Malaisie : le Belmond Express est de retour
Jungles, îles, fauves : montez à bord de l’Eastern & Oriental Express, qui vient d’être rénové, et partez à l’aventure avec style dans la péninsule malaisienne.
Les passagers de l’Eastern & Oriental Express peuvent admirer un paysage de jungle époustouflant depuis le wagon d’observation.
Ce n’est pas un rêve ; par à-coups, je suis en train d’être éjectée du lit. Je retombe sur le matelas, vaseuse, et je chasse les vestiges de mon sommeil en clignant des yeux dans l’obscurité dense des premières heures du matin. Une seconde, deux secondes de grondements… et voilà que se produit une nouvelle secousse. Un bref instant, je me trouve en suspension, flottant en l’air comme l’assistante d’un magicien.
Je me trouve à bord de l’Eastern & Oriental Express, un train exploité par Belmond, qui secoue… dans tous les sens du terme. Rénové puis relancé en février 2024 après une pause de quatre ans due à la pandémie, la petite sœur sud-est asiatique du Venise-Simplon-Orient-Express a repris du service dans les jungles de Malaisie. Et une fois sur sa lancée, on ne l’arrête plus ou presque.
On comprend que son emblème soit un tigre gracieux et cambré peint en plein saut sur les wagons et mis en valeur par des bandes dorées brillantes sur un fond vert et crème. Dans l’obscurité de ma chambre, l’expérience de cette chevauchée en train correspond exactement à l’idée que je me fais de ce que cela peut-être que de chevaucher un tigre. Toujours prêt à bondir, il marque des pauses, réévalue, se prépare, recule, avant d’enchaîner une série de foulées bondissantes sur les rails bordés d’arbres, aussi confiant et fier que n’importe quel fauve.
Le train a quitté Singapour la veille, et voilà qu’après avoir franchi la frontière malaisienne, nous nous frayons un chemin vers le nord, entre jungles denses et milieux de nulle part, direction Taman Negara, l’une des plus anciennes forêts tropicales du monde. C’est une aventure qui ne demande aucun effort de ma part ; l’occasion de plonger dans les profondeurs de la nature en restant sous une couette.
Le plan est simple : d’abord, nous débarquerons pour explorer le parc national, l’un des derniers bastions du tigre de Malaisie (Panthera tigris jacksoni) avant de revenir à la bifurcation qui nous conduira à George Town, sur l’île de Penang, ville connue pour son esprit artistique. En tout et pour tout, il faudra quatre jours pour compléter l’itinéraire « Wild Malaysia », l’un des deux nouveaux itinéraires saisonniers inaugurés pour célébrer la renaissance du train.
L’Eastern & Oriental Express traverse Kluang, une ville située au nord de Singapour.
Si les nuits peuvent être mouvementées, les matins poignent quant à eux tout en douceur. Les puissants effluves terreux de café noir qui s’immiscent sous ma porte me ramènent à moi-même, comme un réveil olfactif. Les premières lueurs du jour filtrent au travers d’une ouverture dans les rideaux à pampilles et produisent un unique rayon rose pâle qui balaie la pièce alors que le train fait, semble-t-il, tout son possible pour me rendormir. Nous voyageons désormais sur un tronçon plus calme.
J’ouvre les rideaux et laisse la lumière inonder mon compartiment, une State Cabin décorée avec une palette de tons aquatiques vert émeraude et bleu canard, un hommage velouté à la ville côtière de George Town. Les quinze wagons du train ont tous été rénovés et rafraîchis, mais la cabine ressemble presque à une capsule temporelle dans son dévouement au style victorien tropical : broderies malaisiennes, marqueterie en bois de cerisier avec motif à damier et abat-jours à fleurs en cristal Lalique. Çà et là, au milieu de ce décor, surgit le tigre : il orne chaque étiquette de bagage, chaque carte d’embarquement, chaque chausson matelassé.
Mon wagon est situé à l’arrière du train, juste avant la voiture d’observation et sa plateforme découverte protégée par des garde-corps dorés et lustrés. La veille au soir, à l’après-dîner, des viveurs se sont attardés ici jusque tard dans la nuit, profitant des palmiers illuminés par la lune et faisant passer des portions de Bombay mix avec des cocktails pétillants à l’ananas. En cette heure, en revanche, cela a tout l’air de l’endroit idéal pour les lève-tôt comme moi qui souhaitent savourer une tasse en robe de chambre.
