Pourquoi avons-nous cinq doigts à chaque main ?
Comment ces cinq doigts se forment-ils à chacune de nos mains au stade embryonnaire ? Et surtout, qu'est-ce qui, dans notre évolution, a déterminé ce nombre ?
Sans les trois molécules qui délimitent les zones où les doigts vont pousser sur la main embryonnaire ainsi que les interstices qui y seront creusés, les pianos n'auraient sans doute jamais été inventés.
Vous n’êtes qu’un embryon de quatre semaines, vos bras et vos orteils commencent à peine à bourgeonner sur vos flancs. Puis vous avez six semaines. Ces membres primitifs se sont alors bien allongés, et cinq arêtes cartilagineuses se forment à leur extrémité encore aplatie. Mais vous voici à sept semaines, et les cellules entre ces arêtes disparaissent, ce qui a pour effet de sculpter cinq petits doigts et autant d’orteils dans votre chair.
Une équipe de chercheurs du Centre de la régulation génomique de Barcelone, dirigée par James Sharpe, a découvert que ces étapes sont orchestrées par trois molécules. Celles-ci délimitent les zones où les doigts vont pousser sur la main embryonnaire ainsi que les interstices qui y seront creusés. Sans ce trio, les pianos et les claviers n’existeraient pas, les jazzmen auraient des palmes, et il serait impossible de faire des doigts d’honneur.
Le fonctionnement de ces molécules a d’abord été imaginé par Alan Turing, légendaire mathématicien et cryptographe britannique. En 1952, Turing a proposé un modèle mathématique décrivant la création de motifs par la diffusion et l’interaction de deux molécules. Par exemple, la première peut activer la production de la seconde pendant que la seconde inhibe la première. Aucune des deux ne reçoit d’instructions pour savoir où aller ; pourtant, grâce à leur danse, elles s’organisent spontanément en taches et en rayures.
Depuis cette époque, les chercheurs ont découvert que les mécanismes proposés par Turing existent réellement. C’est à eux que les guépards doivent leurs taches et les poissons-zèbres leurs rayures. Pendant une trentaine d’années, on a aussi suggéré que ce mécanisme sculptait nos mains et nos pieds, mais jusqu’à aujourd’hui personne n’avait identifié les molécules responsables.
James Sharpe savait que ces molécules allaient nécessairement composer un motif strié (ou bien elles allaient être actives dans la formation des morceaux qui constituent les doigts ou bien dans celle des interstices). Et il y avait une candidate toute désignée : la protéine SOX-9. Dès les toutes premières étapes du développement elle est responsable de motifs striés. Elle contrôle l’activité d’autres gènes et si vous vous en débarrassez, ses subalternes perdent leur forme périodique bien délimitée.
En comparant les cellules où SOX-9 est active et celles où elle est inactive, Jelena Raspopovic et Luciano Marcon ont découvert que deux autres groupes de gènes (Bmp et Wnt) formaient eux aussi des motifs striés. Bmp ondule en phase avec SOX-9, et les deux sont actifs dans les doigts. Wnt est quant à lui déphasé et influe sur les interstices. Les trois molécules ont des effets les unes sur les autres : Bmp active SOX-9 tandis que Wnt l’inhibe ; SOX-9 inhibe ses deux partenaires.
Cela avait tout l’air des molécules que l’équipe cherchait ; il ne s’agissait pas d’une paire, comme l’avait suggéré Turing, mais d’un trio. Pour confirmer leur intuition, ils ont simulé un membre en croissance par ordinateur et ont déterminé que SOX-9, Bmp et Wnt sont capables de s’organiser en un motif de cinq bandes en s’activant et en s’inhibant les uns les autres.
Grâce à leur simulation, ils ont prédit ce qui se produirait si on enlevait tour à tour chacun des partenaires du trio. Quand ils enlevaient Bmp, SOX-9 cessait aussi son activité et les doigts ne se formaient pas du tout ; à la place, le membre virtuel se développait en une masse informe. Lorsqu’ils enlevaient Wnt, la protéine SOX-9 devenait active partout et les interstices entre les doigts disparaissaient. Quand ils inhibaient Bmp et Wnt à la fois, leurs effets s’annulaient partiellement mais le nombre de doigts diminuait.
