Entre fascination et éthique : le paradoxe de l’obsession pour les tueurs en série
L’obsession morbide pour les tueurs en série soulève de nombreuses questions éthiques. Où se trouve la frontière à ne pas franchir ?
D'où vient cette fascination que beaucoup d'entre nous nourrissent pour les homicides multiples, et plus particulièrement les tueurs en série ?
Stéphane Bourgoin apparaît sur la scène médiatique française dans les années 1990. Il se présente comme un profiler, expert en criminologie, tout droit sorti de Quantico. Adoré par les journalistes et par ses fans, il se rend sur de nombreux plateaux télé pour faire le récit de son expérience avec les tueurs en série qu'il dit avoir interviewés. Il vend la proximité qu’il a su construire avec ces derniers pour assouvir la curiosité des spectateurs et les aider à déchiffrer leurs raisonnements morbides.
En quelques années, Bourgoin acquiert une renommée incontestée. Il devient l’expert en profilage criminel le plus connu de France. « Non seulement, il a su en retirer des revenus, mais surtout du prestige et de l’admiration de la part de ses pairs », explique Dean Fido, professeur de psychologie à l’université de Derby, en Angleterre.
Pour expliquer sa contiguïté avec les meurtriers, Stéphane Bourgoin contait à l'envi comment il avait perdu « sa petite amie » de l’époque, tuée par un tueur en série. Caché derrière ce faux traumatisme - il avait tout inventé, mettant en avant un drame factice pour justifier sa fascination pour les serial killers - il a su tirer profit de notre obsession pour les crimes de sang. L'imposture a été dévoilée en 2020, et l'histoire de ce criminologue imposteur fait aujourd'hui l'objet d'une série documentaire National Geographic en trois parties, Killer Lies : Portrait d’un imposteur.
Stéphane Bourgoin est un auteur français, spécialiste reconnu des tueurs en série, qui est depuis 2019 au centre d'une controverse sur internet menée par un groupe de fans anonymes de true crime.
La grande fascination que nous avons pour les serial killers n'est pas nouvelle. Déjà à l'automne 1888, le public anglais se passionnait pour les crimes de Jack l'éventreur, qui éviscérait ses victimes, des prostituées du quartier londonien de l’East End. Cette affaire monstreuse a été la première dont la visibilité a traversé les frontières européennes.
A l'époque tout comme aujourd'hui, nombreux sont ceux qui ont voulu comprendre comment les tueurs identifient, attaquent et éliminent leurs victimes. « L’homme est ainsi fait, à toujours vouloir comprendre pour se rassurer, il veut donner une explication à l’incompréhensible », relève un représentant du groupe 4e œil Corporation. Cette fascination s'explique aussi chez certains par "un besoin de se protéger de mencaces potentielles" explique le professeur Fido.
L’intérêt grandissant pour la criminalité n'est pas sans lien avec l'accroissement au cours des vingt dernières années de la diffusion massive de contenus sur le sujet. Mais à force d’étudier les comportements de tueurs en séries, ne participons-nous pas à leur glorification ? Dean Fido abonde : ce genre de contenus permet « l’humanisation de ces individus, car leur comportement y est expliqué et contextualisé ». En s’éloignant du crime véritable et en consommant du contenu où les tueurs sont au centre de l’attention, « nous glamourisons de telles actions à des fins de divertissement »
UNE TENTATIVE D'EXPLICATION
Les tueurs en séries, bien que moralement repréhensibles, font partie des gens qui réussissent à briser les codes de la société. Pour cette raison, ils suscitent une admiration inconsciente. Dans son livre Romantic Outlaws, Beloved Prisons: The Unconscious Meanings of Crime and Punishment, Martha Grace Duncan a formulé une théorie sur cette fascination que les honnêtes citoyens nourrissent pour les crimes de sang. Selon cette professeure de droit à l'université Emory, l’admiration que nous avons pour les criminels fait partie intégrante de notre nature : « pour des raisons que nous sommes à l’aise d'admettre qu'à nous-mêmes mais qui sont trop douloureuses pour être avouées à voix haute».
