Les enfants incas étaient drogués avant d’être sacrifiés
Les cheveux des momies révèlent que les jeunes victimes absorbaient de grandes quantités de coca et d’alcool avant d'être données en sacrifice.
Trois momies incas retrouvées près du sommet du Volcan Llullaillaco en Argentine étaient si bien conservées que l’on a pu associer un visage humain au rituel ancestral de la capacocha qui a conduit à leur sacrifice. Les corps de la jeune fille du Llullaillaco et de ses deux plus jeunes compagnons, le garçon du Lullaillaco et la fillette de la foudre, ont révélé que des substances psychotropes ont contribué à leur mort au cours des cérémonies qui se sont succédées pendant un an pour les préparer à vivre leurs dernières heures.
Soumis à une analyse biochimique, les cheveux de la jeune fille ont révélé ce qu’elle a mangé et bu dans les deux dernières années de sa vie. Ces résultats semblent aller dans le sens des récits historiques indiquant qu’un nombre restreint d’enfants étaient choisis pour prendre part à des cérémonies sacrées pendant un an, les conduisant à terme à leur sacrifice. Leurs cheveux portent les marques des changements de leur consommation de nourriture, de coca et d’alcool.
Dans l’idéologie religieuse inca, remarquent les auteurs, la coca et l’alcool pouvaient induire des altérations de l’état de conscience, sorte de transe permettant d'accéder au sacré. Mais les substances ont probablement joué aussi un rôle plus pragmatique pour désorienter et calmer les jeunes victimes dans les hautes montagnes afin de les rendre plus enclines à accepter leur triste sort.
UNE HISTOIRE BIEN CONSERVÉE
La jeune fille et ses jeunes compagnons, qui ont été découverts en 1999, sont particulièrement bien conservés en raison du climat glacial qui règne juste en-dessous du sommet de la montagne culminant à 6 739 mètres.
« Sur l’ensemble des momies qui ont été découvertes dans le monde à ce jour, celle-ci doit être la mieux conservée de toutes celles que je connais », a indiqué Andrew Wilson, expert légiste et archéologique de l’Université de Bradford, au Royaume-Uni. « On dirait presque qu’elle vient de s’endormir. »
C’est ce remarquable état de conservation qui a permis de réaliser les analyses techniques qui, associées au parfait état des objets et textiles disposés dans la structure ressemblant à un tombeau, ont permis aux experts de reconstruire les évènements qui se sont déroulés il y a plus de 500 ans dans cet air raréfié.
« Je suppose que c’est ce qui fait d’autant plus froid dans le dos », a ajouté Wilson. « Il ne s’agit pas ici d’une momie en lambeaux ou d’un tas d’ossements. C’est une personne ; c’est un enfant. Et ces données que nous avons produites dans nos études fournissent des indices poignants sur les derniers mois et années de son existence. »
AVANT LE DERNIER JOUR
Étant donné que les cheveux poussent d’environ un centimètre par mois et demeurent ensuite inchangés, les longues tresses de la jeune fille contiennent un certain nombre de marqueurs qui permettent de retracer son alimentation et notamment sa consommation de substances comme la coca et l’alcool sous forme de chicha, une bière fermentée à base de maïs.
« Les marqueurs montrent qu’elle semble avoir été choisie pour être sacrifiée un an avant sa mort », explique Wilson. Pendant cette période, sa vie a drastiquement changé et l’on observe une nette augmentation de sa consommation de coca et d’alcool, des substances qui étaient à l’époque contrôlées et n’étaient pas utilisées au quotidien. « Nous pensons que la jeune fille était l’une des aclla-cuna (femmes choisies en Quechua, ndlr), autrement dit les Vierges du soleil qui sont sélectionnées au moment de la puberté pour vivre à l’écart de leur société sous la surveillance de prêtresses », a-t-il observé, en précisant que cette pratique est décrite dans les récits des Espagnols qui présentent des informations détaillées fournies par les Incas sur ces rites.
