Voyage : l'Amérique des grands sentiers
Les États-Unis possèdent un réseau de sentiers de grande randonnée unique au monde.
Magdalena Balazova contemple une vallée, près du PCT, dans le parc national de Yosemite, en Californie. De plus en plus de marcheurs empruntent les sentiers de grande randonnée, mais ceux-ci sont souvent mal entretenus.
Ma maison d’été n’a pas de prix : aujourd’hui, ni Jeff Bezos ni Bill Gates ne pourraient se l’offrir. Elle se trouve sur les pentes du mont Hood, dans l’Oregon, près du Pacific Crest Trail (chemin des Crêtes du Pacifique), à la limite des arbres, là où les troncs rabougris laissent place à de délicates prairies alpines fleuries. Une petite rivière glaciaire m’y berce dans mon sommeil. Je passe là chaque été depuis que j’ai 14 ans. L’essentiel de l’année, une neige épaisse recouvre la maison. J’ai la chance qu’elle appartienne à ma famille, mais elle appartient aussi à tous. Car elle se situe sur une terre publique, au sein du Paradise Park. *
Non loin passe un sentier de randonnée tracé autour du mont Hood dans les années 1930 par le Civilian Conservation Corps, au plus fort de la Grande Dépression – et qui a finalement été raccordé au Pacific Crest Trail (PCT). Nous avons dépensé de l’argent pour ouvrir l’accès à ces espaces alors que le pays était bien plus pauvre qu’aujourd’hui et, maintenant que les États-Unis sont l’une des nations les plus riches du monde, nous n’arrivons pas à entretenir ces chemins correctement. Ils sont en danger pour des raisons interdépendantes – changement climatique, incendies et budgets insuffisants, notamment. Non seulement nous n’avons pas su protéger notre patrimoine, mais nous donnons parfois l’impression de le gaspiller.
« Il y en a tant qui ont disparu », déplore Barney Scout Mann, un vétéran des sentiers de grande randonnée des États-Unis. Son livre Journeys North («Voyages vers le nord») relate son périple tout le long du PCT, du Mexique au Canada. Président du bureau du Partnership for the National Trails System, une association de défense des sentiers de grande randonnée, Mann marche en pleine nature depuis les années 1960. Il se souvient de chemins secondaires retournés à l’état sauvage, faute d’entretien. «Les sentiers sont un choix, rappelle-t-il. Si nous ne les utilisons pas, ils disparaissent. »
J’ai commencé à randonner à l’âge de 6 ans. Mon père nous a emmenés, ma mère et moi, lors de la première de ses nombreuses expéditions de chasse sur les traces des sangliers (lesquels n’ont jamais rien eu à craindre de notre part). Je me suis pris de passion pour la nature sauvage.
Les sentiers offrent un antidote à notre autosatisfaction et à notre matérialisme postindustriels. Ils sont les cathédrales de la nature, nous laissant à la fois interdits et humbles devant une présence plus grande que nous-mêmes.
Le Pacific Crest Trail (sentier des Crêtes du Pacifique, PCT), long de 4 265 km, donne accès à l’aire protégée des Castle Crags, dans le nord de la Californie. Là, Micah Bettinger conduit des groupes d’escalade à la face est, granitique, du mont Hubris (1 646 m).
Avec la pandémie de coronavirus, l’appel des sentiers a semblé plus fort encore. Au printemps, pour les Américains confinés, les vastitudes du dehors sont apparues comme un phare pour l’âme – mais de nombreux parcs ont fermé et on a prié les randonneurs de rentrer chez eux (tous n’ont pas obéi). Le virus renforce peut-être notre désir irrépressible de trouver, tel Henry David Thoreau au XIXe siècle avec l’étang de Walden, la thébaïde où nous ressourcer et prendre du recul par rapport à notre monde si tumultueux.
À l'heure où l'acrobate et moi discutions hypothermie dans l’État de Washington, Heather Anderson établissait un record en parcourant la totalité du PCT en soixante jours, soit une moyenne de 70 km par jour sur un terrain extraordinairement accidenté. Enfant, elle détestait l’exercice physique. Mais elle a entendu parler de l’Appalachian Trail, et sa vie s’en est trouvée changée : «L’idée qu’il y avait un sentier bien réel où l’on pouvait marcher sur des milliers de kilomètres m’a touchée au fond de moi-même. Je ne connaissais rien à la randonnée. »
Anderson a été la première femme à parcourir les trois sentiers de grande randonnée majeurs des États-Unis en un an : Appalachian Trail (3 525 km, de la Géorgie au Maine), PCT (4 265 km) et Continental Divide Trail (sentier de la ligne de partage des eaux), le roi des chemins, qui longe les montagnes Rocheuses sur 4 990 km. Si vous marchez vers le nord sur le Continental Divide Trail et que vous crachez sur votre gauche, les molécules peuvent se retrouver dans l’océan Pacifique ; mais, si vous crachez sur la droite, elles rejoindront peut-être l’Atlantique.
