Entre le Diable et le bleu de l'océan
Le paysage volcanique de Lanzarote a donné naissance à bien des mythes et légendes incandescents, mais l’île offre également des couleurs chatoyantes, un calme apaisant et la meilleure cuisine de l’archipel.
Chaque année en février, les diables investissent Teguise. Ils signalent leur arrivée avec des clochettes, portent des masques de chèvres démoniaques aux cornes et aux dents pointues, des combinaisons blanches ornées de figures géométriques colorées, et des tennis pour pourchasser les enfants épouvantés et ravis dans les rues, ainsi qu’un long bâton terminé par un sac en peau de chèvre, qui sert à donner un léger coup sur la tête des imprudents qui se font prendre.
C’est le carnaval des diables de Teguise ou « diablotins », qui se tient depuis plus de 600 ans dans l’ancienne capitale coloniale de Lanzarote (à l’exception d’une longue période durant laquelle l’Église et la couronne d’Espagne l’ont interdit). Toutefois, cet événement a des origines bien antérieures, « ancrées dans les rites agricoles et liées à la fertilité des anciens Mahos, ou Lanzaroteños », explique Francisco Hernandez Delgado.
Né à Teguise, il était à la fois terrifié et fasciné par les diablotins dans son enfance. Depuis, il étudie ces traditions en profondeur, et est désormais le « chroniqueur » officiel de sa ville natale. On dit que les aborigènes ont importé ces danses démoniaques rythmées par les saisons de leurs villages ancestraux du nord de l’Afrique, explique-t-il. On a découvert plus tard qu’elles avaient également beaucoup de points communs avec des rituels similaires d’Amérique latine.
Lorsque les Espagnols ont conquis les Canaries au 15e siècle, ils ont apporté leurs propres fêtes franciscaines. « À l’occasion du Corpus Christi, ils mettaient en scène une lutte entre le Bien et le Mal, et y ont intégré les danseurs de Lanzarote dans le rôle des diables », explique Francisco. Ainsi, une tradition païenne s’est mêlée à une fête chrétienne, parfaite illustration de l’évolution culturelle de l’île, où se mélangent de multiples influences.
Carmelo Miguel Cejas Delgado, fabricant de masques de diablotins, est déguisé en démon pour participer aux festivités centenaires de Teguise.
« Le mélange entre aborigènes, Maures, Normands et Castillans a créé un contexte qui a poussé l’Inquisition à interdire de telles festivités. » Les mythes persistants de Lanzarote sont inspirés de ce melting pot, ainsi que de l’environnement, autrefois sculpté par les volcans toujours actifs.
Des éruptions ponctuelles en 1720, 1736 et 1824 ont créé d’immenses champs de lave et des cônes fumants dans l’ouest de l’île, paysage spectaculaire désormais protégé par le parc naturel de Los Volcanes, lui-même niché au cœur du parc national de Timanfaya. Tours en bus, sentiers de randonnée et promenades à dos de chameau vous permettront de sillonner entre les cratères lunaires et les Montañas del Fuego (montagnes de feu en français), coulées de magma pétrifiées.
Au centre de cette zone désolée se trouve un cratère bordé de figuiers qui mène à une cavité obscure, autrefois considérée comme un portail menant aux enfers. Le volcan et sa caverne sont nommés d’après Pedro Perico, le berger local qui affronta un énorme bouc maléfique qu’on disait possédé par le diable. Au cours de la lutte, notre héros s’agrippa aux cornes de la bête, et tous deux furent précipités dans l’abysse, pour ne plus jamais réapparaître.
L’une des « Montagnes de feu » du parc national de Timanfaya, paysage lunaire composé de champs de lave, de cratères fumants et de pics formés par des éruptions volcaniques il y a des centaines d’années.
Ou c’est du moins ce que les traditions orales de l’île affirment. Un spécialiste du folklore local pense que ce conte est apparu vers 1500, mais le professeur Domingo Concepción García est persuadé que ses origines sont antérieures. Il aurait probablement pour point de départ une légende aborigène, bien avant que le paysage ait pris sa forme actuelle. Expert de la biologie et de la gastronomie de l’île, Domingo Concepción García est d’avis que les peuples du Sahara ont accosté sur Lanzarote avec leurs chèvres dans des barques rudimentaires, du temps où les bordures de ce grand désert étaient beaucoup plus verdoyantes.
