Une histoire écrite dans les étoiles
Aujourd’hui célèbre pour ses plages, sa gastronomie et ses festivals, la Grande Canarie possède également une tradition de mystère, avec ses grottes profondes et ses lumineuses constellations.
Il n’existe aucune différence entre le ciel constellé d’étoiles que nous pouvons admirer de nos jours à la Grande Canarie, et celui qu’observaient les premiers habitants de l’île, il y a de cela 2 000 ans. On pense que ce peuple, connu aujourd’hui sous le nomd’Aborigènes des Canaries, était composé de colons, de prisonniers ou d’exilés des tribus berbères d’Afrique du Nord. Isolée, cette population a créé des mythes autour de la création du monde en observant le firmament.
Ces anciens habitants adoraient les dieux du soleil, de la lune et le ciel lui-même, et craignaient les démons qui vivaient sous la terre volcanique qu’ils foulaient. On dit que des chiens démoniaques appelés tibicenashabitaient dans des grottes et des cratères qui servaient de portails vers l’enfer, et surgissaient la nuit pour dévorer le bétail ou de malheureux bergers sous la voûte étoilée de l’île.
La qualité de la lumière projetée par les constellations, alliée à la profondeur de la nuit, sont restés pratiquement inchangés au cours des millénaires, bien après l’annihilation des dieux et des monstres aborigènes par la religion catholique et les conquistadors espagnols. Aujourd’hui, la Grande Canarie est inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO en 2018 et une destination prisée des astronomes amateurs.
D’incroyables formations rocheuses, comme le Roque Bentayga, se prêtent idéalement à l’observation des étoiles.
L’île a des coordonnées idéales, à 28 degrés de latitude, explique Gauthier Dubois, astronome français qui vit et travaille aux Canaries depuis plusieurs décennies. Sa position unique proche de l’équateur et éloignée des pôles permet d’observer la totalité des étoiles, qui tournent selon les saisons. Et, cerise sur le gâteau, il n’y a aucune pollution lumineuse pour gâcher le spectacle, explique Gauthier.
Les activités humaines et les lumières électriques sont principalement concentrées au nord-est, dans la région de la capitale, Las Palmas. Les vents dominants soufflent de ce côté et forment des nuages bas appelés « ventre d’âne », qui libèrent un air humide sous forme de « pluie horizontale ». Le ciel est donc dégagé dans les montagnes, à l’intérieur des terres, et dans le sud peu peuplé, où Gauthier anime des ateliers d’astronomie dans des lieux choisis avec son entreprise, AstroGC. « En l’absence de lune, on peut observer des constellations lointaines à l’œil nu, comme Andromède, Hercule et Omega Centauri. »
Avec ses quatre télescopes à grande ouverture, dont un qu’il a construit lui-même, il peut également montrer à ses clients des nébuleuses, des étoiles doubles et des bras spiraux situés à plus de 30 000 années-lumière, et leur donner « l’impression de faire un voyage en plein cœur de la galaxie, environnés de milliers d’étoiles ». En mars et avril, Canopus, la deuxième étoile la plus brillante, évolue dans un ciel exceptionnellement clair au-dessus de la Grande Canarie.
Gauthier se sent tout petit lorsqu’il observe sa trajectoire, et un sentiment de curiosité le rapproche des premiers colons préhispaniques : « Qui sommes-nous ? Pourquoi sommes-nous ici ? Quelle est notre relation à l’univers ? Les anciens habitants des Canaries se posaient indubitablement les mêmes questions. Et même s’ils ne disposaient pas des mêmes moyens que nous, ils parvenaient à dessiner des cartes célestes absolument remarquables. »
On en trouve une trace dans la roche volcanique des montagnes sacrées, où les Aborigènes qui observaient les étoiles ont laissé des marqueurs et des monolithes, non loin des télescopes du 21 e siècle du Centre astronomique de Roque Saucillo et de l’observatoire de Temisas. Un autre observatoire bien plus ancien se situe dans le complexe archéologique de Risco Caído, sur l’autre versant de la montagne, au cœur de nombreux sentiers de randonnées, de points de vue et d’exploitations agricoles qui produisent du café et de l’huile d’olive d’une qualité exceptionnelle.