Le nombre des grands randonneurs – qui parcourent un sentier d’une seule traite – est monté en flèche. Les autorités de gestion des sentiers estiment qu’entre les années 1990 et aujourd’hui, le nombre de personnes parcourant ces itinéraires d’un bout à l’autre est passé d’environ 150 à près de 5 000 sur le PCT, d’environ 1 500 à 4 000 sur l’Appalachian Trail, et d’une dizaine à environ 500 sur le Continental Divide Trail.
Les grands randonneurs suscitent attention et envie, mais représentent bien moins de 1 % des usagers des sentiers.
Jason Greene et sa chienne traversent la rivière Sandy, dans la Mount Hood Wilderness area (aire naturelle du mont Hood), dans l’Oregon. Le PCT longe le flanc ouest de la montagne de 3 430 m, la plus haute de l’État.
Ces derniers marchent le plus souvent pour une journée ou un week-end, ou ne parcourent qu’un tronçon de sentier. Mais tous forment une foule en constante évolution. Lorsque j’ai commencé la grande randonnée, les sentiers étaient surtout le domaine d’hommes blancs – comme moi. Désormais, on y croise partout des femmes telles que Heather Anderson. Le livre de Cheryl Strayed, Wild (« Sauvage »), y a attiré des foules de jeunes femmes – certaines cherchant, comme elle, à se retrouver en… se perdant dans la nature.
« J’ai laissé six ongles d’orteils dans ma randonnée de quatre-vingt-quatorze jours sur le Pacific Crest Trail, m’a-t-elle raconté. Mais j’y ai gagné tout ce qui compte vraiment pour moi. » Le nombre de randonneurs a aussi augmenté parce que la technologie et un matériel plus léger ont rendu la nature plus accessible. L’article de National Geographic sur le PCT le constatait déjà voilà cinquante ans, notant qu’une « tente en Nylon n’alourdissait que de 3 livres et demie (1,5 kg) » un sac à dos. Aujourd’hui, à titre de comparaison, j’utilise une bâche Zpacks de 210g.
En ces temps d'inégalités, les sentiers nous rendent plus égaux. Le matériel et la nourriture ont bien sûr un coût, mais, le plus souvent, les randonneurs n’ont pas à payer de droits d’accès. Ils n’ont qu’à étendre un tapis de sol et un sac de couchage, et le lieu leur appartient – seul un ours pourrait faire valoir des droits d’antériorité.
De même, une grande diversité sociale règne chez les randonneurs. Des ouvriers du bâtiment frayent avec des chirurgiens. Sur les sentiers, il n’y a ni richesse ni pauvreté – juste des PUDS qui nous donnent des leçons d’humilité.
On observe en revanche un manque de diversité ethnique. En général, il y a eu peu de randonneurs noirs ou latinos. Mais leur nombre augmente lentement, en partie grâce aux efforts d’associations telles qu’Outdoor Afro.
Elsye Walker est la première Afro-Américaine à avoir parcouru les trois grands sentiers. On l’avait avertie à propos de suprémacistes blancs dans l’Idaho, dit-elle, mais elle a adoré randonner à travers cet État, sur le Continental Divide Trail : «Les gens étaient incroyablement amicaux. »
Elsye Walker, ici sur le PCT, est la première Afro-Américaine à avoir parcouru les trois plus grands sentiers des États-Unis.
« Il y a tant de gens qui, de façon totalement inattendue, vous accueillent et vous emmènent chez eux pour vous proposer de partager leur repas, ajoute Elsye Walker. Mon amour pour l’Amérique s’en est vraiment trouvé grandi. »
La communauté des randonneurs compte aussi notablement peu d’Amérindiens, même si les sentiers empruntent leurs terres ancestrales.
«Ces terres ont été volées aux ancêtres des peuples autochtones, estime Amanda Wheelock, de la Continental Divide Trail Coalition. Chaque kilomètre traverse la patrie ancestrale d’au moins une tribu. C’est un sujet qui, du fait du peu d’implication du National Trail System en général, n’est guère débattu ni sujet à réflexion dans nos décisions de gestionnaires. »
Les écologistes devraient faire plus d’efforts, je pense, pour non seulement protéger la nature, mais aussi pour y amener les gens, par des pratiques non destructrices. Cela aiderait à diversifier la communauté des randonneurs, à donner la chance aux jeunes rivés aux écrans d’être piqués par une abeille, et à s’assurer qu’il existe une base de sympathisants prête à s’engager sur le long terme en faveur des grands espaces.
Nous devons construire ce socle, car, franchement, les sentiers souffrent. Dans l’ensemble, le réseau américain a continué à s’étendre, malgré la disparition de certains tracés. Mais nombre de chemins sont dans un état désastreux. Les sentiers de grande randonnée sont en bonne partie entretenus grâce aux bénévoles. Leur travail de déblayage des arbres et de débroussaillage représente environ 1 million d’heures par an.
Cela ne suffit pas. Le Continental Divide Trail reste inachevé; de longues sections du parcours suivent le tracé de routes goudronnées. On peut en dire autant du prochain grand sentier auquel je prévois de m’attaquer : le Pacific Northwest Trail, qui va du Montana à l’océan Pacifique, via l’Idaho et l’État de Washington. Les bénévoles peuvent déblayer un arbre tombé, mais pas reconnaître un itinéraire et aménager une piste.