Après une incursion brinquebalante dans le couloir lambrissé en proie au roulis, je franchis des portes vitrées embuées et je sens une bouffé d’air chaud me caresser le visage. J’ai de la compagnie ; un conducteur en repos vêtu d’un uniforme de la compagnie ferroviaire d’État qui fait fonctionner et exploite la ligne. Il est assis en silence sur l’un des bancs, les bras solidement croisés contre la poitrine, les yeux lourds, la tête qui dodeline, hypnotisé par le spectacle.
La State Cabin est décorée avec une palette de tons aquatiques vert émeraude et bleu canard, un hommage à la ville côtière de George Town.
Cela arrive sans prévenir. Lorsque je le rejoins, je ne peux m’empêcher de me sentir bercée par la vue des rails qui défilent sans fin le long des couloirs de la ligne, ordonnées et bordés de palmiers dont les frondes s’élancent les unes après les autres vers cette démarcation à l’horizon où la jungle rencontre le ciel. Des détails entrent dans mon champ de vision et en ressortent presque aussitôt : des clairières couvertes de plantes rampantes, des formations karstiques calcaires couleur d’albâtre, taillées à la serpe tels des ongles de pieds de géants, et des rivières léthargiques.
De temps à autre, des agrégats de toits ondulés en fer émergent abruptement de la brume et me dévoilent subrepticement les rituels matinaux qui prennent place entre eux : une femme qui fait un signe à son enfant sur le pas d’une porte ; une famille à trois sur une mobylette ; des chiens errants qui somnolent dans la lumière ambrée du soleil levant et dont l’oreille tressaute à peine alors que nous passons dans un bruit de ferraille. Un troupeau de chèvres se disperse soudain, effrayé par notre tigre bondissant.
GRIFFES CACHÉES
Il y a un derrick dans la jungle. Du moins, c’est ce dont cela a l’air de loin. Sur cette tour couleur rouille, qui prend appui sur le sol forestier, serpente un escalier qui conduit à une plateforme d’observation circulaire. Dans cette mer composée de toutes les nuances de vert imaginables, où le chant triste des gibbons couvre le bourdonnement monotone des insectes et où des poissons ondulent dans les eaux boueuses, la tour semble étrangement artificielle, mais il y a une bonne raison à cela.
« Quelque chose est en train de bouger », prévient notre guide, Muhammad bin Othman, qui a déjà quasiment atteint la tour qui se dresse devant nous au bout de la passerelle qui file entre les cimes. Je suis descendue du train après le petit-déjeuner et désormais, le soleil de la fin de matinée commence à me taper sur la nuque, ses rayons pénétrant dans les interstices de la canopée, ça et là, au gré de son mouvement de balancier, comme autant d’éclats lumineux et fragiles. À l’horizon, les nappes bleutées de la brume s’accrochent aux bosses lointaines du Gunung Tahan. La chaleur tropicale a épaissi l’air, si bien que l’on a l’impression qu’il est aussi dense que l’eau.
« Calao ! », crie Muhammad en désignant un amas indistinct de plumes monochromes en plein vol. « C’est un calao pie », précise-t-il alors que la queue de l’oiseau disparaît entre des lianes. « Nous en avons neuf espèces en tout. La plus effrayante est le calao à casque rond, car son cri devient de plus en plus rapide et agaçant. Nous l’appelons l’oiseau-belle-mère. » Il nous le fait écouter sur son téléphone : ses hululements deviennent de plus en plus frénétiques et culminent en un ultime rire grinçant digne d’un super-méchant.
Entrés par la lisière occidentale du Parc national de Taman Negara, nous suivons désormais un sentier en forme de boucle sur la passerelle qui traverse la canopée de la forêt ; cela nous permet de minimiser notre impact sur le sol de la jungle. Il y a peu, Muhammad a aperçu une panthère depuis son poste d’observation perché dans les arbres, elle était lovée dans l’ombre en contrebas. Cette région abrite en tout et pour tout sept espèces de félins, dont la panthère nébuleuse (Neofelis nebulosa) et le tigre de Malaisie, qui est menacé d’extinction. Muhammad n’en a encore cependant jamais vu.