Les Montagnes sacrées de la Grande Canarie font le bonheur des archéologues avec leurs nombreuses grottes, creusées à même la roche par les anciens habitants de l’île.
On pense qu’une des grottes, dotée d’un dôme parabolique, servait de calendrier céleste sur l’interprétation de la lumière du soleil et de la lune filtrant par un orifice. Tout près, à Acusa Seca, des habitations creusées à flanc de montagne par les habitants du 5e siècle sont toujours habitées, et certaines peuvent même se louer pour les vacances. Les anciens villageois ont également peint les parois des cavernes avec des formes géométriques, préservées sur le site de Cueva Pintada, et ont construit un vaste réseau de silos à grains dans la montagne à Cenobio de Valerón.
Des archéologues de l’entreprise Tibicena, nommée d’après les chiens démoniaques craints des Aborigènes des Canaries, ont découvert des trésors d’objets artisanaux dans des poches dissimulées dans le paysage. La plupart d’entre eux sont désormais exposés dans le Museo Canario de Las Palmas. Parmi ces objets, on trouve des outils, des œuvres d’art, des idoles et même des momies. Ces indices ne résolvent cependant pas tout à fait les mystères de la vie sur l’île avant la conquête espagnole. Même le nom de l’archipel reste une énigme.
Le terme « Canaries » est issu du latin canārius, « relatif aux chiens ». La Grande Canarie s’appelait autrefois Canariae Insulae, ou Île aux chiens. D’après une source, l’origine du nom provient des nombreux chiens féroces observés sur la rive par des émissaires de l’empire romain, peut-être les ancêtres de la race native, le podenco canario, auquel les fermiers ont toujours recours pour chasser le lapin. Ou peut-être s’agissait-il de phoques, que les Romains appelaient « chiens de mer », ou de lézards géants, espèce indigène de l’île qui existe toujours. Ou, pourquoi pas, de démons mangeurs de chair humaine venus de l’enfer. Il s’agit plus probablement d’une confusion linguistique, car d’autres théories suggèrent que l’origine du peuple de l’archipel remonte à la tribu des Canarii, anciens habitants du massif de l’Atlas, au Maroc.
Aujourd’hui, les habitants de l’île jouissent d’un mélange de cultures pré et post-coloniales. Les visiteurs de Las Palmas de Grande Canarie peuvent observer la transition entre ancien monde et monde moderne dans le quartier historique de Vegueta. Dans La Casa de Colón, maison du gouverneur datant de la Renaissance, on peut admirer des cartes et instruments de navigation utilisés par les marins et les marchands en route vers le Nouveau monde, qui faisaient escale ici. Les vents et courants favorables ont fait de cette ville portuaire un centre commercial majeur entre l’Europe et les Amériques. Aujourd’hui, les navires chargés d’or ont cédé la place aux cargos et bateaux de croisière, qui déchargent des passagers désireux de profiter de marchandises dédouanées, de soupes de poisson, de ragoûts de viande, de la plage de Las Canteras et de son récif corallien.
Las Palmas de Grande Canarie est un mélange de cultures pré et post-coloniales, véritable témoignage visuel de l’histoire de l’île.
Les voyages d’agrément font partie de l’histoire et de la tradition de la ville. En atteste l’hôtel Santa Catalina, qui date du 19e siècle. À cette époque, on pensait que l’air marin salé possédait des propriétés curatives. La Grande Canarie est alors devenue une station dédiée au bien-être. Aujourd’hui, le carnaval de Las Palmas de Grande Canarie, qui se tient entre fin janvier et début mars, est une célébration colorée et multiculturelle du patrimoine de l’île, vieux de 500 ans.
À cette même période de l’année, l’étoile géante Canopus veille sur les festivités, brillant de tous ses feux. La nuit, par temps clair, on peut presque ressentir la présence des divinités des anciens habitants des Canaries, observant les actes de leur peuple et ce qu’il est devenu au fil des siècles, moment infime pour les dieux.