Magdalena Balazova (dite Sticks [«bâtons »] parmi les randonneurs) se fraie un passage à travers les broussailles, au sud du lac Tahoe. L’an dernier, la neige a recouvert une grande partie du sentier jusqu’à fin juin. À l’aide de leurs cartes, boussoles et applications GPS, les randonneurs devaient trouver leur chemin le long des cours d’eau et au gré des gués.
Le manque d’entretien le plus exaspérant est peut-être celui des rigoles de drainage à intervalles réguliers. Sans elles, la pluie transforme un sentier en ruisseau. Un jour, dans l’Oregon, avec l’Acrobate, nous remontions un sentier escarpé, le long d’un ruisseau, sous une violente averse. Nous ignorions si nous marchions dans le ruisseau ou sur le sentier : deux ruisseaux coulaient côte à côte. Avec ce type d’érosion, un sentier devient rocailleux, et les randonneurs préfèrent marcher à côté. Bientôt, plusieurs chemins laissent leur marque sur la nature.
«Les budgets du Service des forêts ont été dilapidés dans la lutte contre les incendies », selon Tom Vilsack, qui, en tant que secrétaire d’État à l’Agriculture du président Obama, avait la haute main sur cette administration. Signe très encourageant, toutefois : le Congrès débat cette année du Great American Outdoors Act (loi sur les grands espaces américains), qui prévoit d’allouer des milliards de dollars à des projets d’aménagement de terres publiques.
La recrudescence des incendies résulte en partie du changement climatique, qui a asséché les forêts. En outre, il a favorisé la prolifération d’un nuisible, le scolyte (coléoptère xylophage), qui a dévasté les forêts de conifères, de l’Alaska au Colorado. Quiconque randonne sur le Pacific Crest Trail ou le Continental Divide Trail voit d’immenses étendues de forêt ressemblant à des bois primitifs inviolés – sauf qu’ils sont bruns et morts, une autre atteinte associée au changement climatique. Ces forêts défuntes ne sont plus bonnes qu’à fournir du petit bois.
Résultat, les incendies sont désormais une réalité de la vie sur les sentiers. Jeune randonneur, je ne pensais jamais aux feux de forêt. Or, ces douze dernières années, j’ai été confronté de près à deux incendies. Une autre fois, la fumée était si épaisse que j’ai dû porter un masque.
Keifer Edelmayer dîne au bord de la Chips Creek, une petite rivière, dans la Lassen National Forest, dans le nord de la Californie.
Il y a beaucoup à redire sur la mauvaise gestion des sentiers. Les intérêts miniers, ceux de l’exploitation forestière et de l’élevage cherchent à mettre en coupe réglée les terres publiques, empiétant davantage sur la nature sauvage. Les dirigeants politiques n’ont pas toujours fait preuve d’une grande passion pour la protection des terres publiques. Et le changement climatique se poursuit sans entrave. Mais nous, randonneurs, devons aussi nous regarder en face, car nous avons tous une part de responsabilité.
La plupart d’entre nous avons été trop occupés à parcourir les sentiers au lieu de militer en leur faveur. Nous avons souvent fait preuve de complaisance envers le changement climatique. Et randonneurs et vététistes passent parfois trop de temps à se quereller, au lieu de travailler ensemble pour préserver la nature qu’ils aiment.
Impossible non plus d’accuser qui que ce soit d’autre des pires fléaux que l’on trouve sur nos sentiers : les dégradations dues au papier hygiénique, en particulier près des sites de campement. Tout routard qui se respecte devrait emporter une minipelle, qui pèse moins de 15 g.
On pourra arguer que les zones naturelles protégées constituent la véritable exception américaine. Le monde compte de nombreuses démocraties, beaucoup de pays disposent d’une technologie avancée, et certains affichent une espérance de vie plus longue ou un revenu par habitant plus élevé que les États-Unis. Aucun autre grand pays, cependant, ne dispose d’un réseau de sentiers de grande randonnée pouvant rivaliser avec le sien.
Dans le parc national des Séquoias, en Californie, une «famille de randonneurs » venus du Canada, de Suède, d’Israël, de France et d’Allemagne partage un repas.
Pour comprendre la Russie, peut-être faut-il emprunter le Transsibérien à travers la steppe sans fin. Pour voir l’Australie, prendre un avion. À Venise, sauter dans une gondole. Mais, pour apprécier l’Amérique, faites une randonnée. Ces grands sentiers sont un phénomène propre aux États-Unis. Le fait que des équipes de bénévoles en assurent en grande partie l’entretien reflète la loyauté qu’ils inspirent à leurs «anciens ».
Les sites naturels nous rappellent notre place dans le monde. Ils sont, comme on dit, « la meilleure idée de l’Amérique», et il vaut mieux nous en occuper, afin que les enfants des enfants de nos enfants connaissent eux aussi la joie d’être dévorés par les moustiques, terrorisés par un serpent à sonnettes – ou de tomber en arrêt devant la majesté brute du monde naturel.
Article publié dans le numéro 253 du magazine National Geographic