L’équipe a ensuite vérifié ces prédictions en injectant des inhibiteurs de Wnt et Bmp à des bourgeons de membres isolés dans des boîtes de Petri. Dans chaque cas, la réalité correspondait à la prédiction.
Mais il reste beaucoup de choses à découvrir. Nous avons par exemple utilisé Bmp et Wnt comme des raccourcis alors qu’en réalité chaque dénomination représente une classe de plusieurs molécules, et l’équipe n’a pas encore découvert laquelle en particulier fait partie du trio de Turing.
Ils veulent aussi identifier des molécules susceptibles d’affecter ce trio. L’une d’elles pourrait bien être la FGF, une protéine en plus grande présence au bout des doigts qu’au niveau du poignet. James Sharpe croit qu’elle affecte les relations entre les membres du trio au point d’élargir les interstices de Wnt entre les pics de SOX-9/Bmp. De fait, elle accroît l’espace entre les doigts à mesure qu’on va vers le bout de la main. Cela pourrait expliquer pourquoi vos doigts sont légèrement évasé et pas strictement parallèles.
Et puis il y a la grande question : pourquoi avons-nous cinq doigts à chaque main et cinq orteils à chaque pied ?
D’une certaine manière, la réponse dépend de paramètres physiques simples comme la vitesse à laquelle les molécules de Turing se diffusent dans la main, l’intensité de leurs interactions et la vitesse de croissance des jeunes membres. Si les molécules se diffusent plus rapidement, l’écart entre vos doigts augmente et vous aurez moins de doigts. Si le début de membre est 20 % plus gros et que rien ne change par ailleurs, vous avez soudain assez de place pour un doigt supplémentaire (c’est pour cette raison que 1 personne sur 500 naît avec un doigt ou un orteil supplémentaire).
Ces cas de polydactylie montrent que le système de Turing admet une grande part de flexibilité. Changez légèrement les paramètres et vous changerez le nombre de vos doigts et de vos orteils. Mais alors, pourquoi l’évolution a fixé ces paramètres pour que la plupart du temps nous en ayons cinq ? Elle aurait clairement pu nous en donner plus. Certaines personnes en ont plus, d’ailleurs. Ernest Hemingway avait un chat à six orteils dont les descendants vivent toujours dans la maison de l’écrivain en Floride. Et les premiers tétrapodes à fouler la terre ferme avaient jusqu’à huit orteils par pied.
Mais l’ancêtre commun de tous les mammifères, de tous les oiseaux et de tous les amphibiens en avait cinq, et nous en sommes restés à ce chiffre. De nombreux groupes ont perdu des doigts, mais cinq demeure une constante. Les chevaux n’ont qu’un orteil par pied mais si vous observiez un embryon de cheval, vous verriez que ses membres en formation ont comme nous cinq petits interstices de SOX-9.
Selon certains chercheurs, nous n’avons jamais eu plus de cinq doigts. Mais c’est faux. Chez les pandas, un os du poignet s’est mû en une sorte de pouce pour qu’ils puissent saisir le bambou ; ils ont de fait six doigts. D’autres pensent qu’il est trop difficile de modifier le nombre de doigts car les gènes concernés contrôlent le développement d’autres organes. Les mutations qui vous donnent plus de doigts peuvent aussi mettre en l’air votre cœur ou votre colonne vertébrale. Mais James Sharpe ne se satisfait pas de cette réponse non plus. « Cela veut dire que le plan du corps animal est plus ou moins verrouillé, alors que dans les faits l’évolution a bien lieu », affirme-t-il.
Alors, pourquoi cinq ? Personne ne sait vraiment pourquoi. « C’est le méta-problème ultime qui domine tout, commente James Sharpe. Je dis souvent que si nous comprenions pourquoi nous en avons cinq, nous comprendrions probablement tout. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.