Expédition Groenland : une mission risquée au service de la science
« Alex a vraiment porté cette expédition. Je portais le projet scientifique, bien sûr, mais c’est lui qui embarquait l’équipe, qui venait me voir chaque jour en me demandant "On fait quoi aujourd’hui ?" » sourit Heidi Sevestre, glaciologue française, membre international du Club des explorateurs, travaillant à l'AMAP, le programme de surveillance et d'évaluation de l'Arctique.
« Alex », c’est Alex Honnold, grimpeur mondialement connu pour l’ascension en solo intégral (sans corde ou équipement de sécurité) d’El Capitan, une formation rocheuse verticale de 900 mètres de haut, dans le Yosemite aux Etats-Unis. Cette ascension extraordinaire a fait l’objet d’un documentaire National Geographic, Free Solo, récompensé par l’Oscar du meilleur documentaire en 2018.
L’expédition en question a été menée en 2023 et fait l’objet d’une série documentaire inédite en trois parties, Expédition Groenland avec Alex Honnold, diffusée sur la chaîne National Geographic les lundis à 21h. Une expédition dans des terres à la beauté époustouflante, qui se réchauffe plus vite que n’importe quel autre endroit sur Terre. Une sorte d’avant-poste du réchauffement climatique où aucune enquête de terrain aussi ambitieuse n’avait été menée ces vingt dernières années.
« Nous nous sommes rendus à l’est du Groenland, dans une région très difficile d’accès. C’est tellement rare de pouvoir aller là-bas que nous avions à cœur de rapporter à la communauté scientifique autant de données que possible » explique Heidi Sevestre, qui a mené lors de cette expédition seize protocoles de recherche, sur les dix-huit protocoles élaborés en amont avec douze institutions scientifiques. « Il est important de comprendre que tout ce qui se passe au Groenland impacte le reste de la planète. Donc quand on se rend au Groenland, c’est pour étudier cette calotte glaciaire, qui, si elle venait à fondre complètement, provoquerait une élévation du niveau des mers sans précédent. Mais on a vite compris pourquoi personne n’avait été sur l’Ingmikortilaq pour faire des prélèvements ! »
Cette imposante structure de granite et de gneiss s’élève des eaux glacées du Nordvestfjord, dans la région de Scoresby Sound, et constituait auparavant l’une des plus hautes falaises marines non escaladées du monde.
Parcourir ces terres si reculées à pied, en bateau puis à flanc de falaise permettait, au-delà de l’exploit sportif, de prélever un grand nombre d’échantillons, encore en cours d’analyse. Ces prélèvements permettront de déterminer comment la calotte polaire a réagi aux changements de température naturels passés, pour mieux prédire comment elle pourrait évoluer dans les années à venir.
EN MILIEU HOSTILE
La série documentaire suit donc Alex Honnold, Hazel Findlay, grimpeuse britannique et Mikey Schaefer, grimpeur et photographe américain, qui découvrent la beauté de cet environnement si préservé de toute activité humaine pour la première fois. À leurs côtés, Heidi Sevestre, le guide groenlandais Adam Kjeldsen et l’aventurier écossais Aldo Kane. Leur itinéraire les a menés aux fjords éloignés et à la calotte glaciaire de Renland, située sur un plateau de haute montagne près de Scoresby Sound. Pour l’atteindre, l’équipe a d'abord dû escalader un monolithe de 460 mètres, connu sous le nom de Pool Wall.
Une fois le sommet du Pool Wall atteint, les membres de l’équipe se sont retrouvés au bord de la calotte glaciaire du Renland. Pendant les cinq jours suivants, ils ont traîné un dispositif ressemblant à un traîneau, qui contenait un radar spécial destiné à mesurer en temps réel la profondeur et la densité de la neige et de la glace sous leurs pieds.
Les protocoles de recherche prévoyaient la pose de capteurs de température sur des falaises, le balayage de l’intérieur des glaciers à l’aide de lasers 3D, et le lancement dans le fjord d’un flotteur spécialement conçu par la NASA, qui sera chargé de collecter des données sur la température et la salinité de l’océan au cours des deux prochaines années.
« Sans Heidi, nous aurions simplement admiré le paysage comme des touristes qui se contentent d’observer la beauté naturelle, ce qui, en soi, vaut toujours la peine d'être documenté » se souvient Alex Honnold. « Mais grâce à elle, on pouvait comprendre à quelle vitesse ce paysage changeait et à quel point il était fragile. »
« Les glaciers, la banquise, c’est là qu’est mon cœur, donc je ne peux que partager cet émerveillement » souligne Heidi Sevestre. « Mais tout de suite, ma formation de scientifique m’oblige à analyser ce que je vois. C’est l’un endroits les plus extrêmes de l'Arctique, où il est censé y avoir de la banquise dix mois sur douze. Le fait que ce fjord-là se réchauffe et que l’on puisse ainsi circuler n’est pas du tout bon signe. »
UNE ASCENSION AU SERVICE DE LA SCIENCE…
Après avoir affronté des roches instables, des températures négatives et des tempêtes soudaines, Alex Honnold et Hazel Findlay ont réalisé en août 2023 la première ascension de l’Ingmikortilaq, l’un des plus grands monolithes du monde : une paroi rocheuse isolée de 1 140 mètres.
