Pourquoi aimons-nous tant les comédies musicales ?
La légèreté, réelle ou supposée, des comédies musicales, n’est pas le seul élément de réponse. Des scientifiques se sont penchés sur les biais cognitifs qui nous font aimer ce genre si singulier.
Image tirée de la nouvelle adaptation de West Side Story, réalisée par Steven Spielberg, racontant les amours naissantes de Maria et Tony sur fond de rixes entre bandes rivales dans le New York de 1957.
West Side Story, réalisé par Steven Spielberg, avec Ansel Elgort, Rachel Zegler, Ariana DeBose, en salles le 8 décembre 2021.
Réduire l’émotion musicale à des processus cérébraux a longtemps semblé inconvenant, tant on se faisait l’idée dans l’imaginaire romantique que les émotions étaient le fait du cœur.
« Je me souviens que lorsque nous commencions à parler de nos travaux d’imagerie cérébrale de la perception musicale à des musiciens et compositeurs, au milieu des années 1990, une très grande méfiance ou circonspection était alors exprimée par les artistes, qui ne voyaient pas en quoi l’analyse du fonctionnement cérébral allait leur donner de quelconques clés de compréhension sur leur art et sa pratique » écrit ainsi Hervé Platel.
Dans les années 1990, l’imagerie cérébrale a permis l’étude de l’effet que peut avoir l’art, et en particulier la musique, sur notre humeur et la création d’émotions. L’analyse par notre cerveau d’informations comme des paroles de chansons ou des thèmes musicaux stimule plusieurs régions de notre cerveau, en particulier les régions préfrontales comme l’aire de Broca, située dans le cortex cérébral. De la même manière que l'aire de Broca est associée à la production des mots parlés alors que l'aire de Wernicke est, elle, associée à la compréhension de ces mêmes mots, la musique et les paroles d’une chanson sont traitées par des zones cérébrales différentes. Cela explique notamment pourquoi on peut avoir un souvenir altéré de paroles alors que l’on se souvient parfaitement de l’air de musique, et inversement.
Les travaux en neurosciences ont par ailleurs permis de mettre en lumière les biais cognitifs qui nous prédisposent à aimer une œuvre musicale.
Robert Zajonc a en 1968 décrit pour la première fois l’effet de simple exposition, un biais cognitif qui nous amène à aimer des choses répétitives, auxquelles nous sommes exposé.es à de multiples reprises. C’est ce biais cognitif qui donne aux œuvres musicales, littéraires, cinématographiques découvertes dans notre enfance ou adolescence une émotion singulière, qui nous fait les aimer presque sans condition ni objectivité. Comme le souligne Hervé Platel, l’émotion que nous ressentons en entendant à nouveau un air auquel on a déjà été exposés est le résultat d’associations sophistiquées faites par notre cerveau entre l’expérience que l’on est en train de vivre et les expériences musicales déjà éprouvées.
LE CAS PARTICULIER DES COMÉDIES MUSICALES
Ce jeu de répétition pour amener le spectateur à un sentiment de familiarité se vérifie tout particulièrement dans les comédies musicales. Les actes chantés permettant de faire avancer l’action ou de présenter la psychologie des personnages, la répétition des thèmes musicaux y joue un rôle important dans l’adhésion à l’histoire et aux protagonistes.
En musique, et a fortiori dans des pièces longues comme les productions ayant vu le jour à Broadway, l’anticipation naît de la répétition. Chaque thème étant associé à un personnage clairement identifié, notre cerveau reconnaît l’air musical et peut se concentrer sur ce qui va suivre. En résumé, notre cerveau s’autorise à chanter et les comédies musicales les plus populaires sont celles qui invitent notre esprit à participer à l’action par le biais de l’anticipation.
« La répétition de thèmes musicaux existe depuis que la comédie musicale existe », explique Patrick Niedo, danseur et professeur de danse en France et au Broadway Dance Center de New York dans les années 1980 et 1990 et auteur du livre de référence Hello, Broadway ! « C’est un moyen pour les compositeurs de "marteler" une mélodie afin que les spectateurs [ne soient pas assaillis] par trop de mélodies. »
Image tirée de la nouvelle adaptation de West Side Story, réalisée par Steven Spielberg, racontant les amours naissantes de Maria et Tony sur fond de rixes entre bandes rivales dans le New York de 1957.
Comment expliquer que des pièces ou films où des personnages se mettent à chanter, danser ou jouer de la musique au milieu de l’action soient tant associés au bonheur ? La légèreté, réelle ou supposée, des comédies musicales est-elle le seul élément d’explication ?
Le statisticien Jacob Jolij de l’université de Groningen, aux Pays-Bas, a tenté de calculer à quel point une découverte musicale pouvait nous rendre heureux.ses. Plusieurs biais rentrent évidemment en ligne de compte : les premiers seront directement liés à la découverte elle-même (tempo, tonalité, nombre d’instruments, paroles d’une chanson) quand d’autres seront liés à l’auditeur ou l’auditrice (culture musicale héritée puis construite, goûts, expériences musicales passées).
