Sciences des rêves : les troubles du sommeil à l'heure de la lumière bleue
Éteignez votre téléphone portable. Venez découvrir à quoi ressemble une véritable nuit de sommeil (et pourquoi les lumières bleues vous en privent).
Wile Wennman, 7 ans, qui vit à Nacka, en Suède, aime s'endormir avec la lumière allumée, explique son père, Magnus — le photographe qui a fait le tour du monde pour montrer comment et où dorment les gens.
Ce grand reportage a paru dans le magazine National Geographic dans le numéro d'août 2018.
La nuit, nous nous métamorphosons. Notre cerveau change d’activité et de but.
Pendant quelques heures, nous sommes quasi paralysés. Mais, derrière nos paupières closes, nos yeux s’agitent comme s’ils voyaient encore, et les muscles de notre oreille moyenne remuent, comme percevant des sons en dépit du silence. Hommes ou femmes, nous sommes sexuellement stimulés à plusieurs reprises. Il nous arrive de croire que nous volons. Et d’approcher les frontières de la mort. Nous sommes endormis.
Vers 350 av. J.-C., dans son traité Du sommeil et de la veille, Aristote s’interrogeait: que faisons-nous quand nous dormons, et pourquoi ? Il a fallu attendre 2300 ans pour obtenir une réponse correcte. En 1924, le psychiatre allemand Hans Berger a inventé l’électroencéphalogramme, capable d’enregistrer les impulsions électriques du cerveau. Dès lors, la science a pris le relais de la philosophie dans l’étude du sommeil. Mais ce n’est qu’avec les récentes techniques d’imagerie médicale que nous avons pu étudier en profondeur les mécanismes cérébraux en jeu.
Tout ce que nous savons du sommeil prouve qu’il est essentiel à une bonne santé mentale et physique. Le cycle veille-sommeil est un trait central de la biologie humaine –une adaptation à une planète où alternent le jour et la nuit. Le prix Nobel de médecine 2017 a été remis à trois chercheurs qui, dans les années 1980-1990, ont identifié l’horloge moléculaire qui, dans nos cellules, nous règle sur le soleil. Des études récentes ont montré que la perturbation du rythme circadien augmente le risque de diabète, d’accident cardiovasculaire et de démence.
Cependant, le déséquilibre entre nos modes de vie et le cycle solaire prend les proportions d’une épidémie. «C’est à croire que le monde entier teste les conséquences néfastes d’une privation de sommeil », s’étonne Robert Stickgold, directeur du Département du sommeil et de la cognition à la faculté de médecine de Harvard.
Un Français dort en moyenne 7h05 par nuit en semaine et 8h10 le week-end (1h30 de moins qu’il y a cinquante ans). Et c’est encore pire aux États-Unis. En cause: la généralisation de l’éclairage électrique, puis la prolifération des écrans. Nous considérons souvent le sommeil comme un adversaire qui nous empêche de produire ou de nous divertir. « Le sommeil est une absurdité, une mauvaise habitude », affirmait Thomas Edison, l’inventeur de l’ampoule électrique.
Nous parons au plus pressé, luttons contre l’insomnie à coups de somnifères, avalons des litres de café, sans égards pour le voyage complexe que nous sommes programmés à faire tous les soirs. Dans de bonnes conditions, nous effectuons chaque nuit quatre à cinq cycles de sommeil, chacun divisé en plusieurs phases, différentes par leur qualité et leur fonction.
PHASES 1 ET 2
Quand nous nous endormons, le cerveau reste actif. Il traite l'information. Quels souvenirs conserver de la journée ? Et que faut-il mettre à la poubelle ?
La première transformation est rapide. Le corps humain n’aime pas stagner entre deux états. Nous éteignons la lumière, nous nous allongeons et fermons les yeux. Si notre rythme circadien est en phase avec le flux de la lumière du jour et de l’obscurité, si notre glande pinéale (à la base du cerveau) sécrète de la mélatonine, signe que la nuit est venue, sans compter d’autres facteurs, alors nos neurones vont prendre le relais.
