Nos rêves, fenêtres sur nos inquiétudes

Étudier nos rêves nous rend beaucoup plus lucide sur ce qui nous anime ou nous tracasse, selon le sociologue Bernard Lahire.

De Manon Meyer-Hilfiger, National Geographic
Publication 5 janv. 2021, 15:33 CET, Mise à jour 7 janv. 2021, 14:41 CET
Selon la croyance populaire, le capteur de rêve empêche les mauvais rêves d'envahir le sommeil de ...

Selon la croyance populaire, le capteur de rêve empêche les mauvais rêves d'envahir le sommeil de son détenteur.

PHOTOGRAPHIE DE Free-Photo, Pixabay

La nuit dernière vous avez rêvé qu'un gros rat blanc vous surveillait dans votre sommeil ? Qu'une voiture écrasait des passants sur la route ? Ou bien qu'un appariteur venait vous maquiller avant un concours ? Et vous en avez peut-être déduit qu'il n'y avait là qu'une succession d'images sans rapport avec le réel. Bernard Lahire, sociologue, défend l'inverse.

Regrettant que lorsque les « enquêtés s'endorment, les sociologues ferment les yeux », il s'est évertué à scruter cet angle mort. Un sujet d'étude surprenant pour cette science sociale, plutôt dédiée d'ordinaire à documenter les pratiques visibles comme le sport, la religion, ou encore la politique. Une nouveauté aussi pour le champ du rêve, traditionnellement examiné par la psychanalyse où Freud règne en maître. De ses entretiens, lectures et enquêtes, Bernard Lahire a tiré deux ouvrages. L'interprétation sociologique des rêves, paru en 2018 aux éditions La Découverte, puis La part rêvée, à paraître début 2021 aux mêmes éditions. Entretien.

Bernard Lahire, professeur de sociologie à l'École normale supérieure de Lyon et directeur de l'équipe Dispositions, pouvoirs, cultures, socialisations du Centre Max-Weber (CNRS).

PHOTOGRAPHIE DE Nathan Lahire

Que dit la sociologie des rêves ?

C'est une sociologie des préoccupations : nous ne rêvons que des problèmes que nous avons. Ces soucis varient en fonction de nos expériences, selon que l'on soit homme ou femme, riche ou pauvre, avec des problèmes de santé, familiaux ou scolaires. La sociologie montre que l'ensemble du monde social est dans les rêves, et ce, en permanence. La psychanalyse, qui a été la première science à prendre au sérieux les songes, ne l'a cependant pas relevé. C'était pourtant déjà vrai à l'époque de Freud ! Sans vouloir être impérialiste, la psychanalyse est une forme de sociologie qui se limite à la petite enfance et à la famille. Il faut continuer le travail car, parallèlement à la famille, il y a aussi l'expérience scolaire, sportive, du travail, de la politique... Tout cela se retrouve dans les rêves. Dans mon étude, j'intègre les conclusions de la psychanalyse ainsi que les travaux en psychologie cognitive et en neuroscience sur le sommeil, pour aboutir à ce que j'appelle une science sociale du rêve.

 

Votre théorie des rêves va à rebours de l'idée d'une "clé des songes" universelle ?

 Comme l'affirme cette idée, les éléments des rêves sont bien des symboles à prendre au sérieux. En revanche, ils ne sont pas universels ! Imaginez que vous rêvez d'une tour Eiffel… selon la théorie de Freud, c'est forcément un symbole phallique. Je soutiens que, si c'est parfois le cas, ce n'est pas du tout automatique. La Tour Eiffel, dans un rêve, peut prendre une toute autre signification pour quelqu'un qui, par exemple, était à Paris lors des attentats de 2015. Le seul dictionnaire des rêves se trouve dans la tête des rêveurs et aucunement dans un livre universel. C'est une clé des songes individuelle avec toutefois des grands traits communs selon l'époque, le groupe d’appartenance, ou encore le genre de la personne qui rêve. En travaillant sur des banques de rêves constituées aux États-Unis par des collègues psychologues et sociologues, on constate que statistiquement les femmes rêvent plus souvent d'être agressées que les hommes. Si elles rêvent plus fréquemment d'être dans des intérieurs, les hommes, eux, rêvent davantage qu'ils se trouvent à l’extérieur. L’espace public leur a longtemps été réservé et c'est d'ailleurs toujours le cas. Autre exemple : les rêves du Moyen-Âge étaient peuplés d'anges, de diables et de prêtres. Aujourd'hui, même si cela peut encore arriver, ce n'est pas très fréquent.

 

Comment expliquez-vous que les rêves paraissent absurdes au réveil ?

Parce que l'on se parle à soi-même dans une communication de « soi à soi ». Si vous racontez quelque chose à quelqu'un, vous devez préciser certaines choses pour être compris. Plus on est proche d'une personne, moins on doit s'expliquer. Imaginons... deux amis voient quelqu'un passer dans la rue, ils échangent un regard puis éclatent de rire. De l'extérieur c'est incompréhensible. Mais cela veut dire qu'il y a une expérience commune et qu’ils n'ont pas besoin de se parler pour avoir une réaction complice. C'est la même chose dans les rêves mais d'une manière encore plus poussée. Sans public, vous n'avez pas besoin d'expliquer à vous-même qui est cette personne, pourquoi ce lieu... Dans cette communication particulière, le cerveau va associer des choses qui se ressemblent. Par exemple, si vous rêvez de Paris mais qu’en même temps vous avez le sentiment d'être ailleurs, il faut s'interroger car cela veut dire que vous avez sûrement vécu des expériences similaires dans les deux lieux. Par ailleurs, le rêve s’exprime parfois avec des métaphores. Si l'on voit un cadavre dans un rêve cela peut vouloir dire : « c'est mort », comme dans la phrase « je pensais avoir cet emploi, mais c'est mort ».  Le rêve utilise ce genre de moyens, essentiellement visuels, pour dire les choses.