Jacob Jolij est arrivé à la conclusion qu’un rythme autour de 150 battements par minutes (150 BPM) procurait de la joie quand il était conjugué avec une tonalité majeure. On le constate notamment dans tous les grands numéros de comédies musicales, notamment ceux faisant appel à la danse. De même, ses travaux lui ont permis de constater qu’une tonalité mineure conjuguée à un rythme lent procurait de la tristesse. Dans le cas des comédies musicales, ce procédé est surtout réservé aux thèmes ou chansons donnant à voir la psychologie des personnages dans des moments d’épreuves.
Autre conclusion de cette étude : une chanson ou une musique en tonalité mineure ne pourrait procurer au maximum qu’un bonheur moitié moins important qu’une œuvre écrite dans une tonalité majeure.
« Dans une comédie musicale, la tristesse ou l’émotion est provoquée sans aucun doute par la musique, mais aussi par la situation décrite et exposée », nuance Patrick Niedo. « L’histoire joue aussi un grand rôle, car une comédie musicale est avant tout une pièce de théâtre. Si l’on peut jouer sur la corde sensible musicale du plus grand nombre, on se doit aussi de proposer un livret ou des paroles des chansons qui sont les deux autres éléments de l’émotion. »
WEST SIDE STORY, « L’UNE DES PLUS BELLES COMÉDIES MUSICALES »
West Side Story* est l’une des trois comédies musicales qui ont fortement marqué l’âge d’or de Broadway, avec My Fair Lady (1956) et la Mélodie du bonheur (1959). Emprunt de jazz et d'harmonies complexes, West Side Story a été créée au Winter Garden Theatre de Broadway le 26 septembre 1957 et a d'abord connu un succès relatif. C’est l’adaptation cinématographique de 1961 qui en fait un succès atemporel.
Voyant dans les comédies musicales la possibilité de mettre en scène un spectacle total, mêlant danse, chant, musique et comédie, les créateurs se distinguent dans ce genre hérité des opérettes européennes. Ils y trouvent une façon de divertir en temps de crise, non pas en niant la réalité mais en invitant les spectateurs à changer de perspective.
Leonard Bernstein signe la musique de West Side Story. Le livret est signé par Arthur Laurents et les paroles des chansons par Stephen Sondheim. Jerome Robbins est à la fois le chorégraphe, le metteur en scène et concepteur de West Side Story. Ensemble, ils font preuve d’une audace rare pour l’époque : ils dotent chaque acteur d’une manière de se mouvoir particulière, au lieu de décider de chorégraphies de groupe uniformes. La danse est d’autant plus importante ici qu’elle fait avancer l’action au même titre que les chansons.
Après un prologue de plus de 8 minutes sans parole, reposant uniquement sur la danse pour présenter les bandes rivales, quelques notes de Maria en ré majeur préfigurent l’arrivée du personnage principal féminin. Le rythme ralentit à 108 battements par minute pour laisser Maria et Tony, Roméo et Juliette des temps modernes, tomber amoureux en quelques pas de danse sur Dance at the gym. Maria, une chanson d'amour lente à 89 battements par minute, est chantée par un Tony subjugué, heureux d'avoir trouvé sa raison de vivre. Résonne bientôt l'entraînant thème d’America, en do majeur et au rythme soutenu de 158 battements par minute.
« West Side Story est évidemment le produit de son époque » souligne Patrick Niedo. « Les auteurs ont voulu raconter la guerre des gangs qui sévissait à Los Angeles et à New York au début de leur écriture en 1955, et ce même si l’idée d’un Roméo et Juliette des temps modernes germe depuis fin 1948 dans la tête de Jerome Robbins. »
Les tensions chorégraphiées entre les deux bandes rivales sur fond de tensions raciales se poursuivent jusque dans les coulisses, et semblent empêcher les deux protagonistes de se retrouver. Elles se font le reflet des tensions entre les États-Unis d'alors et Porto Rico, territoire lié aux États-Unis par une Constitution commune sans être pour autant représenté électoralement. « Le statut très spécial de Porto Rico ajoute encore plus d’incompréhensions dans le thème de West Side Story. Les Portoricains ont un passeport américain [...] pourtant le peu d’aides que ce territoire a obtenu en 2017 de la part du gouvernement fédéral américain après [le passage de l’ouragan] Maria en dit long sur la considération qui lui est portée » ajoute l'auteur d'Hello, Broadway !
En réadaptant West Side Story, Steven Spielberg a choisi d’en livrer une version plus politique que le film de 1961 ou le livret de 1957. Les questions soulevées dans West Side Story sont-elles si atemporelles que leur recontextualisation est possible pour un nouveau public ? « La réponse est oui. Au-delà de la sociologie, du racisme, du déchirement actuel de nos sociétés occidentales, c’est l’histoire d’amour entre Tony et Maria qui est universelle, comme hors du temps », appuie Patrick Niedo. « On pense souvent aux thèmes difficiles voire tristes et pathétiques de West Side Story, mais le thème principal est l’amour entre deux êtres ; un amour impossible mais plus fort que tout. »
*The Walt Disney Company est l'actionnaire majoritaire de National Geographic Partners.