Nos 86 milliards de neurones sont les cellules qui constituent l’Internet du cerveau. Ils communiquent entre eux par des signaux chimiques ou électriques. À l’état de veille, l’activité neuronale s’apparente à une foule en pleine cohue, à une tempête d’éclairs cellulaires. Mais, quand les neurones agissent en harmonie et en rythme (ce qui, sur un électroencéphalogramme, se traduit par des ondulations nettes), c’est que le cerveau se recentre sur lui-même. En parallèle, nos récepteurs sensoriels se déconnectent et, bientôt, nous dormons.
Cette phase 1, l’endormissement, dure environ cinq minutes. Puis, une série d’ondes électriques d’une demi-seconde, venues des couches profondes du cerveau, atteignent le cortex cérébral (la substance grise plissée qui recouvre la couche externe du cerveau), site du langage et de la conscience. C’est le début de la phase 2.
Le cerveau n’est pas moins actif quand nous dormons, mais il agit différemment. On estime que, dans la phase 2, le cortex est stimulé afin de préserver les informations récentes, et peut-être aussi de les relier au savoir déjà acquis de la mémoire à long terme. Lors d’expériences en laboratoire, les sujets ayant réalisé des exercices mentaux ou physiques auxquels ils n’étaient pas habitués voyaient la fréquence d’ondes cérébrales augmenter pendant la nuit suivante. Il semble que plus celles-ci sont nombreuses, plus les sujets se montrent performants le lendemain. Selon des spécialistes, la force des ces ondes nocturnes pourrait même fournir des indices sur l’intelligence générale d’un individu. Durant le sommeil s’établissent des connexions que l’on n’aurait peut-être jamais consciemment formées –ce dont nous avons tous fait l’expérience.
À l’état de veille, le cerveau excelle à collecter des stimuli externes. Durant le sommeil, il effectue le tri parmi les données recueillies. Ce changement peut se mesurer à l’échelle moléculaire. Quand nous dormons, le cerveau ne se contente pas de classer mécaniquement nos pensées ; il réalise un choix décisif entre ce qu’il garde en mémoire et ce qu’il rejette.
Mais les choix du cerveau ne sont pas forcément judicieux, tant le sommeil renforce la mémoire. Par exemple, explique Gina Poe, chercheuse en neurosciences à l’université de Californie à Los Angeles, des soldats qui reviennent tout juste d’une mission harassante auraient tout intérêt à attendre six à huit heures avant de se coucher, afin de prévenir un état de stress post-traumatique.
Un cycle de sommeil dure 90 min. Lors du premier, la phase 2 peut atteindre 50 min. Pendant un temps, des séries d’ondes peuvent survenir de façon rapprochée, espacées de quelques secondes. Puis, leur fréquence baisse, et notre rythme cardiaque aussi. La température du corps diminue. Toute conscience de l’environnement extérieur s’efface. Nous entamons alors la longue plongée dans les phases 3 et 4 –le sommeil profond.
PHASES 3 ET 4
Le sommeil profond est aussi essentiel au cerveau que la nourriture l'est au corps. C'est le moment du ménage physiologique, mais pas encore celui du rêve.
Tout animal, sans exception, connaît au moins une forme primaire de sommeil –dix heures par jour pour le paresseux tridactyle et jusqu’à vingt pour de petites chauves-souris frugivores, mais moins de cinq heures chez la girafe. Le cheval dort une partie de la nuit sur ses pattes, et une partie, allongé. Chez le dauphin, chaque hémisphère du cerveau s’endort à son tour, et il peut ainsi continuer à nager, tandis que la frégate du Pacifique peut dormir en plein vol.