Une précédente étude génétique et chimique, également menée par Wilson, a permis d’analyser les changements dans l’alimentation de la jeune fille et de constater une nette amélioration dans l’année qui a précédé sa mort. Elle consommait notamment des mets réservés à l’élite comme le maïs et les protéines animales, probablement de la viande de lama. Il est clair à présent que la consommation de coca de la jeune fille a aussi fortement augmenté tout au long de l’année qui a précédé sa mort, avec un pic de consommation observé à douze mois, puis à nouveau six mois avant sa mort.
« Ces données confirment l’hypothèse selon laquelle elle menait probablement au départ une vie ordinaire, voire paysanne, jusqu’à ce qu’elle soit choisie un an avant sa mort, éloignée de cette existence et du mode de vie qui lui était familier, et projetée dans une toute autre existence », raconte Wilson. « À partir de ce moment-là, on observe un changement drastique en termes de consommation de coca. ».
La jeune fille a consommé de la coca régulièrement et à fortes doses pendant sa dernière année d’existence. Sa consommation d’alcool n’a en revanche augmenté significativement que dans les dernières semaines précédant sa mort.
« Il s’agit probablement des six à huit dernières semaines, qui révèlent cet état très perturbé et pendant lesquelles elle a pu se montrer docile ou être forcée à ingérer cette forte quantité d’alcool. Dans les dernières semaines, elle a certainement basculé encore dans un état différent, où ces substances chimiques, la coca et l’alcool de chicha, pourraient avoir été utilisés presque comme un moyen de contrôle dans la période précédant l’aboutissement de ce rite capacocha et son sacrifice. »
Le jour de la mort de la jeune fille, il est possible que les drogues l’aient rendue plus docile, la plongeant dans un état de stupeur ou peut-être même la rendant inconsciente. Cette théorie semble être étayée par sa position assise et détendue dans la structure tombale et par le fait que les objets l’entourant et la coiffe de plumes qu’elle portait au moment de sa mort ne semblent pas indiquer qu’elle se soit débattue. Lorsqu’elle a été découverte en 1999, la momie avait dans la bouche pleine des feuilles de coca mâchées.
L’enfant plus jeune présente des niveaux plus faibles de consommation de coca et d’alcool, ce qui s’explique probablement par son statut inférieur dans le rituel, ou bien par la différence d’âge et de taille. « Il est possible que maintenir la jeune fille à ce niveau de sédation ait représenté une nécessité plus pressante à cause de son âge », indique Wilson.
Alors que l’on a trouvé dans d’autres sites où était pratiquée la capacocha des traces de violence, comme des traumatismes crâniens, ces enfants se sont laissés glisser paisiblement dans un sommeil éternel. « Soit ils s’y sont bien pris, du point de vue du perfectionnement des mécanismes permettant de réaliser ce type de sacrifice, soit ces enfants ont été bien plus calmes au moment de quitter le monde des Hommes », explique Wilson.
DES SACRIFICES APPROUVÉS PAR L'EMPIRE
Kelly Knudson, archéologue et chimiste à l’université d’État de l’Arizona, n’a pas participé à cette recherche. Elle a cependant affirmé que cette étude passionnante montrait comment l’archéologie en tant que science pouvait nous aider à comprendre à la fois les détails intimes des vies humaines et le fonctionnement plus large des sociétés ancestrales.
« L’augmentation de la consommation d’alcool et de coca est très intéressante pour comprendre aussi bien les sacrifices de la capacocha et la vie qu’ont menée les enfants avant de mourir, que la pression et le contrôle exercés par les Incas », a ajouté Knudson.
Le système de contrôle qui a conduit ces enfants jusqu’au sommet lointain d’une montagne à haute altitude indique clairement que cette démarche était soutenue au plus haut niveau de l’État, suggère l’auteur. Ce sacrifice pourrait avoir été réalisé dans le cadre d’une expansion militaire et politique de l’empire installé à Cuzco qui était en place juste avant l’arrivée des Espagnols.