Le Rêve de Dickens (Dickens' Dream) tableau inachevé de Robert William Buss (1804-1875) - Musée Charles Dickens de Londres.

PHOTOGRAPHIE DE Wikimedia Commons - Public domain

C'est ce que vous avez constaté dans le deuxième tome de votre travail, La part rêvée, en faisant le portrait de huit rêveurs et rêveuses. 

Oui ! Par exemple, Tom a fait une classe préparatoire et a échoué deux fois au concours d’entrée à l'École Normale Supérieure. Il finit par intégrer l'ENS de Lyon sur dossier. Il est une sorte de « faux normalien », à la fois très compétitif mais jamais dans les meilleurs classements. Dans ses rêves, il voit des gens se faire écraser par une voiture sur une route et réalise plus tard que les écrasés sont les éliminés du concours ! Dans un autre rêve, il voit apparaître un ancien camarade de lycée qui était en sport-études, alors que lui-même était à l’époque dans une sorte de «sous-section sport». C'est une situation tout à fait analogue pour lui qui a déjà vécu le fait d'être dans le groupe d'en dessous et de se sentir moins légitime. On comprend pourquoi cette personne est présente dans son rêve : la compétition scolaire, le fait de se sentir toujours à la deuxième place, et la concurrence au sein même de sa fratrie… tout cela hante ses nuits.

 

Contrairement à Freud, vous affirmez qu'il n'y a pas de censure dans les rêves ? 

 

Freud pensait que le rêve était bizarre pour contourner la censure. Mais justement, le rêve est l'endroit par excellence où il n'y a pas de censure.  Chacun de nous a une vision plus claire de lui-même lors des rêves. Au réveil, il est impossible de comprendre et d'accéder à cette lucidité. Je procède donc à des entretiens très longs avec les enquêtés, sur leurs rêves comme sur leurs vies, pour interpréter leurs songes. On constate qu'il y a très peu de censure.

 

Les rêves peuvent-ils, selon vous, révéler des éléments invisibles dans la réalité ?

Le rêve est un festival de vérités crues et parfois terribles ! Quand les gens se rendent compte de ce qui peuple leurs songes, ils peuvent être gênés. Par exemple, des adultes ou des enfants rêvent de la mort de quelqu'un. En creusant un peu on se rend compte, souvent, qu’il existe une relation problématique avec cette personne. Le rêve dit simplement et sans embarras, « je fais mourir cette personne ». Étudier ses rêves, c'est devenir beaucoup plus lucide sur ce qui nous anime ou nous tracasse. On retrouve la même chose dans le jeu avec les enfants. Quand les parents leur interdisent quelque chose, ils pourront plus tard jouer à « faire mourir » le symbole du père ou de la mère, par le biais de figurines par exemple.

Quand vous êtes dans vos rêves, vous ne parlez qu'à vous-même, sans public.

PHOTOGRAPHIE DE different_nata/iStock/Getty Images

Quel a été l'impact du confinement sur les rêves ? 

J'ai fait un « appel à rêves » pendant le premier confinement et j'ai été débordé. J'en ai reçu près de 750, venant d'environ quatre-vingt personnes. Je n'ai donc pas eu le recul ni le temps nécessaire pour les étudier. Mais j'en ai retiré un. Une mère de famille m'a envoyé les rêves de sa fille de quatre ans, fan de superhéros. Dans ses songes ils ont perdu leurs superpouvoirs. En échangeant avec sa mère, il est apparu que les différents héros étaient associés à ses parents. Pendant le confinement elle a vu son père et sa mère malades et affaiblis. Son père lui paraissait « être comme dans un cercueil ».  C'est par la reconstitution de son histoire que l'on arrive à comprendre que dans ses rêves, elle utilise ses héros privés de leurs pouvoirs pour dire que les adultes sont impuissants. Dans un deuxième rêve, elle va devenir super puissante et s’attaquer au virus qui est « comme un monstre ». C'était pour elle une manière de s'en sortir sur le plan psychique.

 

Que répondez-vous à certains neuroscientifiques qui estiment que les rêves sont des images aléatoires?

C'est la preuve qu'ils n'ont rien compris aux rêves. Ils en restent à une vision de surface. Pour l'essentiel, les neurosciences ont travaillé sur le sommeil. C'est une science du cerveau qui permet de comprendre l'activité cérébrale pendant la nuit. Elle est parfois plus intense que lorsque l’on est éveillé, notamment dans le sommeil paradoxal.  C'est intéressant de le soulever car les sociologues ne sont pas armés pour comprendre ces différences. Mais le rêve c'est autre chose, c’est une production imaginaire. Les neuroscientifiques ne peuvent pas savoir de quoi les gens sont en train de rêver sur la seule base de leur activité cérébrale. Comme beaucoup de psychologues cognitivistes aujourd'hui, ils admettent qu'il n'est possible de connaître une partie de l'activité psychique qu'en posant des questions aux gens sur leur ressenti et leur vision.  On est obligé de passer par les récits de rêves. Et là commence le travail des sciences humaines.

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