Le sommeil (en tant que comportement caractérisé par une diminution des réflexes et une mobilité réduite dont on peut s’extraire rapidement, à la différence du coma ou de l’hibernation) existe même chez des créatures sans cerveau. La méduse dort, ralentissant fortement ses mouvements de propulsion; des organismes unicellulaires, comme le plancton et la levure, montrent des cycles d’activité et de repos parfaitement différenciés. Cela signifie que le sommeil est ancien, et que sa fonction originelle et universelle ne consiste pas à organiser notre mémoire ou à favoriser les fonctions cognitives.
Il s’agit d’abord de préserver la vie elle-même. Nulle créature, peu importe sa taille, ne peut vivre vingt-quatre heures d’affilée sans faire une pause. « Vivre éveillé est exigeant, souligne Thomas Scammell, professeur de neurologie à Harvard. Vous êtes en concurrence pour la survie avec tous les autres organismes vivants. Résultat, vous avez besoin d’une période de repos pour aider vos cellules à récupérer. »
Chez les êtres humains, cette période correspond surtout au sommeil profond, lors des phases 3 et 4. Celles-ci se distinguent par la proportion de puissantes vagues d’ondes delta dans l’activité du cerveau – jusqu’à être présentes plus de la moitié du temps en phase 4. C’est lors du sommeil profond que nos cellules produisent le plus d’hormones de croissance, nécessaires à l’entretien des os et des muscles.
Le sommeil joue aussi un rôle crucial dans la santé du système immunitaire, le maintien de la température corporelle et la pression sanguine. Un manque de sommeil nuit à la régulation de l’humeur et à la capacité à guérir des blessures. Chez certains animaux, observe Steven Lockley, du Brigham and Women’s Hospital de Boston, la privation de sommeil entraîne la mort plus vite que la privation de nourriture.
Il semble aussi qu’un bon sommeil réduise les risques de démence. Une étude sur des souris menée par Maiken Nedergaard, de l’université de Rochester (New York), suggère que, à l’état de veille, les neurones restent étroitement regroupés. Mais, durant le sommeil, le volume de certaines cellules du cerveau diminue de 60 %. Ce qui accroît l’espace entre les neurones. Et ces espaces servent de décharge pour les déchets métaboliques des cellules –notamment pour la bêta-amyloïde, qui interrompt les connexions entre les neurones et est mise en cause dans la maladie d’Alzheimer. Or, pour balayer les bêta-amyloïdes, le liquide rachidien ne peut agir que lors du sommeil profond, dans les circuits alors élargis du cerveau.
Durant ces processus de nettoyage et de réparation, nos muscles sont totalement détendus. L’activité mentale est à son minimum. On rêve rarement. Parfois, on ne ressent pas la douleur.
« Il s’agit là d’un niveau de désactivation du cerveau plutôt intense, dit Michael Perlis, directeur du programme de médecine comportementale du sommeil à l’université de Pennsylvanie. La phase 4 n’est guère éloignée d’un état comateux ou de mort cérébrale. Si elle permet de récupérer et de se régénérer, il ne faudrait pas en abuser. »
Nous ne pouvons pas demeurer en phase 4 plus d’une demi-heure avant que le cerveau ne s’en extraie (chez les somnambules, ce renversement peut s’accompagner d’un raidissement du corps). Souvent, nous retraversons alors prestement les phases 3, 2 et 1, puis nous réveillons. Même les personnes qui ne soufrent pas de troubles du sommeil se réveillent plusieurs fois par nuit, bien que la plupart n’en aient pas conscience. Il suffit de quelques secondes pour se rendormir. Mais alors, plutôt que de réitérer les différentes phases, le cerveau se réinitialise pour aborder un épisode totalement différent –une plongée dans le monde du bizarre.
Seulement voilà, le manque de sommeil est fréquent. Un Français sur trois estime qu’il dort mal. Aux États-Unis, plus de 80 millions de personnes souffrent d’un déficit de sommeil chronique. La fatigue y est à l’origine de plus de 1 million d’accidents de la route par an. Elle engendre aussi des erreurs médicales.
