« Pendant la pandémie, les marchés noirs ont explosé »
Les économies illégales parallèles, qui se jouent des sentiments de solitude et de la confusion générale, seraient en très forte augmentation depuis le début de la pandémie.
Chaque enquête de la série Face au Crime analyse les dynamiques complexes, violentes et opaques des réseaux de trafiquants.
Notre dernier entretien avec Mariana van Zeller, journaliste lauréate des prix Peabody et DuPont, remonte à il y a un an. Elle qui enquête sur les mécanismes internes complexes des réseaux de trafic illégal rend compte de ce monde opaque avec un grand sens de la compassion.
Nous nous rencontrons à nouveau virtuellement, sur Zoom. Cette fois-ci, nous n’évoquons ni son métier de journaliste d’investigation ni l’origine de sa collaboration avec National Geographic pour mieux nous concentrer sur la deuxième saison d’une des séries documentaires les plus audacieuses de ces dernières années : Face au crime, diffusée tous les mardis à 21h à partir du 15 février sur National Geographic.
Véritable immersion dans les marchés noirs, cette série permet à Mariana van Zeller de s’enfoncer dans le monde de l’économie parallèle, où elle côtoie les acteurs invisibles qui contribuent à la croissance des marchés noirs aux quatre coins du monde.
Les dix épisodes de deuxième saison s’intéresseront notamment au trafic international de cannabis et de méthamphétamine, aux dangers des idéologies racistes, ainsi qu’à d’autres marchés noirs, pour exposer les secrets de cet univers criminel.
Dans quelle mesure la pandémie a-t-elle eu un impact sur cette deuxième saison ?
Nous avons commencé à filmer la deuxième saison en juin 2020. J’avais passé trois mois confinée chez moi et tout d’un coup, j’étais de retour sur le terrain. C’était incroyable, car nous avons vite compris qu’il y avait eu une très forte explosion des marchés noirs partout dans le monde. Ce n’est pas très surprenant ; c’est ce qui se produit en cas de ralentissement économique, lorsque les gens se retrouvent sans emploi et doivent trouver une solution pour gagner de l’argent et nourrir leur famille. Les marchés noirs ont gagné de nombreux clients et se sont multipliés avec la pandémie. L’un des épisodes s’intéresse à l’arnaque sentimentale ; elle existait déjà, mais a connu une augmentation de 300 % pendant la pandémie. Les arnaqueurs ont exploité le sentiment de solitude que nous ressentions tous à ce moment-là. Donc oui, la pandémie a vraiment laissé sa marque sur les marchés noirs ; on la voit encore. Que ce soit le trafic de drogues ou d’armes, ou les arnaques, ces phénomènes ont connu une forte explosion.
Qu’avez-vous appris sur les règles qui régissent ces trafic ? Et sur vous, en tant que femme et journaliste ?
Une chose est sûre, ces marchés noirs ressemblent beaucoup aux marchés légaux. Ils fonctionnent parallèlement : il y a une hiérarchie, ils sont bien organisés et ils génèrent des bénéfices énormes. Le trafic de drogue, par exemple, génère entre 400 et 600 milliards de dollars par an (soit entre 350 et 525 milliards d’euros, ndlr). C’est plus que n’importe quel pays au monde, à l’exception des vingt pays les plus riches ! C’est fou, tout l’argent qu’il y a à faire. Ces marchés noirs exploitent aussi les faiblesses du système. Par exemple, lorsque les gens ont commencé à chercher des pass vaccinaux, ils ont commencé à produire des faux pass et de faux masques, et puis ils ont exploité le sentiment de solitude du plus grand nombre. Lorsque vous enquêtez sur les marchés noirs, vous comprenez vite qu’ils existeront toujours, car il y aura toujours des gens pour en exploiter d’autres et qui essayeront de gagner de l’argent rapidement et facilement.
Maintenant, qu’est-ce que j’ai appris sur moi ? C’est assez formidable quand on y pense… La plupart des gens s’imaginent que je dois être démoralisée ou que j’ai une vision négative du monde à cause de toutes ces choses horribles que je vois pour Face au crime, mais c’est tout l’inverse. J’ai découvert que ces gens que je rencontre aux quatre coins de la planète, qu’il s’agisse de trafiquants d’armes, de fabricants de drogues, d’arnaqueurs ou encore de voleurs de voitures, ne sont pas très différents de nous. Nous avons tendance à voir le monde en noir et blanc, mais il est en réalité gris, avec de nombreuses nuances. Quelque part, c’est rassurant de voir que ces personnes, que nous considérons comme les « méchants » de l’histoire, ne sont pas très différentes de nous et qu’elles feraient sans doute le même métier que nous ou auraient au moins eu la chance de travailler dans un environnement légal si elles avaient bénéficié des mêmes opportunités ou grandi dans les mêmes conditions que nous. Ça ouvre le débat et j’espère que Face au crime est l’occasion de réfléchir à ce que nous serions devenus si nous étions nés sous une autre étoile, d’essayer de se mettre à la place de quelqu’un d’autre pendant un court instant… C’est aussi une discussion formidable sur les privilèges et les opportunités qui s’offrent à nous.
