Prosopagnosie : comment vivent les personnes incapables de reconnaître les visages ?
Ce trouble neurologique courant affecte approximativement 2 % de la population, dont l’autrice Sadie Dingfelder qui nous partage son expérience.
Photo de l'autrice Sadie Dingfelder avec une illustration qui ajoute un aspect abstrait.
Quinze paires d'yeux fixent la pénombre. Une heure s'est écoulée avant que quelqu'un n'aperçoive la moindre trace de fumée à l'horizon. La silhouette se rapproche et devient plus grande, ailée et musclée. Ce sont des grues du Canada de la couleur des nuages d'orage, à l'exception de leurs élégantes calottes rouges. Elles ont tournoyé autour de notre affût, un conteneur fixé dans la berge pour nous cacher des grues. Puis, elles sont descendues du ciel par groupe de deux, trois ou cinq, atterrissant doucement dans la rivière Platte, dans le centre du Nebraska.
« On dirait une grande masse d'oiseaux », a expliqué notre guide d'une association de protection de la nature appelée Crane Trust. « Mais en fait, ils restent en groupes familiaux pendant toute la durée de leur migration.
« Comment font-ils pour reconnaître leurs compagnons », ai-je demandé.
« Ils se ressemblent pour nous, mais je parie qu'ils sont différents les uns des autres », a répondu une femme vêtue d'un manteau vert. Je me suis détournée des oiseaux pour étudier son visage. Elle avait les yeux écartés, un nez en forme de tremplin de saut à ski et de courts cheveux gris. Était-ce la même femme avec laquelle j'avais bavardé pendant le trajet en camionnette, celle qui m'avait montré des photos de ses chiens ?
Elle était accompagnée par deux femmes d'apparence similaire, et toutes trois voyageaient avec leurs compagnons, des hommes entre lesquels je ne saurais faire la différence, d'âge moyen et de peau blanche. Après que les grues se sont fondues dans l'obscurité, nous, les humains, sommes sortis silencieusement de l'observatoire et avons traversé un champ boueux, nos pas prudents étouffés par un chœur de grenouilles stridentes.
De retour au réfectoire, nous sommes restés bouche-bée, certains au bord des larmes, devant la beauté de ce que nous venions de voir. Alors que nous commencions à exprimer notre émerveillement collectif, j'ai remarqué que beaucoup de mes collègues « craniacs », notre terme pour désigner les passionnés de grues, m'appelaient par mon nom. Cela n'avait rien d'étrange. Après tout, nous avions passé les six dernières heures ensemble, à discuter autour d'un verre, à nous installer dans nos cabines, puis à nous entasser dans des camionnettes. Mais j'avais beau essayer, je n'arrivais pas à reconnaître leurs visages ou leurs noms.
À mes yeux, les humains sont presque aussi indifférenciables que les grues, et je n'ai découvert que récemment pourquoi. Je souffre d'un trouble neurologique connu sous le nom de prosopagnosie. Certaines personnes en sont atteintes à la suite d'une lésion cérébrale, mais la plupart des cas sont d'origine génétique. Le trouble est alors appelé prosopagnosie développementale et touche 2 à 2.5 % de la population. La prosopagnosie touche presque tous les aspects de notre vie, qu'il s'agisse des rencontres amoureuses, amicales, ou du monde professionnel. Pourtant, elle n'est généralement pas diagnostiquée. En effet, comme la plupart des gens, les personnes atteintes de prosopagnosie supposent que tout le monde voit le monde de la même manière qu'elles. Nous ne nous rendons pas compte que d'autres personnes perçoivent les visages comme étant distinctifs et très mémorables. Par exemple, Bill Choisser, qui a inventé l'expression « face blindness » (incapacité à reconnaître les visages) à la fin des années 90, a un jour demandé à son partenaire : « Pourquoi les émissions de télévision présentent-elles autant de gros plans sur les visages des acteurs ? Comment sommes-nous censés les distinguer si nous ne pouvons pas voir leurs vêtements ? »
Enfant, tout ce que je savais, c'est que je n'arrivais pas à me faire des amis. Je m'entendais bien avec quelqu'un un jour et le traitais comme un étranger le lendemain. Plus tard, j'ai découvert que mes camarades de classe pensaient, à juste titre, que j'étais distante, et que j'alternais étrangement entre une personne chaleureuse puis distante. Pour lutter contre la solitude, je passais mon temps à lire, généralement des séries de romans comme The Baby-Sitters Club ou Sleepover Friends. Je rêvais d'avoir non pas un mais plusieurs copains. J'aspirais à la sécurité d'un groupe.