Même des réajustements mineurs peuvent être un souci. Le lundi qui suit le passage à l’heure d’hiver ou d’été, le nombre d’infarctus augmente de 24 % aux États-Unis par rapport à un lundi ordinaire, et les accidents de la route font un bond. Au cours de sa vie, environ un Américain sur trois souffrira d’au moins un trouble du sommeil diagnosticable – insomnie chronique, apnée du sommeil, syndrome des jambes sans repos, voire des maux bien plus rares et étranges.
Le syndrome de la tête qui explose se caractérise par la perception de sons violents, qui semblent résonner dans votre cerveau alors que vous essayez de dormir. Selon une étude menée à Harvard, la paralysie du sommeil (l’incapacité à bouger quelques minutes après s’être réveillé d’un rêve) est à l’origine de bon nombre d’histoires d’enlèvements par des extraterrestres. Les épisodes de narcolepsie (soudaine et irrépressible envie de dormir) sont souvent l’effet de très fortes émotions positives –apprécier une blague, être chatouillé, goûter un mets délicieux. Le syndrome de Kleine-Levin est un cas d’hypersomnie: à des périodes parfois espacées de plusieurs années, des personnes dorment pendant une semaine ou deux sans interruption. Elles retrouvent le cycle normal veille-sommeil sans que l’on ne remarque aucun effet secondaire.
Le trouble du sommeil le plus répandu est –de loin– l’insomnie. Elle affecte 15 à 20 % des Français, de façon sévère pour la moitié d’entre eux. En général, les insomniaques mettent plus de temps à s’endormir, demeurent éveillés pendant de longues périodes au milieu de la nuit –ou les deux à la fois.
Si le sommeil est un phénomène commun à toutes les espèces, pourquoi sommes-nous si nombreux à mal dormir ? Est-ce la faute de l’évolution ? de la vie moderne ? ou d’un déséquilibre qui s’est instauré entre l’une et l’autre ?
L’évolution nous a dotés d’un sommeil dont la durée peut varier et qui peut s’interrompre en fonction des nécessités. Le cerveau possède un système de contournement, opérationnel à chaque phase du sommeil, qui peut nous réveiller quand il perçoit un danger (le cri d’un enfant, le bruit des pas d’un prédateur qui approche). Hélas, dans le monde actuel, ce très ancien système d’alarme est sans cesse déclenché par des situations qui ne constituent en rien un danger immédiat (anxiété à la veille d’un examen, soucis financiers, alarme de voiture au bas de chez nous). Avant la révolution industrielle, qui nous a offert le réveille-matin et l’emploi du temps fixe, nous contrecarrions simplement les effets de l’insomnie en continuant à dormir.
Cette époque est révolue. Et, si vous comptez parmi ces personnes fières de leur capacité à s’endormir à volonté rapidement et à peu près n’importe où, ne vous réjouissez pas trop : c’est le signe caractéristique – surtout si vous avez moins de 40 ans– que vous manquez terriblement de sommeil.
Siège de la décision et de la résolution des problèmes, le cortex préfrontal est le premier à flancher dans le cerveau en cas de déficit de sommeil. Les personnes qui ne dorment pas assez se montrent plus irritables, d’humeur lunatique, et ont un comportement irrationnel.«Dans une certaine mesure, chaque fonction cognitive semble être affectée par le manque de sommeil », souligne Chiara Cirelli, neuroscientifique à l’Institut du sommeil et de la veille du Wisconsin. Lors des interrogatoires policiers, on sait que les suspects empêchés de dormir sont prêts à avouer n’importe quoi en échange de quelques moments de repos.