N’avez-vous pas peur que certaines personnes, qui connaissent votre identité, s’en prennent à vous ou à votre famille ?
Non. Vous savez, nous avons passé de nombreux mois, parfois même des années, à essayer d’entrer dans ces mondes. Pour chaque personne qui vous dit « oui », une dizaine, voire des centaines d’autres parfois, vous disent « non ». Et quand quelqu’un vous dit « oui », vous vous soumettez le plus possible à ses règles. Nous sommes dans leur monde avec leur autorisation, mais il y a toujours des règles comme, par exemple, ne pas révéler l’endroit où ils vivent ou leur identité ou celle des membres de leur famille. Qui plus est, nous avons tous beaucoup d’expérience. Cela fait près de 20 ans que je m’intéresse aux marchés noirs. De nombreux plans et procédures de sécurité sont également en place, car aucun reportage ne vaut plus qu’une vie. Nous en sommes parfaitement conscients.
La journaliste d’investigation Mariana van Zeller plonge les spectateurs en immersion dans les marchés noirs.
Si des séries cultes comme Breaking Bad racontent des histoires fictives sur le marché noir de la méthamphétamine, dans Face au crime, tout est vrai. Quelle est l’importance d’une série documentaire comme Face au crime pour montrer, avec le style de National Geographic, la réalité aux spectateurs ?
Elle est très importante. La plupart des gens ne le savent pas, mais ces marchés noirs et gris représentent la moitié de l’économie mondiale. C’est-à-dire que la moitié de la population active mondiale travaille directement ou indirectement pour ces marchés noirs et gris. Pourtant, nous ne savons quasiment rien à leur sujet ; il y a tant à apprendre. Si l’on veut porter un coup à ces marchés noirs, il faut cibler la raison principale de leur existence et les motivations des personnes impliquées. Une série comme Face au crime cherche aussi à trouver des solutions et les moyens de mettre un terme aux marchés noirs et d’empêcher leur création.
Cette saison s’intéresse à un trafic un peu plus différent, la propagation d’idéologies, et met en garde contre le suprémacisme blanc extrême notamment, qui continue de gagner du terrain. Quels sont les dangers que représente ce type d’idéologies ?
Elles sont incroyablement dangereuses. Pour moi, l’épisode sur le suprémacisme blanc a été le plus effrayant à tourner de toute la saison. C’est un sujet qui me tient à cœur ; il suffit de regarder autour de soi, de lire les actualités, pour voir que le suprémacisme blanc gagne du terrain… De nombreux pays ont un passé suprémaciste blanc, comme les États-Unis. C’est quelque chose d’effrayant et nous ne voulons absolument pas le revivre. Quand, dans ce pays, vous pouvez être assis à une table en face d’un nazi, qui incite à la violence et parle d’une guerre raciale imminente, il faut tirer la sonnette d’alarme. J’ai fait des pieds et des mains pour réaliser cet épisode et dès que nous avons commencé à filmer, nous avons compris que nous n’étions pas hors sujet. La différence, c’est qu’au lieu de vendre de la drogue ou d’armer des personnes, ces gens disséminent une idéologie de la haine. C’est un monde qui fonctionne exactement comme un réseau international de trafiquants, au sein duquel ils sont en lien les uns avec les autres, s’inspirent les uns les autres, apprennent les uns des autres et vont même jusqu’à se former.
Existe-t-il une ligne que vous ne franchirez jamais ?
Un jour, un de mes professeurs m'a dit qu’il existe toujours, en journalisme, une ligne à ne pas franchir, qu’il faut toujours s’assurer de rentrer avec de la craie sous les semelles. C'est-à-dire que nous devions toujours aller à la limite (tracée à la craie), sans jamais la dépasser. Ça a un peu été le mantra de cette série, elle est toujours à la limite. Nous essayons de voir jusqu’où nous pouvons aller, jusqu’où nous pouvons repousser cette limite. Chaque saison, nous allons encore plus loin et nous ratissons plus large, comme avec le suprémacisme blanc et la chirurgie esthétique, des thèmes qui, au premier abord, semblaient hors sujet.
Sur quels marchés noirs aimeriez-vous enquêter dans la saison 3 ?
Aller encore plus loin, c’est le défi de la saison 3, nous y sommes déjà parvenus dans certains épisodes. La prochaine saison s’annonce excellente !
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.it en langue italienne.