Les Alpes, la randonnée la plus majestueuse d'Europe
Panoramas sublimes, villages de montagne et félicité attendent les marcheurs qui parcourent les sentiers grandioses du GR5.
La floraison des épilobes annonce l’arrivée de l’été dans cette vallée alpine proche du mont Thabor.
Ma plus grande peur est peut-être sur le point de se concrétiser. Un grondement menaçant se fait entendre depuis l'est, de l'autre côté de la frontière avec l'Italie.
Je risque fort de me retrouver pris au piège dans un dangereux orage de montagne alors que le ventre gris des nuages lance des éclairs sur les pics en contrebas, suivis de rideaux de pluie argentée. J’avance à grandes enjambées sur le col des Thures, au son de mes bâtons de marche qui cliquètent sur le chemin encore sec et poussiéreux. Le soleil de juillet me réchauffe. Arrivé aux chalets des Thures, je m’arrête pour boire un peu d’eau fraîche des Alpes à une fontaine, avant de descendre la piste et de pénétrer dans une vallée encadrée de pins et de schistes pour gagner le village de Plampinet. Il faut que je sorte du sentier avant que l’orage n’arrive mais, étrangement, je ne me presse guère et ne ressens que de l’émerveillement devant le spectacle météorologique, potentiellement létal et pourtant si beau, qui se déroule tout près d’ici.
Se presser n’est ordinairement pas une option pour ceux qui traversent les Alpes à pied en suivant le GR5, un sentier de grande randonnée d’environ 250 km qui part des Pays-Bas. J’arpente la section la plus connue, qui s’étend du lac Léman à Nice et serpente sur 620 km à travers les Alpes. Les cadences de marche sont rythmées par le sentier lui-même et par la forme physique de chacun, mais aussi par les caprices de la météo estivale. Bien que ce GR soit un grand classique pour les amateurs et qu’il soit segmenté pour permettre aux randonneurs de passer la nuit dans des refuges ou des villages, il rime en règle générale avec une solitude salutaire. La bonne vieille solitude : au mieux, le téléphone capte de temps en temps. Ce qui compte sur le GR5, c’est l’ici, le maintenant, ce que nos sens peuvent absorber du moment. Alors que les crises mondiales se multiplient et font tâche d’huile, le GR5 offre un répit. Par le passé, j’ai goûté à la méditation bouddhiste et ce fut un échec ; peut-être que ces montagnes me réserveront une meilleure expérience.
Je dois bien admettre que mon approche vaguement bouddhiste du GR5 n’était pas partagée par ceux qui ont foulé ces chemins avant moi comme le furieux Hannibal, qui a traversé les Alpes en l’an 218 av. J.-C. avec son armée et ses éléphants en direction de l’Italie, ou bien par Ötzi, brave homme de l’âge du cuivre tué par une flèche dans ces montagnes il y a quelque 5 300 ans, et dont on a retrouvé le corps momifié après la fonte d’un glacier en 1991. Quoi qu’il en soit, je trouve l’ici et le maintenant du GR5 magnifiques. Ils m’inspirent une admiration qui surpasse la fatigue, la solitude et même mes inquiétudes concernant les orages et les crues subites, les glissements de terrain et les éclairs assassins qui les accompagnent.
Sentier du GR5.
« Bonne route ! », me lance gaiement le personnel de santé d’un poste de secours du lac Léman où je demande mon chemin avant de commencer mon périple par un après-midi bruineux de la mi-juin, dans le hameau de Saint-Gingolph, à la frontière franco-suisse. Bientôt, je me retrouve seul sous les gouttes qui tombent d’une canopée à feuilles caduques, alors que je fais route vers les sommets, au milieu des fougères gorgées d’eau et des rochers tachetés de mousse, sur un GR5 drapé de brouillard. Le jour suivant en revanche, ensoleillé de bout en bout, c’est une vague de chaleur insolite qui accompagne mon ascension et me fait transpirer alors que j’essaie de rester à l’affût des balises du sentier dans ces vallées tapissées de violettes et mouchetées de papillons. Un escalier naturel de granit me mène droit vers le col de Bise (du nom de ce vent froid du nord). À bout de souffle, dégoulinant de sueur sous ma casquette, je me dis que j’aurais bien besoin de ce vent du nord là, tout de suite, puis je me fraie un passage à travers des branchages et tombe sur des plaques de neige d’un blanc éclatant au milieu de la rocaille.
Les guides de voyage m’avaient pourtant annoncé un temps frais et humide ! Peu importe, je pose mon sac par terre et en sors une cuillère. Je commence par gratter la couche supérieure du manteau neigeux puis laisse fondre sur ma langue une cuillérée de neige dont la texture rafraîchissante et friable et la pureté cristalline me revigorent.