Quiconque dort souvent moins de six heures par nuit augmente fortement le risque d’être victime de dépression, de psychose ou d’infarctus. Il existe aussi un lien direct entre le manque de sommeil et l’obésité : l’estomac et d’autres organes produisent alors un excès de ghréline, l’hormone qui fait naître la sensation de faim. Les siestes ne résolvent rien, pas plus que les produits pharmaceutiques. «Le sommeil n’est pas monolithique», décrit Jefrey Ellenbogen, spécialiste du sommeil à l’université Johns Hopkins. Il y dirige le Sound Sleep Project (« projet pour un sommeil sain »), qui conseille des entreprises sur la façon d’améliorer les performances de leurs employés grâce à un sommeil plus réparateur.
« Ce n’est pas un marathon, c’est plutôt un décathlon. C’est un millier de choses différentes, précise Ellenbogen. Il est tentant de vouloir tripatouiller le sommeil avec des médicaments ou des appareils, mais nous n’en comprenons pas encore assez bien les mécanismes pour prendre le risque d’en manipuler artificiellement les phases. »
Jefrey Ellenbogen et d’autres experts s’opposent à la tentation d’emprunter des raccourcis, et notamment à l’idée que nous pourrions vivre quasiment sans dormir. Une fameuse idée, certes ! Nous débarrasser des phases censément superflues du sommeil reviendrait à prolonger notre existence de plusieurs décennies. Dans les années 1930-1940, lorsque la science du sommeil était encore balbutiante, des chercheurs estimaient que la seconde moitié de la nuit était une zone de calme plat; certains avançaient même qu’elle était carrément inutile.
On le sait aujourd’hui : c’est tout le contraire. Ce moment de la nuit est propice à un sommeil totalement différent, mais tout aussi essentiel – en réalité, une autre forme de conscience.
LE RÊVE
Lors du sommeil paradoxal, nous rêvons, volons, tombons - même si nous ne nous en souvenons pas. Nous régulons notre humeur et consolidons notre mémoire.
C’est en 1953 que le sommeil paradoxal, ou sommeil à mouvements oculaires rapides (MOR), a été découvert par Eugene Aserinsky et Nathaniel Kleitman. Auparavant, ce stade était souvent perçu comme une variante peu significative de la phase 1. Rien de singulier n’apparaissait sur les premiers électroencéphalogrammes. Puis, on s’est rendu compte d’une caractéristique de cette phase : l’œil est très actif. Et, simultanément, les organes sexuels connaissent un afflux de sang. On a alors compris qu’à peu près tous les rêves les plus frappants se déroulent à ce stade. Un séisme dans l’étude du sommeil.
D’une façon générale, un bon sommeil débute par une spirale qui nous conduit à la phase 4, un réveil momentané, puis une période de cinq à vingt minutes de sommeil paradoxal. À chaque nouveau cycle, la durée du sommeil paradoxal double, ou peu s’en faut. Le sommeil paradoxal occupe donc environ un cinquième de la durée totale du sommeil chez les adultes. Les chercheurs avancent que chaque séquence de sommeil, paradoxal ou non, permet d’optimiser notre récupération mentale et physique, d’une façon ou d’une autre. Au niveau cellulaire, pendant une phase de sommeil paradoxal, la synthèse des protéines connaît un pic d’activité, ce qui assure le bon fonctionnement de notre organisme. Il serait aussi essentiel pour réguler nos humeurs et renforcer notre mémoire.
Hallucinations et délires caractérisent la psychose. Donc, lors du sommeil paradoxal, nous devenons littéralement fous. Le rêve est bien un état psychotique, selon des scientifiques, car nous sommes persuadés de voir ce qui n’est pas là, et acceptons que gens, temps et espace se métamorphosent sans crier gare.