À en croire Rudyard Kipling, le tigre est une créature à craindre par-dessus tout, un tourbillon de griffes et de crocs ; la fureur à l’état pur. Mais ici, en Malaisie, les opinions à son égard son plutôt positives. Les mascottes à l’effigie de tigres apparaissent partout, des armoiries malaisiennes aux maillots de football. Des expressions malaisiennes rendent d’ailleurs hommage à la ruse et à la force de l’animal : tunjuk belang, qui signifie « montrer ses rayures », c’est-à-dire « montrer son vrai visage », ou encore sembunyi kuku, qui signifie « griffes cachées », comprendre « talent caché ». Le silat harimau, art martial malais, est influencé par les gestes du tigre ; précis, fluides et puissants. Selon certains, les maîtres de cet art pourraient eux-mêmes se transformer en tigres.
Des touristes font un tour en pickup dans le Parc national de Taman Negara dans l’espoir d’y apercevoir des tigres.
Après un trajet cahoteux dans la benne d’un pick-up qui nous a fait nous enfoncer encore davantage dans la forêt et passer devant une maison en béton partiellement détruite par les éléphants de la forêt, nous atteignons le Dewan Terbuka Open Hall, qui n’est guère plus qu’un toit pointu dans une clairière. Des écailles de poissons brillent comme des pierres précieuses sur un tronc non loin de là, preuve de la présence d’une autre habitante de la forêt, la loutre. Mais nous sommes ici pour en apprendre davantage sur le tigre de Malaisie avec les bénévoles de MYCAT, un programme citoyen de défense de la faune.
Eric Chan est adossé à un banc de pique-nique à l’intérieur de l’Open Hall. Il est vêtu de noir et porte à l’avant-bras un tatouage en lettres capitales : « Natura nihil frustra facit » (« La nature ne fait rien en vain »). Il nous explique toute l’importance du tigre dans la région. « La survie du tigre est particulièrement importante pour les Batek, le peuple autochtone qui vit là, nous apprend-t-il. D’après eux, les tigres peuvent imiter les cris d’autres animaux et même se métamorphoser. Pourquoi est-ce important ? Eh bien, pour eux, tout son qu’ils entendent, même dans le ciel, pourrait provenir d’un tigre. C’est de là que vient cette vénération ; le respect. Beaucoup croient que les tigres témoignent aussi de la santé de la forêt ; s’ils vont bien, l’écosystème va bien. »
J’en déduis que cela ne va probablement pas très bien. Le tigre de Malaisie est la plus petite sous-espèce de tigres et n’est présent que dans la péninsule malaisienne. Et à l’instar de la population mondiale, ses rangs ont été décimés ; on en dénombrait 3 000 dans les années 1950 et il n’en reste plus que 150. Ils sont au bord de l’extinction, traqués par des braconniers qui utilisent leurs organes pour des remèdes traditionnels, et dispersés à un niveau tel dans la jungle que même des chercheurs comme Éric n’en ont jamais vu un seul.
En plus de ses campagnes pour repeupler des zones déboisées et y introduire des viaducs pour relier les poches forestières qui subsistent au bénéfice de la faune, MYCAT tient un compte de la population de tigres grâce à des pièges photographiques à détection de mouvements. Par le biais du programme communautaire Cat Walk, supervisé par des rangers, les touristes sont également invités à contribuer aux démarches locales de défense de l’environnement en randonnant dans la jungle en compagnie de professionnels pour les aider à documenter la présence de tigres et de braconniers.