S’il n’y avait pas de GR5 à leur époque, cela n’a pas empêché certains des plus grands lettrés d’autrefois de s’émerveiller devant ces paysages. Lord Byron parlait des montagnes alpines comme de « palais de la nature » où « tout ce qui effraie et agrandit l’âme en même temps / est réuni sur ces antiques sommets / Ils semblent montrer jusqu’à quel point la terre peut s’approcher du ciel». Son contemporain Samuel Rogers a loué « cette puissante chaîne / de montagne, s’étendant d’est en ouest, / si massive, et pourtant si spectrale, si céleste, / qu’elle appartient plus aux cieux qu’à la Terre. »
Et ce n’est pas Étienne Pivert de Senancour, écrivain des Lumières, qui les contredirait. Oberman, son roman épistolaire inspiré par les Alpes, avait éveillé mon intérêt pour la région et m’avait donné envie de connaître ses idylles en haute montagne qu’il décrivait, et le mélange d’émerveillement et de « liberté alpestre » qu’il glorifiait.
Une heure plus tard, je plante ma tente aux chalets de Neuteu. Ces cabanes abandonnées surplombent des pentes couvertes de pins et un autel en pierre arrivant à hauteur de poitrine. Il renferme une sculpture de Saint-Roch, un sage barbu en habit de montagne médiéval accompagné d’un chien, peut-être un saint-bernard, et des bougies consumées que les visiteurs qui m’ont précédé ont allumées en son honneur. Le grondement incessant de la fonte des neiges, qui coulent en cascades dans les crevasses environnantes, fait office de bande-son. Alors que le soleil se couche derrière les pics, je me déshabille, nettoie à la fontaine des chalets la terre accumulée sur mes vêtements pendant la journée et me couche. Le sommeil vient vite mais une lumière m’en tire peu à peu. L’aube, déjà ? Non. J’écarte le rabat de la tente et aperçois la pleine lune, une perle lumineuse dans un ciel de cobalt. Bien que profane, je ressens néanmoins, alors que je baigne dans les rayons de lune, un je-ne-sais-quoi qui me fait penser à cette paix biblique qui «dépasse tout ce que l’on peut comprendre ».
Le GR5, c'est aussi profiter de la sécurité d'une tente avec les montagnes en toile de fond.
Un matin, quelques jours plus tard, alors que j’arpente des sommets embrumés au sud de La Chapelle-d’Abondance, l’oreille attentive aux orages, je suis saisi de peur dès que je glisse sur le sentier boueux et que se présente à moi la vue soudaine et proche d’un abysse de rocaille. En début d’après-midi, alors que je me suis égaré hors du sentier parmi les nappes de brouillard, je me retrouve à crapahuter en crabe à quatre pattes vers le sommet, le long d’une pente abrupte et herbeuse qui mène au col des Mattes. Je titube, m’agrippe à l’herbe d’une main, m’appuie sur mon bâton de marche de l’autre. Une heure passe, puis deux ; j’ai l’impression de ne pas beaucoup progresser avec cette brume qui m’isole et me désoriente.
Lorsqu’elle se dissipe, j’aperçois un panneau indiquant Les Mattes quelques mètres au-dessus de moi. Euphorique, je m’y hisse et scrute la pente raide qui file en contrebas dans le Val d’Abondance, au milieu d’un troupeau de vaches blasées. La pluie me flagelle lors de ma redescente le long des méandres du sentier boueux. Je marche à tout petits pas, de peur de glisser et de dégringoler de la montagne.
Des bruits de pas résonnent derrière moi. Je m’arrête, effrayé: un taureau en maraude ? Un sanglier qui charge ? Non, un jeune coureur français en collants Gore-Tex avec des genouillères fluorescentes et des gants de protection. Il me dépasse sans effort (« Bonjour, monsieur ! ») avant de disparaître dans un virage. Surpris et envieux, je reprends timidement ma prudente marche. Le soir venu, je me trouve au bord d’un gouffre, près du chalet L’Etrye. Des nuages s’élèvent de la vallée et planent au-dessus de moi, le chalet qui semble suspendu dans l’éther est gardé par des faucons aux cris stridents. Ensorcelé par cette redoute anguleuse, je renonce à continuer à avancer et décide de camper à côté du chalet. Les faucons ne tardent pas à se retirer ; la brume enveloppe les pans de ma tente; puis, à minuit passé, la pluie vient crépiter sur la toile. Une symphonie de clochettes à vache se fait entendre et se mêle à la mélodie apaisante de vents subtiles. Une certaine mélancolie règne ici (Senancour la nommait ce « bien-être mêlé de tristesse »). J’ai l’impression d’être le dernier survivant sur Terre.