Cette ascension était extraordinaire à tous points de vue. Parce qu'elle se déroulait dans un endroit très reculé, que les grimpeurs se sont aventurés sur une paroi qui n'avait jamais été escaladée, un endroit où ce type de recherches n'avait pratiquement jamais été effectué. « C’est tout ce qui m’anime » admet Alex Honnold. « Je suis un grimpeur avant tout et j’aime ce genre de défis. Le bon endroit, le bon type de murs, une ascension jamais réalisée auparavant. Mais quand on commence à ajouter d'autres objectifs, cela rend le projet encore plus intéressant, comme le fait d'être là-bas avec une équipe formidable et de faire de la recherche sur le climat dans un endroit si peu exploré. »
« Je pense que pendant notre expédition, on savait tous qu'on faisait quelque chose qui nous dépassait » abonde Heidi Sevestre. « Les grimpeurs faisaient avancer leur sport en repoussant les limites de l'exploration et de l'aventure. Le reste de l'équipe et moi, on était là pour faire avancer la science. Et c'est ça qui est beau, nous n’étions pas là-bas juste pour nous. Si on était au Groenland, c'est pour vraiment faire quelque chose qui nous dépasse dans nos domaines respectifs. »
Si l’équipe a pris des risques, notamment le risque d’une blessure en traversant à ski une partie de l’itinéraire, c’est pour pouvoir prélever un maximum d’échantillons sur un nombre importants de surfaces et d’endroits pour permettre aux chercheurs de faire les conclusions les plus exhaustives possibles. Des vidéos, des photos, des échantillons de glace et de roches, qui ont amené Heidi Sevestre à grimper pour prélever à la perceuse de précieux témoins du passé géologique de la région.
… ET DE LA PLANÈTE
Calme, méthodique et déterminé en toutes circonstances, Alex Honnold est un grimpeur assuré qui entretient une relation au risque différente de beaucoup d’autres grimpeurs. Mikey Schaefer préfèrera d’ailleurs abandonner l’ascension de l’Ingmikortilaq, qu’il juge bien trop risquée. Quand on l’interroge sur son évaluation du risque, tout particulièrement lors d’ascensions en groupe où les grimpeurs mènent à tour de rôle, Honnold répond qu’il s’entraîne à longueur d’année, grimpant sur toutes les surfaces, pour être capable d’évaluer le risque au mieux : « j’ai toujours en tête de ne pas me blesser, de ne pas me tuer. » Il reconnaît cependant qu’il choisit différemment ses projets depuis qu’il est devenu père il y a un peu plus de deux ans. « Si je dois être loin de ma famille pour une longue période, je veux m’assurer que cela en vaut la peine, que le projet aura une véritable portée. Pas seulement pour escaler un mur, aussi haut soit-il. Expédition Groenland ne se résume pas à l’ascension de l’Ingmikortilaq. C’était l’opportunité de faire avancer la science et de partager nos observations avec le reste du monde. »
Militant de longue date pour la protection du climat, Honnold a créé sa propre fondation, la Honnold Foundation, qui soutient la démocratisation de l'accès à l'énergie solaire partout dans le monde, menant des projets à l’échelle de communautés ou de villes isolées.
« Je n'ai jamais été particulièrement intéressé par la biologie, sauf pour comprendre le type de murs que j’escaladais. Mais en passant tant de temps avec Heidi et en apprenant tant de choses sur l'environnement, je me suis senti encore plus concerné » appuie Honnold. « Le monde a besoin que plus de gens comme Heidi Sevestre soient mis sur le devant de la scène, parce qu'elle fait partie des personnes passionnées qui peuvent amener les gens à s'intéresser à la science. »
En creux des constats alarmants, Heidi Sevestre a aussi fait un constat porteur d'espoir durant l'expédition. « La surprise, c'est que ce glacier est relativement stable. Le fjord se réchauffe, on a eu un été très chaud, il y a eu beaucoup de précipitations et pourtant il tient. Pendant l'expédition, j'ai beaucoup interagi avec les scientifiques qui eux faisaient la veille satellitaire. Pour eux aussi, c'est un mystère, on ne sait pas trop pourquoi, mais ce glacier se maintient malgré tout. »
Un espoir final si nécessaire pour nourrir l'envie de continuer à protéger ces écosystèmes hypnotisants de beauté.
La grimpeuse britannique Hazel Findlay lors de l'ascension de l'Ingmikortilaq, l'un des monolithes les plus hauts du monde, au Groenland.
« Expédition Groenland avec Alex Honnold » est une série en trois parties diffusées à partir du lundi 5 février à 21h sur la chaîne National Geographic.