De nos jours, nombre de spécialistes du sommeil ne s’intéressent pas aux images et aux événements propres aux rêves. Ils estiment que l’activité onirique est la conséquence d’une lutte chaotique au sein des neurones –une lutte vide de sens, malgré sa résonance émotionnelle. Ce que d’autres chercheurs contestent. «Le contenu des rêves, affirme Robert Stickgold, de l’université Harvard, fait partie d’un mécanisme évolué, qui aide à examiner la signification plus vaste des souvenirs nouveaux, et la façon dont ils pourraient nous être utiles dans l’avenir. »
Tout le monde rêve. Y compris ceux qui n’en gardent aucune image. L’oubli des rêves est même une caractéristique des dormeurs exempts de troubles du sommeil. Lorsque nous rêvons, l’action se déroule dans les profondeurs du cerveau. L’électroencéphalogramme ne peut pas l’enregistrer correctement.
Des rêves surviennent également en dehors du sommeil paradoxal, surtout lors de la phase 2 –mais on les considère plutôt comme de simples préludes. Notre folie nocturne n’exprime tout son potentiel que dans le sommeil paradoxal. On dit souvent, à tort, que les rêves sont de simples flashes. En réalité, ils occupent presque toute la phase du sommeil paradoxal (environ deux heures par nuit, en général).
Cette durée a tendance à décroître avec l’âge. Les nourrissons dorment jusqu’à dix-sept heures par jour, dont la moitié dans un état de sommeil actif proche du sommeil paradoxal. Et, lors de la grossesse, à partir de la vingt-sixième semaine, il semble que le fœtus connaisse un état très similaire à celui du sommeil paradoxal pendant un mois de façon continue. Une hypothèse est que ce stade corresponde pour le cerveau à une sorte de test de son logiciel avant mise en ligne.
Lors du sommeil paradoxal, le processus de thermorégulation du corps est inactif. Notre température interne est au plus bas. Par rapport à d’autres phases du sommeil, le rythme cardiaque s’accélère. La respiration est irrégulière. Nos muscles, à quelques exceptions près (yeux, oreilles, cœur, diaphragme), sont immobiles. Hélas, cela n’empêche pas les ronflements. Ceux-ci surviennent lorsqu’un flux d’air mal contrôlé fait vibrer les tissus relâchés de la gorge ou du nez. Le phénomène est fréquent lors des phases 3 et 4. Mais, en sommeil paradoxal, que nous ronflions ou non, nous sommes incapables de la moindre réaction physique. Nos mâchoires sont relâchées, et nous ne pouvons même pas réguler notre pression sanguine. Pourtant, notre cerveau parvient à nous convaincre que nous sommes en train de voler au-dessus des nuages ou de combattre des dragons.
Pourquoi croyons-nous à l’invraisemblable lors du sommeil paradoxal? Parce que ce ne sont plus les centres des fonctions logiques et de contrôle des impulsions qui régissent le cerveau. La production de la sérotonine et de la norépinéphrine cesse. Or ces deux neurotransmetteurs sont essentiels, permettant aux cellules du cerveau de communiquer. Sans eux, notre capacité à apprendre et à nous souvenir est très affaiblie. Bref, nous sommes dans un état de conscience chimiquement modifié. Toutefois, à l’inverse de la phase 4, notre cerveau est tout à fait actif et consomme autant d’énergie qu’à l’état de veille.
Le sommeil paradoxal est contrôlé par le système limbique. Dans cette région profonde du cerveau se manifestent certains de nos instincts les plus sauvages et les plus bas. Freud a vu juste: les rêves font appel à nos émotions primitives. Le système limbique est le foyer de nos pulsions sexuelles, de la peur, de l’agressivité. Mais il nous donne aussi accès à des sentiments d’allégresse, de joie et d’amour. Nous avons parfois l’impression de vivre plus de cauchemars que de rêves plaisants, mais c’est sans doute faux. Simplement, les rêves effrayants ont plus de chances de déclencher notre système de contournement, ce qui nous réveille.