Les tueurs en série ont, contrairement aux honnêtes citoyens, la capacité de donner libre cours à leurs penchants les plus sombres de manière assumée. « Ils agissent comme des enfants qui ne connaitraient pas encore toutes les limites, sans être tenus responsables de leurs actes » continue Martha Grace Duncan. Ces tueurs deviennent alors le symbole d’un affranchissement des contraintes sociales.
« Dans la pensée psychanalytique postfreudienne, cela s’explique par l’idée que les Hommes sont conditionnés dès leur plus tendre enfance à canaliser leurs pulsions primaires. [...] Nous ressentons tous des tendances sadiques et de l’ambivalence envers l’autorité » étaye Justine Quintin, qui a travaillé sur la fascination pour les auteurs d'homicides multiples. Pour combattre cette autorité, les tueurs en séries puisent dans des émotions comme la cupidité, le narcissisme ou encore le sadisme, des sentiments que nous ressentons tous, plus ou moins consciemment. Parce que les tueurs en série se caractérisent par cette agressivité assumée, ils suscitent une satisfaction inavouée.
Deborah Jaramillo, professeure associée d’études cinématographiques et télévisuelles à l'université de Boston, remarque cependant que les femmes sont fascinées par les affaires de meurtres pour des raisons diamétralement opposées à celles des hommes. En s’intéressant aux enquêtes des affaires criminelles, ces dernières chercheraient à se prémunir du danger : « C’est une forme d’éducation préventive pour apprendre quels sont les signes annonciateurs d’un péril », explique-t-elle dans un article de l'université de Boston. « Il y a ce sentiment collectif que la police ne les protégera pas, alors elles veulent se protéger elles-mêmes et faire circuler cette information ».
QUAND LES MASQUES TOMBENT
Stéphane Bourgoin s’est lui aussi affranchi des contraintes sociales. Mensonge après mensonge, il a basculé dans un narcissisme extrême et a construit sa carrière sans remords. En 2020, la supercherie a été révélée de manière ironique. Le groupe 4e œil Corporation est le premier à avoir repéré des incohérences dans ses discours. « Plus on creusait, plus on découvrait, et plus on découvrait, plus on était abasourdis », se rappellent les membres de 4eœil Corporation. S'en est suivie une longue enquête. Les membres de 4eœil Corporation ont décidé de contacter eux-mêmes les tueurs en série que l’imposteur prétendait avoir approchés. Prouver les mensonges d’un personnage médiatique, considéré depuis des années comme un criminologue notoire n’a pas été une tâche facile. « Il y a eu des moments d’euphorie suivis par des périodes d’abattements. Nous avons été découragés, fatigués, critiqués et menacés. Stéphane Bourgoin a tenté de nous faire taire », témoignent 4eœil Corporation. Cette enquête minutieuse, et les sacrifices qu'elle comprenait, en valait la peine, assurent ses membres : « il traitait de sujets sensibles qui demandent un certain respect, de l’intégrité et une grande responsabilité vis-à-vis des victimes, or il est clairement dénué de tout cela ».
Un avis partagé par le réalisateur et producteur Ben Selkow qui, dans Killer Lies, série documentaire National Geographic, a souhaité mettre au coeur de son enquête les prérogatives ou les souhaits des victimes, des familles et des survivants. Pour lui, pendant trop longtemps, ce n’étaient pas leurs histoires qui étaient dépeintes, mais celles des tueurs en série. « Dans Killer Lies, nous essayons de trouver un équilibre entre les deux ».
L’objectif de la série est aussi de « susciter une prise de conscience et de servir de réflexion sur la raison pour laquelle nous avons tant prêté attention à Bourgoin ou aux tueurs en série en général ». Stéphane Bourgoin était un archétype de la figure publique que l’on écoute aveuglément, mais d’autres figures dans d’autres domaines ont le même type d’emprise. « Je souhaite peut-être que le public réfléchisse à ce que nous attendons des personnalités publiques, aux questions que nous devons leur poser », propose Ben Selkow. « C’est une façon de vérifier leur crédibilité, de leur demander des comptes ».