Ce soir-là, de retour à bord du train, le mur de jungle qui défile par les fenêtres est si dense que l’on comprend facilement pourquoi les chercheurs passent toute une vie sans jamais voir de tigres. C’est l’heure du dîner, et au bout de la voiture-restaurant bondée se tient le chef taïwanais André Chiang : stoïque, vêtu d’une tenue d’un blanc immaculé, et si grand que sa coupe courte effleure le bord supérieur du cadre de la porte. « Les épices sont ce qui suscite l’impression de lieu », nous lance-t-il, à mes compagnons de tablée et à moi-même, non sans une touche de théâtralité travaillée, alors que nous sommes installés dans des fauteuils en velours rouges et que nos flûtes de champagne tintent doucement sur les nappes amidonnées. « Avec ce menu, vous devriez pouvoir deviner où vous êtes les yeux fermés. »
L’élégance est chez André une seconde nature. Dans un espace équivalent à celui d’un placard sous un escalier, sans la possibilité de faire demi-tour pour aller chercher un ingrédient oublié, il concocte des repas composés de trois plats qui évoquent largement notre environnement, c’est-à-dire l’Asie du Sud-Est, tout en empruntant à l’occasion des éléments appris dans les cuisines de restaurants français étoilés au Michelin. Ces deux derniers jours, nous avons eu droit à des repas de choix, notamment à une salade niçoise relevée au kimchi ainsi qu’à une joue de bœuf braisée pendant seize heures accompagnée d’une sauce aux neufs poivres.
Sur la passerelle qui file entre les cimes, le guide Muhammad bin Othman montre les merveilles du Parc national de Taman Negara.
Une fois les tasses de thé reposées sur leurs soucoupes, la plupart des autres passagers ont rejoint le piano-bar. Il est tard, mais les festivités commencent à peine. « Je suis nerveuse ! », annonce Janet Lee dans son microphone en posant une main gantée de satin noir sur sa poitrine recouverte d’une robe carmin comme pour feindre d’avoir le trac. Elle ne l’est pas, bien entendu. Elle traverse la voiture bondée en se déhanchant avec la facilité de l’habitude, et alors que le train fonce dans la nuit, chacun de ses pas devient une cible mouvante ; accompagnée d’un pianiste en nœud papillon, elle entonne O mio babbino caro, un air d’opéra. « J’ai oublié les paroles ! », annonce-t-elle avec un sourire malicieux, marquant une pause pour récolter des rires.
Tout dans ce wagon-bar lambrissé tient du cinéma ; les intrigues de films s’y écriraient d’elles-mêmes. Les hôtes s’allongent sur des canapés jaune canari en velours frappé de part et d’autre du couloir et sirotent des cocktails caramélisés aux fruits tropicaux qui étaient enflammés voilà encore quelques secondes. Les barmen remuent vigoureusement des martinis ; une femme en robe verte prend des photos alors que l’on met le feu à une autre boisson. Un homme en costume lilas éclate de rire ; dans le brouhaha, je n’ai pas pu distinguer la chute de la blague. On ne peut s’empêcher d’imaginer qui serait le détective, l’homme d’affaires, l’assassin. Janet passe avec une allure théâtrale, le wagon s’est transformé en podium.
TERMINUS
Zulfadli Fadhli est un motard, et il est cool, c’est indéniable. Je le rejoins le lendemain matin, après être descendue du train à Butterworth, sur le continent, pour attraper un ferry qui me permettra de traverser le détroit qui me sépare de l’île de Penang. Tout de noir vêtu, lunettes noires sur le nez et t-shirt des Pogues sur le dos, Zulfadli manœuvre sa Vespa pour se positionner devant tout le monde aux feux rouges et louvoie entre une nuée de pétrolettes qui hoquètent comme des casseroles sur le feu. Je suis assise à l’arrière, je m’accroche à ce t-shirt des Pogues et quand le feu passe au vert, l’accélération me tire vers l’arrière.
Nous sommes à George Town, capitale du Penang, pour découvrir la ville par sa facette créative. Délaissant le terminal des ferries, où les cornes de brume des bateaux se mêlent aux vagues qui lèchent le port et où des noix de coco flottent dans l’eau, nous pénétrons dans un enchevêtrement de bus, de camions et de scooters qui klaxonnent. De chaque côté de la rue se trouvent des shophouses (des bâtiments faisant à la fois office de commerce et de maison) qui ont baissé la grille, des sanctuaires chinois et des temples hindous aux dômes en forme d’oignon. Ces derniers se font de plus en plus nombreux à mesure que nous approchons du quartier indien, où l’odeur des épices flotte comme de l’encens dans l’air.
