D'El Capitan aux Oscars : la vertigineuse ascension d'Alex Honnold
Alex Honnold a vaincu à mains nues une façade de 900 m réputée impossible sans corde. Un exploit préparé avec minutie et filmé dans le film Free Solo, qui a remporté l'Oscar du meilleur documentaire 2019.
4h54, par une fin de nuit glaciale de novembre 2016, dans le parc national de Yosemite (Californie).
La pleine lune jette une lumière irréelle sur la face sud-ouest d’El Capitan, un mur de granite. Alex Honnold s’y cramponne de la seule extrémité de ses doigts et de ses semelles de caoutchouc. Il tente d’accomplir ce qui a long - temps été jugé impossible : l’ascension en solo intégral de l’une des parois les plus mythiques du monde. Cela signifie escalader 900 m de roc nu, tout seul et sans matériel d’assurage.
Le grimpeur braque sa lampe frontale sur la surface froide. Où poser le pied ? Au-dessus de lui, sur environ un mètre, la pierre est lisse, dépourvue de toute prise. Plus haut, d’autres sections comportent de fines mottes de terre, de minuscules bosses ou fissures. Mais cette dalle quasi verticale, sur la section appelée Freeblast, exige un subtil équilibre de finesse et de force. Les grimpeurs appellent cela l’« escalade en adhérence ». « C’est comme grimper sur du verre», a un jour décrit Alex.
Deux mois plus tôt, il s’est foulé une cheville lors d’une chute à l’entraînement sur la même portion. Cette fois-là, il était encordé. Mais, aujourd’hui, toute chute est interdite. L’escalade en solo intégral diffère des autres sports dangereux où l’on risque de se tuer si l’on rate son coup. Lorsque vous dévissez sans corde de la hauteur d’un immeuble de soixante étages, la mort n’est plus un risque, mais une certitude.
Assis sur un tronc, 180 m plus bas, j’observe le mince halo de la lampe d’Alex. Il n’a pas bougé depuis une éternité, me semble-t-il (moins d’une minute, en fait). Et je sais pourquoi. Alex doit s’attaquer au geste qui le hante depuis qu’il a commencé à rêver de vaincre cette voie, il y a sept ans. Moi aussi, j’ai gravi cette section, et la simple pensée de l’escalader en solo intégral me donne la nausée. C’est alors qu’un cadreur de l’équipe de tournage cavale sur le sentier menant au pied du mur. Son talkie-walkie grésille.
« Alex abandonne », annonce-t-il.
Dieu merci, pensé-je. Alex vivra.
Je lui parlerai un peu plus tard, mais je sais déjà pourquoi il renonce. Il ne le « sent » pas. Évidemment, qu’il ne le sent pas ! Ce serait de la folie. J’en viens même à penser que, peut-être, ce type d’escalade ne devrait même pas exister
Dans le monde de l'escalade, certains pensent d’ailleurs que la grimpe en solo intégral est une hérésie. Soulignant la longue liste de ses victimes, ses détracteurs y voient une démonstration de virtuosité gratuite et irresponsable, qui ternit l’image de l’alpinisme. Pour d’autres, moi y compris, c’est la plus pure expression du sport.
Telle était l’opinion de l’alpi niste autrichien Paul Preuss, considéré comme le fondateur du solo intégral. Il proclamait que l’essence même de l’alpinisme consistait à dompter une montagne par ses seules capacités physiques et mentales, et non grâce à une « aide artifi cielle ». Preuss avait 27 ans et réalisé quelque 150 premières sans corde, quand, le 3 octobre 1913, il fi t une chute mortelle en escaladant en solo la crête nord du Mandlkogel, dans les Alpes autrichiennes.
Mais ses idées ont survécu, inspirant des générations de grimpeurs et le mouvement de l’« escalade libre » des années 1960 et 1970. Celui-ci se fixa comme règle de n’utiliser des cordes et des équipements que pour assurer la sécurité, et non pour seconder le grimpeur dans l’ascension.
En 1973, le premier héritier notable de Preuss se révéla : « Hot » Henry Barber stupéfia la communauté de la grimpe en escaladant sans corde les 450 m de la face nord du Sentinel Rock, dans le Yosemite. Là, trois ans plus tard, John Bachar, 19 ans, gravit en solo intégral les New Dimensions, une fissure haute de 90 m, particulièrement ardue. Personne ne fi t monter les enchères avant 1987. Peter Croft, un Canadien effacé, enchaîna alors en solo le même jour deux des voies les plus célèbres du Yosemite, l’Astroman et la Rostrum.
Le record de Croft tint jusqu’en 2007, quand un jeune homme timide aux yeux de biche, Alex Honnold, apparut dans la vallée du Yosemite. À 22 ans, il reproduisit les hauts faits de Croft sur l’Astroman et la Rostrum. L’année suivante, il gravit en solo intégral deux autres voies célèbres pour leur extrême difficulté : la Moonlight Buttress du parc national de Zion (Utah) et la voie classique de la face nord-ouest du Half Dome (« Demi-Dôme ») du Yosemite.