Dans le tronc cérébral, une petite protubérance annulaire, le pont, est suralimentée lors du sommeil paradoxal. Le pont envoie des impulsions électriques, souvent dirigées vers la partie du cerveau qui contrôle les muscles des yeux et des oreilles. En général, nos paupières restent closes. Mais nos globes oculaires roulent d’un côté à l’autre, sans doute en réponse à l’intensité d’un rêve. Nos oreilles internes sont aussi actives. Voilà pour les parties du cerveau qui provoquent le mouvement. Cela explique la fréquente sensation de voler ou de tomber dans les rêves. Nous rêvons également en couleur –sauf les aveugles de naissance, chez qui les rêves ne sus - citent pas d’images, mais demeurent intenses sur le plan émotionnel.
Un homme a une érection à chaque fois qu’il rêve –même si le contenu du rêve n’est pas de nature sexuelle. Chez les femmes, les vaisseaux sanguins du vagin sont très dilatés. Et, peu importe l’absurdité du rêve, nous sommes presque toujours persuadés d’être éveillés. Par bonheur, nous sommes paralysés quand nous rêvons. Le cerveau tente de déclencher des mouvements. Mais un système du tronc cérébral condamne la porte du moteur neuronal.
En cas de parasomnie, un trouble du sommeil affectant le système nerveux, la porte ne se ferme pas bien. Le dormeur traduit ce qu’il vit en rêve de façon spectaculaire. Il a les yeux fermés et dort profondément, mais peut boxer ou donner des coups de pied –et, parfois, se blesser ou blesser celui ou celle qui partage son lit.
En général, la fin de la phase de sommeil paradoxal, comme celle de la phase 4, se signale par un bref réveil. Faute de réveille-matin, notre nuit s’achève souvent avec notre dernier rêve.
La durée du sommeil est un facteur essentiel pour déterminer le bon moment de se réveiller. Toutefois, la lumière du jour déclenche aussitôt des alertes. Quand elle franchit nos paupières et atteint notre rétine, elle envoie un signal au noyau suprachiasmatique, une région profonde du cerveau. Pour beaucoup d’entre nous, c’est le moment où nos derniers rêves s’effilochent. Nous ouvrons les yeux et revenons à la réalité.
Est-ce bien sûr ? Car le plus remarquable, dans le sommeil paradoxal, est peut-être ceci : il nous prouve que le cerveau est capable de fonctionner indépendamment de toute stimulation sensorielle. Tel un artiste bien installé dans son atelier secret, notre esprit semble effectuer ses propres expériences, sans aucune inhibition.
Lorsque nous sommes éveillés, le cerveau est absorbé par les tâches routinières –contrôler nos mouvements, conduire, faire des courses, écrire, parler. Gagner sa vie. Éduquer les enfants. Mais, quand nous dormons, dès l’amorce de notre première phase de sommeil paradoxal, l’instrument le plus complexe et le plus pointu que nous connaissions, se sent libre d’agir à sa guise.
Alors, le cerveau s’active tout seul. Il rêve. On pourrait dire qu’il s’accorde des récréations. Selon des théoriciens du sommeil, c’est dans la phase paradoxale que nous nous montrons les plus intelligents, perspicaces, créatifs –et libres. C’est alors que nous vivons pour de bon.« Peut-être ne sommes-nous jamais aussi humains que dans le sommeil paradoxal, allègue Michael Perlis, à la fois par ce qu’il fait pour le cerveau et pour le corps, et aussi pour les authentiques expériences qu’il nous procure. »
Dès lors, un doute surgit : ne nous tromperions-nous pas de question depuis Aristote ? Au lieu de nous demander pourquoi nous dormons, ne devrions-nous pas nous demander pourquoi nous nous donnons tant de mal pour demeurer éveillés? Et la réponse pourrait être : nous devons assurer les fondements de la vie –nous nourrir, nous reproduire, nous défendre– afin que notre corps soit fin prêt à dormir.
Michael Finkel est journaliste et auteur. Il a notamment écrit Le Dernier Ermite, publié en France en 2017. Le photographe suédois Magnus Wennman a conçu un livre et une exposition itinérante sur les enfants réfugiés : Where the Children Sleep.