« Travailler à cette altitude nécessite, même aujourd’hui, un appui logistique considérable », affirme Wilson. « Et nous sommes en train de parler de preuves qui laissent à penser que l’appui reçu provenait du plus haut niveau de l’empire. On trouve ici des objets et des vêtements qui sont des produits nobles et raffinés issus des quatre coins de l’Empire Inca. »
Parmi ces objets, on trouve des statuettes à figure humaine faites de coquilles de Spondylus qui ont été ramenées de la côte ainsi que des coiffes de plumes provenant du Bassin amazonien. On ne trouvait les statues soigneusement élaborées en or et en argent, ornées de vêtements miniature finement tissés, qu’aux plus hauts niveaux de la société. « Je pense que cette collection révèle leur statut, mais également le symbolisme de cette démarche. » Wilson et ses co-auteurs suggèrent que de tels sacrifices pourraient constituer un moyen extrêmement stratifié d’obtenir l’allégeance des populations sur de vastes zones de territoires conquis.
CES DÉCOUVERTES CORROBORENT LES PREMIÈRES CHRONIQUES ÉCRITES PAR LES COLONS ESPAGNOLS
Johan Reinhard, explorateur en résidence de la National Geographic Society, a découvert les momies en 1999 avec sa collègue Constanza Ceruti, de l’université catholique de Salta (Argentine).
Reinhard, co-auteur de la nouvelle étude, a confié qu’il trouvait particulièrement intéressant que ces conclusions puissent être confrontées aux chroniques historiques écrites dans lesquelles les premiers explorateurs espagnols du Nouveau Monde ont évoqué ces cérémonies. « Elles décrivent comment se déroulaient ces cérémonies, mais il ne s’agissait pas de témoignages directs ; aucun Espagnol n’a jamais assisté personnellement à une cérémonie », nuance Reinhard. « Ils dépendaient de ce que les Incas leur racontaient sur ce qu’il s’y passait ».
Au milieu du 16e siècle, par exemple, Juan de Betanzos a signalé dans ses écrits la pratique à grande échelle du sacrifice d’enfants, qui toucherait jusqu’à un millier d’individus, en s’appuyant sur le témoignage de sa femme – qui n’était autre que l’ancienne épouse de l’empereur inca Atahualpa.
Les données dont nous disposons aujourd’hui semblent aller dans le sens des descriptions qui sont faites des évènements dans les chroniques, se félicite Reinhard. « Tout à coup, une image se forme et vous pouvez quasiment visualiser ce qu’ils sont en train de vivre. On fait plus attention à eux en leur offrant une meilleure alimentation et en leur faisant consommer de la coca, qui n’était pas couramment utilisée et que l’on réservait aux cérémonies. C’est précisément ce genre d’attentions croissantes dont bénéficient ces enfants que l’on peut lire dans les chroniques. »
Par exemple, poursuit Reinhard, en lisant les histoires qui sont racontées dans les chroniques, il n’est plus surprenant de voir un enfant comme la jeune fille augmenter sa consommation de coca au cours de l’année qui précède sa mort.
« Ils évoquent des pèlerinages vers Cuzco et une succession de cérémonies pendant lesquelles ces enfants étaient déplacés d’un endroit à l’autre au cours de longs pèlerinages. Je pense qu’il est aussi intéressant de noter que ces pics de consommation de coca interviennent à six mois d’intervalle », ajoute-t-il.
« Ces intervalles de six mois pourraient être liés à toute autre chose, mais il y a une hypothèse qui vient corroborer les récits historiques et mériterait d’être envisagée : certaines de ces Vierges du Soleil auraient assisté à des cérémonies liées au solstice au cours de l’année qui précédait leur mort. »
Aujourd’hui, les momies sont exposées au Musée d’archéologie de haute montagne (MAAM) à Salta, en Argentine. « Nous sommes très enthousiastes à l’idée que ces momies puissent apporter un éclairage nouveau aux pièces historiques et archéologiques dont nous disposons, mais le fait que les traits humains de ces enfants, même morts, soient si clairement indentifiables, fait froid dans le dos », ajoute Wilson. « C’est un peu comme si les enfants pouvaient entrer en contact avec nous pour nous raconter eux-mêmes leur histoire », avoue-t-il.
« Les cheveux, en particulier, sont une chose tellement personnelle ; ils permettent ici d’obtenir des indices fascinants qui racontent une histoire très personnelle, et ce même si les faits datent d'il y a plus de cinq siècles. »
L’étude a été publiée dans la revue PNAS (2013), Vol. 110(33), p. 13322-7. Doi : 10.1073/pnas.1305117110
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.