Ces ascensions étaient si longues et techniquement diffi ciles qu’aucun grimpeur sérieux n’avait imaginé que, un jour, elles seraient réalisées sans corde. Mais, en secret, Alex Honnold envisageait déjà un objectif encore plus fou.
Soulignons que le projet d'Alex – l’ascension en solo intégral d’El Capitan – n’était pas une acrobatie conçue sur un coup de tête par un sportif dopé à l’adrénaline. Il m’en a évoqué l’idée en 2009, lors de notre première expédition commune –et j’ai pensé qu’il était timbré. Mais, vu sa confiance suprême et sa façon de gravir sans effort des parois d’une difficulté hallucinante, ça ne sonnait pas totalement prétentieux.
Alex a examiné plusieurs voies déjà ouvertes sur les faces d’El Capitan. Il a arrêté son choix sur la Freerider, dont l’ascension exige en général plusieurs jours. Cette voie, d’une trentaine de longueurs de corde, met au défi de multiples capacités du grimpeur : sa force dans les doigts, avant-bras, épaules, mollets, orteils, dos et abdomen; son équilibre; sa souplesse; sa capacité de résolution de problèmes ; sa stabilité émotionnelle. À la mi-journée, le soleil rend la roche brûlante; quelques heures plus tard, la température peut tomber sous 0 °C. Bourrasques et courants ascendants balaient parfois la paroi. Des filets d’eau jaillissent des fissures. Abeilles, grenouilles et oiseaux peuvent surgir des crevasses lors d’un mouvement crucial. Des rochers de toute taille peuvent soudain céder et dégringoler.
La Freeblast est peut-être la portion la plus effrayante. Mais des sections plus exigeantes encore sur le plan physique arrivent ensuite : une cheminée qui se franchit au prix d’improbables contorsions ; un trou béant exigeant un grand écart quasi complet. Et puis, à 700 m au-dessus du fond de la vallée, se situe le Boulder Problem (« problème du rocher »), le passage le plus délicat de la voie, celui qui requiert certains des mouvements techniques les plus difficiles de l’ascension.
Pendant un an, Alex va passer des centaines d’heures sur la Freerider, assuré avec des cordes, mémorisant des milliers d’enchaînements complexes avec ses pieds et ses mains. Chaque soir, il se retirera dans sa camionnette aménagée. Là, il consignera ses remarques sur l’entraînement dans des carnets à spirale.
Tandis qu’il prépare un dîner végétarien dans la kitchenette de son van, je lui demande, un jour où il s’est exercé sur le Boulder Problem :
«Alors, comment ça se passe, là-haut ?
- Je l’ai fait onze ou douze fois aujourd’hui, sans tomber. Mais c’est vraiment un truc pour lequel on doit être préparé psychologiquement. »
Il mime les onze enchaînements, puis décrit chacun: « Pied gauche dans la petite prise de pouce. Pied droit dans cette fossette où tu peux caler assez fermement ton orteil, alors en opposition avec la main gauche, puis tu peux aller chercher très loin une réglette, très fine, mais à laquelle tu peux t’agripper assez solidement. Je plaque un peu ma paume sur le mur pour pouvoir projeter mon pied en l’air, puis atteindre cette espèce de prise de pouce inversée.
- Cette prise est grande comment ?
- C’est la pire de toute la voie, me répond Alex, yeux écarquillés, laissant un espace de 3 mm entre son pouce et son index. C’est à peu près grand comme ça. »
Mais, avant, il devra franchir la Freeblast, le passage le plus épineux. Je l’y rejoins lors d’un entraînement avec corde. Et là où il s’est arrêté en novembre, Alex glisse encore.
Selon mon décompte, c’est la troisième fois qu’il tombe ici. « Ce mouvement n’est vraiment pas sûr. Je n’aime pas ça », me dit-il, alors que nous marquons une pause, juste au-dessus du passage en question. Je réalise à cet instant qu’Alex pourra s’entraîner autant qu’il le souhaitera, il ne maîtrisera jamais cette section comme il le voudrait. Et lui aussi doit sûrement en avoir conscience.
Samedi 3 juin 2017, au matin, sept mois après la tentative avortée d’Alex, je me trouve dans la haute prairie couverte de rosée, presque au pied d’El Capitan. Le ciel est gris, comme toujours juste avant l’aube. On n’entend que le faible bruissement du vent dans les grands pins.
Je regarde Alex à la longue-vue. Il se trouve à 180 m au-dessus de la vallée, sur la Freeblast, le passage lisse qui le tourmente depuis près de dix ans. Ses mouvements, d’ordinaire si fluides, sont saccadés. Son pied tapote contre la paroi, comme sondant la roche pour y enfoncer le pied.
Un quart de seconde plus tard, voici Alex debout sur une vire, à 1 m au-dessus du passage qui l’a hanté pendant tant d’années. Je réalise que je retenais mon souffle. Enfin je peux respirer !
Des milliers de mouvements attendent encore Alex sur cette voie, et le Boulder Problem menace, bien plus haut. Mais, cette fois, il ne renoncera pas. Le voilà parti pour réaliser la plus incroyable escalade en solo intégral de l’histoire.