les inondations auraient été causées par des seiches, des oscillations de l'eau provoquées par les séismes de magnitude 10 à 11 déclenchés par l'impact. Tout comme les pas du T-Rex de Jurassic Park faisaient trembler les verres d'eau, l'impact de l'astéroïde aurait généré des ondes capables de soulever des étendues d'eau sur l'ensemble de la planète.
DES DÉCLARATIONS INCROYABLES ?
Jusqu'à présent, de nombreux géologues et paléontologues ont approuvé les perspectives dégagées par l'étude sur l'impact de l'astéroïde.
« Ce qui fait toute la beauté de l'étude, et c'est vraiment du beau travail, c'est qu'elle satisfait les attentes : une énorme pierre frappe la Terre, puis provoque une réaction en chaîne, » commente Paul Renne, géochronologiste à l'université de Californie à Berkeley, dont les recherches se sont intéressées par le passé à la chronologie de la fin du Crétacé.
Toutefois, presque tous les paléontologues extérieurs à l'étude contactés par National Geographic ont émis des doutes quant au déroulement de la découverte, remontant à l'époque où DePalma présentait ses premières conclusions lors de conférences tenues en 2013 et 2016. À l'époque, certains chercheurs étaient tellement atterrés par ses déclarations qu'ils allaient jusqu'à remettre en question l'existence du site qu'ils jugeaient trop beau pour être vrai.
Certains des travaux préliminaires de DePalma ont également fait sourciller quelques uns de ses confrères, notamment une erreur assez sérieuse. En 2015, DePalma présentait une nouvelle espèce de dinosaure baptisée Dakotaraptor mais un an plus tard, une analyse de suivi révélait que DePalma avait inclus par mégarde des fossiles d'os de tortue dans la reconstruction du squelette du Dakotaraptor. Une mésaventure qui n'empêche toutefois pas ses collègues de défendre farouchement son travail à Tanis.
« Tous les scientifiques ont un jour commis une erreur, » fait valoir Manning. « Il a réalisé une étude remarquable. »
Le manque de visibilité est également une autre source de préoccupation. Le reportage de The New Yorker a paru plusieurs jours avant la publication en ligne officielle de l'étude à laquelle il se rapporte et de son annexe de 69 pages. National Geographic s'est procuré les deux documents et les a confiés à des chercheurs indépendants afin de recueillir leurs commentaires.
D'après le journal The New Yorker, Tanis regorge de fossiles, notamment des dents, des os et des restes de ponte de presque tous les groupes de dinosaures connus de la formation de Hell Creek. Leur article évoque également des plumes atteignant les 30 cm provenant potentiellement de dinosaures, des restes de ptérosaures et un œuf quelconque non éclos contenant un embryon préservé.
Cependant, aucun de ces détails n'apparaît dans les documents officiels. L'étude principale ne fait mention d'aucun os de dinosaure et il n'apparaît qu'une seule occurrence dans l'annexe d'un fragment d'os iliaque issu d'un dinosaure à cornes, comme le tricératops, présentant des « traces de tissus. » (The New Yorker évoque quant à lui un morceau de peau fossilisée de la taille d'une mallette accroché au fragment d'os.)
« Ce qui est curieux, c'est l'attitude hyperbolique et énigmatique de DePalma depuis six ans, » confesse Kirk Johnson, également interrogé par The New Yorker. « L'étude est très bien et nous pouvons parler de son importance, mais elle apparaît comme liée à l'article de The New Yorker, qui contient beaucoup plus de détails nuancés et de revendications. C'est juste que ça nous rend tous un peu mal à l'aise. »
Steve Brusatte, paléontologue à l'université d'Édimbourg et titulaire d'une bourse National Geographic, nous fait part de sa consternation : « Pour le moment, j'ai plus de questions que de réponses… Ce qui me paraît bizarre. »
Afin de confirmer les déclarations de l'étude, les paléontologues souhaitent que DePalma offre un accès plus large au site et à ses artefacts.
« C'est une situation dans laquelle des revendications extraordinaires réclament des preuves tout aussi exceptionnelles. Aucune décision ne devrait être prise tant que d'autres personnes n'y ont pas prêté attention, » déclare Kevin Padian, paléontologue à l'université de Californie à Berkeley.
DePalma assure que cette nouvelle étude est censée être une présentation géologique de Tanis, non pas une description exhaustive, et que son équipe se penche actuellement sur de futures publications de suivi. Par ailleurs, les fossiles excavés font en ce moment leur entrée aux collections des musées, ils seront donc disponibles pour de plus amples recherches. L'os de dinosaure à cornes, par exemple, est actuellement entre les mains de la Florida Atlantic University.
Les chercheurs ajoutent que les échanges ont déjà commencé avec le propriétaire des terres afin de déterminer la meilleure approche à adopter pour préserver au mieux Tanis. En attendant, le site continue de révéler ses secrets.
« Presque chaque jour d'excavation, l'équipe d'archéologues déterre quelque chose qu'elle n'avait encore jamais vu auparavant » nous informe Mark Richards qui avait visité le site en 2017, coauteur de l'étude et géophysicien pour l'Université de Californie à Berkeley. « Vous pouvez passer des jours et même des mois sur un site de fouille paléontologique sans rien trouver d'intéressant alors que DePalma découvre de nouveaux éléments presque toutes les heures. C'est incroyable. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.