Le lendemain, après une rude ascension du col de Bassachaux, je déjeune sur la terrasse du restaurant La Haute Bise, accompagnant mon steak et ma salade d’un verre de côtes-du-rhône à la robe pourpre. Je me remets en route après le repas et ne tarde pas à être rejoint par un randonneur chevronné, Antti, qui vient de Finlande. Je suis surpris et admiratif quand je découvre qu’il considère que parcourir le GR5 revient à peu près à faire une balade digestive prolongée. Pour lui, le rythme établi dans le guide est bien trop paisible.
Le photographe a réalisé ce cliché d’un coucher de soleil sur l’Aiguille du Midi (3 842 m), dans le massif du Mont-Blanc, grâce à un système de double exposition intégré à son appareil.
C’est en partie dû à sa méthode experte pour préparer son sac ; il optimise la distribution du poids pour garder l’équilibre et n’emporte que du matériel ultraléger. Alors que le Mont-Blanc se profile quelque part à l’horizon derrière les nuages, nous faisons une pause pour qu’il réorganise mon sac à dos. Bilan de l’opération: il semble peser 5kilos de moins. Même dans une discipline aussi élémentaire que la randonnée, l’avis d’un connaisseur peut faire toute la différence.
Le GR5 replonge en Suisse pendant près de 25 km avant de repasser en France dans la ville de Samoëns. J’y fais le plein de spécialités savoyardes : saucisses de sanglier piquantes, tarte au reblochon et tomme, porc accompagné de champignons et de noisettes. Mais la neige qui couvre les cols suivants m’oblige à monter à bord d’un train à Cluses, destination Landry, une ville minuscule dont je m’empresse de quitter la chaleur étouffante une fois descendu du train.
Je suis un sentier bordé d’aiguilles de pin qui n’en finit plus de grimper. En contemplant les pics s’élevant vers le ciel ou les prairies luxuriantes en contrebas, je me dis que si ne pouvons pas ralentir le passage du temps, nous ne sommes toutefois pas obligés de subir les blessures qu’il nous inflige. Nous pouvons aller randonner dans des contrées sauvages comme celles-ci et nous fondre dans leur majesté.
Alors que le soir tombe, j’entre dans un large canyon. Un pont de bois apparaît au-dessus du Ponturin, près de la source de ce torrent. Je le traverse tant bien que mal pour atteindre le refuge d’Entre le Lac, près des eaux turquoise du lac de la Plagne, où je passe la nuit en compagnie d’une quarantaine de randonneurs tapageurs, français pour la plupart, profitant d’une camaraderie toute alpine. Comment sont-ils arrivés jusqu’ici ? Je me pose la question avant de découvrir que le refuge se trouve à l’intersection de plusieurs parcours.
« Les Alpes sont l’endroit le plus chaleureux de toute la France », dit l’auteur. Parmi les plaisirs que le GR5 réserve aux randonneurs figurent la vision de fleurs éclatantes dans des pots suspendus à l’extérieur d’une maison, dans un village de montagne près de Chamonix.
Un groupe de randonneurs britanniques m’invite à leur table. Je leur demande comment ils font pour arriver à dormir dans un endroit comme celui-ci. « Facile !, me répond l’un d’eux, en brandissant son verre de vin rouge. Il faut boire beaucoup ! » Tout bien considéré, je suis son conseil.
Senancour évoquait l’existence d’un certain instant dans les Alpes comme étant « digne d’être le premier jour d’une nouvelle vie ». Le lendemain matin, je m’éloigne du refuge sous un ciel céruléen, continuant mon ascension, dans la fraîcheur vivifiante de l’air. Bientôt je me balade sur le col de la Grassaz, un plateau dont le décor se compose de prairies où gambadent des marmottes et du lac du Grattaleu, qui reflète les montagnes striées de neige en surplomb.
Ici, le GR5 est un sentier graveleux et plat. Mes pensées vagabondent alors que je pose le regard sur le lac et que mes oreilles s’imprègnent du gargouillis d’un ruisseau qui trouve sa source dans le champ de neige devant moi. Je ne peux pas m’empêcher de ralentir. Envoûté, je pose mon sac à dos et m’assois sur un monticule de terre.
La chaleur finira par revenir quelques jours plus tard, à mon arrivée à Briançon, lors de mes adieux au GR5. Mais à ce moment précis, je me penche en arrière, les bras derrière la tête et je ferme les yeux. La paix. Ici et maintenant, un instant digne d’une nouvelle vie.
Sentier de 2 500 km, le GR5 part des rives de la mer du Nord, aux Pays-Bas, traverse les Alpes françaises et finit sa course au bord de la Méditerranée, à Nice. Une variante populaire, le GR52, mène à Menton, à l’est de la Riviera, pour un final spectaculaire.
Article publié dans le numéro 22 du magazine National Geographic Traveler. S'abonner au magazine