« Il a aussi amené des céréales et des graines anciennes comme l’orge », déclare-t-il. Ce sont les ingrédients du gofio, farine qui permit aux habitants de survivre, toujours utilisée dans la cuisine canarienne. Les meilleurs restaurants de l’île incorporent le gofio à leur menu, mais le professeur fabrique le sien à partir de grains torréfiés. Et chaque matin, il boit le lait des chèvres élevées par son frère. Ses parents étaient exploitants agricoles. La famille était pauvre, et il se rappelle le manque de variété du régime alimentaire de l’époque.
« Du lundi au vendredi on mangeait de la soupe, le samedi du poisson, et le dimanche de la viande en ragoût ou du puchero. » L’essor du tourisme à Lanzarote a introduit d’autres aliments ces cinquante dernières années. Même si la topographie de l’île ne se prête normalement pas aux cultures (le climat est trop sec et l’eau rare), les éruptions du passé ont fertilisé les pentes de Timanfaya de leurs cendres riches en nutriments.
Les voyageurs peuvent désormais savourer d’excellents vins dans les vignobles locaux, dont les ceps poussent exceptionnellement bien dans le sol volcanique. Ils peuvent également faire halte pour déjeuner au restaurant El Diablo, où les viandes de poulet, de porc et de bœuf sont cuites à la chaleur du volcan. Ce restaurant emblématique a été conçu par César Manrique, artiste maintenant décédé à qui l’on doit également le magnifique centre d’accueil du parc.
Les raisins poussent à merveille sur le sol volcanique riche en cendres de Lanzarote. Plantés à l’intérieur de demi-cercles de pierre logés dans de petits cratères, ils sont bien à l’abri du vent. Résultat : les visiteurs peuvent déguster d’excellents vins.
Parmi d’autres œuvres de Manrique, on peut citer le Jardin de cactus de Guatiza et le centre culturel de Los Jameos del Agua, où se tiennent des concerts dans des grottes volcaniques, foyers des crabes albinos aveugles. Il a construit l’une de ses résidences (maintenant transformée en musée) dans une palmeraie à Haría, et une autre sur des bulles de lave à Tahíche. Cette dernière est désormais le siège de la Fondation César Manrique. Les visiteurs peuvent y admirer sa collection de tableaux, qui compte des Picasso et des Miró, ainsi que ses propres œuvres, inspirées des couleurs et des formes de Lanzarote… le rouge poudré et le noir brut, résultat magique des catastrophes naturelles du passé ; le bleu du ciel et la mer cobalt au loin ; le vert profond des cristaux d’olivine, également présents dans les météorites et à la surface de la planète Mars, utilisés pour fabriquer les bijoux en péridot ; et le jaune orangé du xanthoria, champignon lichénisé, doyen des espèces vivantes de l’île.
On peut également citer les traditionnelles maisons blanches, au bois peint en bleu ou vert, et leurs toits et patios conçus pour recueillir l’eau de pluie. Manrique a lutté pour que ces conceptions soient préservées au début de l’ère du tourisme. Sa défense passionnée de l’architecture de Lanzarote est sans doute la raison pour laquelle même les stations balnéaires les plus fréquentées, telles que Puerto del Carmen, Playa Blanca et Costa Teguise, conservent leur charme d’antan et ne sont pas dominées par des immeubles de résidences secondaires.
Un certain équilibre règne sur les plages et dans les villes plus calmes comme La Santa, qui abrite toujours une petite flotte de pêche, malgré son attrait indéniable pour les amateurs de sports nautiques du monde entier. Le vent et les vagues du large attirent particulièrement les surfeurs, qui peuvent prendre de très belles vagues toute la journée, avant de déguster des crevettes en soirée.
De nombreuses plages bordent l’île. À l’extrémité de la région de Pedro Perico, on trouve des anses secrètes où puffins et faucons pèlerins planent au-dessus de plages isolées. Au nord, on trouve le sable blond et les bars chiringuito de la plage de La Garita, véritable contraste avec la paisible baie de Caletón Blanco, dont l’eau turquoise miroite entre les formations de lave.
Elle représente parfaitement Lanzarote et son équilibre improbable qui nous émerveille, avec ses coulées de magma figé sur fond d’océan qui les ont fait naître. Comme le disait César Manrique : « L’univers n’a plus de secrets pour lui-même. Il ne nous reste plus qu’à faire preuve d’humilité… et à essayer coûte que coûte de tirer les leçons de siècles de cette harmonie qui nous émerveille et qu’il nous est donné de découvrir. »