Les paysages sonores, vecteurs de créativité
Chaque lieu possède sa propre mélodie. Pour les musiciens en tournée, le mantra est simple : s'arrêter, écouter et retranscrire.
Les artistes ont toujours parcouru le monde en quête d'inspiration. Pour la musicienne Dessa, le point de départ d'une vie à la recherche de paroles dans des destinations lointaines était un voyage à Umeå, en Suède.
Depuis des années, je vis de mes tournées en tant que chanteuse et rappeuse. Comme beaucoup d'autres musiciens professionnels, je passe plusieurs mois d'affilée sur la route, branchant chaque soir le même micro à un câble différent sur une nouvelle scène dans une nouvelle ville. Mais la meilleure façon de lier le voyage à la création artistique n'est pas la tournée, parfois répétitive. C'est entre deux tournées, lorsque je suis censée écrire de nouvelles chansons, que je compte sur le voyage pour me transcender et me plonger dans l'écriture.
Bien entendu, je n'ai pas toujours écrit des chansons. Si vous êtes passé par le Dairy Queen du Mall of America en 1995, on s'est peut-être déjà croisés. J'avais 14 ans, j'étais souvent prise pour un garçon et j'étais certainement la plus dévouée du personnel de DQ. Si vous ou votre enfant avez commandé un Blizzard avec mélange de friandises, j'ai dû vous le servir à l'envers (sur instruction du manager) devant vos yeux ébahis.
Si je prenais mon rôle chez DQ autant à cœur, c'est en partie parce que je suis une incurable Type A mais aussi parce que l'argent que j'allais mettre de côté grâce à cet emploi devait m'aider à financer une grande ambition : à l'été 1995, je partais pour la première fois à l'étranger. J'ai pris l'avion seule, jusqu'en Suède, pour un long séjour chez ma meilleure amie d'enfance, Maria. Elle y était née et sa famille avait décidé de retrouver leur ancien foyer, une petite ville appelée Umeå, juste en dessous du cercle arctique.
Les sons d'un café d'Istanbul ont offert à l'artiste le petit bois nécessaire à l'écriture de « Fire Drills », une chanson influencée par ses voyages.
Élancée, malicieuse et intrépide, Maria était un mélange entre Audrey Hepburn, Fifi Brindacier et Tyler Durden. À ses côtés, les balades avaient un goût d'aventure internationale. J'étais pétrifiée par tous les produits proposés dans les supermarchés. Je suis quelque peu tombée amoureuse d'un ami de la famille qui s'appelait Jonathan (à prononcer Yoo-na-tahn) et dont je me souviendrai toujours comme une sorte d'Adrian Brody.
Même le soleil semblait étrange à ces latitudes : à 23 h, il rayonnait encore d'une lumière dense couleur ambre. J'ai appris à aimer le réglisse salé, je venais donc d'acquérir un nouveau goût. J'adorais découvrir que les Suédois avaient un mot pour le fait d'être seul à la maison sans les parents, ou un autre pour « juste la bonne quantité » et par-dessus tout fjortisar : un terme qui désigne l'immaturité propre aux adolescents.
Très jeune, le langage me passionnait. C'était mon premier amour et après cet été passé à Umeå, le voyage était devenu mon second. (Mention spéciale à mon coup de cœur du lycée, Henry Jacox, dont j'avais rasé à l'époque les initiales dans mon dégradé de skateuse.)
Dans les années 1990, j'écrivais des poèmes et je chantais beaucoup à la maison, sans toutefois nourrir l'ambition de devenir musicienne professionnelle, le genre d'ambition extravagante qui aurait probablement fait l'objet de plaisanteries lors des dîners de famille. De plus, je n'étais que la deuxième ou troisième plus belle voix de mon lycée. Il semblerait néanmoins que c'était suffisant. À 20 ans, un rappeur m'a demandé si je voulais rejoindre son groupe après l'une de mes performances remarquées à un slam de poésie.
Je ne suis pas la musicologue qui prend la route un dictaphone glissé dans son pantalon cargo, cherchant l'inspiration dans les mélodies et les instruments de destinations lointaines, même si parfois la chance me sourit et cela se produit. La chanson « Fire Drills », l'un des titres les plus connus de mon album Chime, s'ouvre sur un clip audio que j'avais enregistré avec mon iPhone dans un café d'Istanbul.
J'ai pour habitude de simplement flâner dans les rues, souriant aux inconnus potentiellement ouverts à la conservation, un peu de monnaie en poche si un vendeur ambulant venait à me proposer une gourmandise que je n'ai encore jamais goûtée. Je pense que l'on pourrait résumer la situation à une équation mathématique simple : plus on voit du pays, plus on nourrit notre imagination. Notre esprit s'enrichit de nouveaux noms, d'autres verbes et de nouvelles images qui pourront être exploités plus tard, au service d'une nouvelle chanson.
Mais pour moi, la grande magie des voyages internationaux réside dans ce qu'ils vous enlèvent. Je ne peux pas être marrante ou éloquente à Pékin. Je ne peux même pas y demander du lait pour mon café. Je ne sais pas comment prendre le train. Je ne sais pas quelles pièces sont trop vieilles pour être acceptées à Londres. Je ne sais pas ce que signifient tous ces panneaux à Delhi mais une chose est sûre, ils sont plutôt jolis ; le hindi a des allures de dentelle. Dans les pays dont je ne connais ni la langue ni les normes, la moindre tâche quotidienne me demande beaucoup d'efforts.
Le voyage a eu une influence profonde sur la créativité de Dessa, ici en concert au El Rey Theatre de Los Angeles, en Californie.
Le voyage déconnecte l'autopilote ; il nous force à redonner à nos sens toute notre attention, les expressions sur le visage des passants, la réflexion de la lumière sur l'eau, les graffitis sur les murs d'une église. Nous redevenons sensibles aux tâches et aux objets les plus insignifiants et, la plupart du temps, ils nous apparaissent merveilleux.
Il n'y a pas mille façons d'écrire une chanson d'amour. L'émotion est dans les détails. Mon but est de me défamiliariser avec les rouages en rotation constante de l'interaction humaine, de les voir sous un nouveau jour, en espérant remarquer un détail mineur qui pourrait vivifier une scène autrement oubliable : la trace de bronzage laissée par une bague de mariage, la brève apparition d'un tatouage dissimulé par une manche, le stylo trituré montrant qu'il est temps de changer le patch de nicotine, la petite inspiration audible que font les résidents d'Umeå pour exprimer leur consentement. Ce sont les petites observations qui donnent à une histoire toute son importance.
À elle seule, une émotion forte ne compose pas une chanson captivante, tout comme une pile de sucre ne constitue pas un dessert attirant. Il faut une dose de culture et de manipulation pour que s'opère la métamorphose, une courge confite à Mexico, un opéra dans une pâtisserie parisienne, un Kit Kat au wasabi à Tokyo ou un Blizzard double beurre de cacahuète dans un centre commercial géant du Minnesota.
Pour ceux d'entre vous qui n'ont pas encore visité la Suède, la réglisse salée (le salmiakki) a le goût de réglisse imbibée de sauce soja et aspergée de javel. Quoi qu'il en soit, prenez le grand paquet, j'imagine qu'il vous faudra une quinzaine de bonbons avant de commencer à les apprécier.
Dessa est une rappeuse, chanteuse et l'auteure de My Own Devices: True Stories From the Road on Music, Science, and Senseless Love. Retrouvez-la sur Instagram et découvrez sa musique ainsi que ses dates de tournée sur son site Web.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.