À l'université, j'ai brusquement changé de stratégie : j'ai cessé de traiter tout le monde comme des étrangers et j'ai commencé à tous les traiter comme des amis. En me rendant en classe, je m'arrêtais et discutais avec tous ceux qui jetaient un coup d'œil dans ma direction. J'ai pensé que c'était une amélioration. C'est ainsi que les choses se sont passées pendant vingt ans. Je connaissais tout le monde, sans vraiment connaître personne, à l'exception d'une poignée de meilleurs amis et d'un petit ami, qui avaient tous tendance à se distinguer visuellement, ou du moins à être très bruyants. Il ne m'est jamais venu à l'esprit que j'avais une drôle de façon de vivre.
Peu après mes trente-neuf ans, j'ai commencé à écrire des histoires drôles sur ma vie, en m'efforçant de respecter un objectif personnel : écrire un livre avant quarante ans. Comme je travaillais à l'époque au Washington Post, j'ai envoyé des ébauches à des amis journalistes de renom. Ils avaient des questions à me poser : Pourquoi est-ce que tu as toujours l'air perdue ? Pourquoi est-ce qu'il t'arrive souvent de n'avoir aucune idée de la personne à qui tu parles ? Pourquoi y a-t-il autant d'ambiguïté et de confusion dans ta vie ?
D'autres personnes auraient consulté un neurologue, mais en tant que rédactrice scientifique, mon premier réflexe a été de m'inscrire à des études. L'une d'entre elles, menée par des chercheurs d'Harvard, impliquait des scanners cérébraux suivis de près de trente heures d'entraînement intensif à la reconnaissance des visages. Mes résultats se sont améliorés, mais les compétences que j'ai acquises au cours des exercices n'ont pas été transposées dans la vie réelle. D'une manière ou d'une autre, j'ai trouvé une solution de contournement pour des tests qui étaient pratiquement impossibles compte tenu de mon cerveau inhabituel. Et c'est comme ça que, nous, personnes atteintes de prosopagnosie, nous en sortons dans la vie. Nous trouvons des solutions. Nous nous adaptons.
C'est également le cas des grues du Canada. Lorsque l'Homme a remplacé les zones humides par des terres agricoles, les oiseaux ont adapté leur régime alimentaire pour y inclure des cultures comme le maïs. Les grues du Canada sont cependant intransigeantes sur au moins un point : elles ont besoin de voies d'eau larges et peu profondes pour se percher. C'est pourquoi, tout au long de l'année, l'équipe du Crane Trust fauche les jeunes arbres et empêche les arbustes de s'enraciner le long des berges. Grâce à leur capacité d'adaptation et à leur résistance, les populations de grues du Canada sont en constante augmentation depuis plusieurs années.
Bien que je n'aie plus besoin de beaucoup d'aménagements ces jours-ci, à part peut-être les badges avec le nom, je m'inquiète pour tous les enfants solitaires atteints de prosopagnosie, ainsi que pour les personnes qui ont d'autres différences neurologiques. Que pourrions-nous faire, en tant que société, pour rendre le monde plus accueillant pour la diversité des cerveaux et des esprits humains ? Où devrions-nous commencer ?
Il était tard lorsque nous sommes rentrés dans nos chalets, mais j'étais toujours curieuse au sujet des grues. J'ai parcouru quelques articles avant d'aller me coucher et j'ai découvert que les grues se ressemblent probablement, même entre elles. Mais leurs cris sont caractéristiques. Chaque oiseau a sa propre signature sonore, des vocalises qui peuvent porter à des kilomètres. C'est ainsi que les grues suivent les membres de leur famille tout au long de leur migration, non pas avec leurs yeux, mais avec leurs oreilles.
J'aurais dû m'en douter. Alors que les grues se ressemblent, j'ai remarqué un oiseau en particulier qui étirait longuement son cou et émettait un son semblable à celui d'une clarinette en colère. « On dirait qu'il n'aime pas l'endroit où sa famille s'est perchée », a souligné mon amie à la veste verte. Il était impossible de le savoir, mais je soupçonnais qu'elle avait raison. Le monde est une cacophonie de consciences, toutes si différentes de la vôtre. Mais parfois, si vous êtes calme, perspicace et chanceux, vous pouvez entendre une autre voix singulière se faufiler dans le vacarme. Je me suis endormie cette nuit-là en ressentant un lien profond avec les grues, réconfortée par la pensée que si ma vision peut parfois me faire défaut, ma curiosité, elle, sera toujours là.
Le premier livre de Sadie Dingfelder s'intitule Do I Know You ? A Faceblind Reporter's Journey Into the Science of Sight, Memory, and Imagination.
Cet article est paru dans le numéro de septembre 2024 du magazine National Geographic.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.