Low Chung Tsu, mon guide, qui porte un bandana noir dans ses cheveux argentés, arrive sur une autre Vespa et en descend. Il a vécu à George Town toute sa vie et peut retracer son ascendance ici sur six générations ; sa famille avait fui la Chine pour échapper à la famine. Plus de la moitié des résidents de George Town ont des ancêtres chinois, tandis que 10 % environ ont une ascendance indienne ; c’est en partie dû à l’héritage des colons britanniques qui apportèrent avec eux des ouvriers indiens à la fin du 18e siècle.
Low Chung nous fait passer devant une fresque représentant un homme indien âgé dont la tête est enveloppée dans un turban orange et qui se tient à la poupe d’une barque, le regard fixé sur un point au loin. Ses pieds se sont effacés voilà longtemps ; ils se sont décollés avec le plâtre qui, en s’effritant, a laissé paraître les briques en dessous. Les motards passent à toute vitesse et semblent à peine remarquer l’homme au regard perçant.
À bord, les passagers de chaque voiture ont droit à une sérénade chantée par des professionnels.
« À partir de 2008, le street art de ce genre a vraiment connu un essor », explique Chung Tsu en esquivant une mobylette. « Le gouvernement a décidé de donner carte blanche aux artistes pour peindre où ils le souhaitaient, tant qu’ils en avaient la permission. » Les artistes sont désormais omniprésents à George Town et font autant partie du tissu social que les hawkers, des halles dédiées à la nourriture, et les embouteillages. Nous avançons, passons devant des immeubles peint d’un vert criard et des installations artistiques faites de métal tordu, jusqu’à atteindre Lubuh Carnarvon.
Debout dans le cadre d’une porte, Peishern Kang nous fait signe. Elle porte une jupe-culotte rouge à motifs sous un crop top assorti. Toubib reconvertie en modiste, elle a transformé le shophouse de sa famille, vieux de 200 ans, en studio d’artiste où elle dessine des vêtements fait avec des tissus d’Asie du Sud-Est pour son entreprise, Betterthanblouses, tandis que son époux, Thomas Powell, peint, et que son père vend des antiquités. Nous retrouvons Thomas à l’intérieur. Ses cheveux bruns frôlent le col de sa chemise et son jean est, on pouvait s’y attendre, couvert de peinture.
Les shophouses comme celui-ci ont été conçus pour mêler vie domestique et professionnelle. Ce sont des lieux qui permettent de gérer des entreprises commerciales depuis chez soi, et dont la partie boutique a pignon sur rue. Beaucoup appartiennent aux mêmes familles depuis des générations, et les bâtiments patrimoniaux de ce type sont l’une des raisons qui expliquent pourquoi George Town a fini par être inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO en 2008. « Ce qui est spécial avec cet espace est que vous pouvez voir un shophouse dans sa forme originelle, explique Peishern. La plupart sont désormais des Airbnb, mais nous avons conservé le nôtre tel qu’il a toujours été. »
C’est un espace long et étroit. Des portants de vêtements en batik laissent la place à des piles de tableaux et à un assortiment d’objets hétéroclites : des valises vintage, des paravents en soie anciens, des boîtes à chapeaux. Au-dessus de nos têtes, un puits de lumière situé à côté de ventilateurs de plafond laisse entrer la lumière. Bien trop tôt, le crachotement d’une mobylette qui se gare à l’extérieur me signale qu’il est temps de s’en aller, et me voilà en train de zigzaguer dans les embouteillages pour retourner au terminal des ferries.
Le train est une retraite bienvenue après le vacarme de George Town. Arrivée à temps pour le déjeuner, je prends place dans le wagon-restaurant Malaya. Alors que nous glissons vers le sud, et vers le terminus de notre itinéraire à Singapour, la vue offerte par les fenêtres de chaque côté prend soudain une tournure aquatique. C’est comme si nous avions perdu pied et que nous nous étions retrouvés dans la mer ; un drap d’eau s’étire, parfaitement plat, des rails jusqu’à l’horizon, où, entre les montagnes bleues, il semble tomber du bord du monde. Ici et là, des îles herbeuses et des arbres chétifs émergent comme des rescapés détrempés de ce paysage inondé. Nous sommes au milieu du lac de Bukit Merah, vaste étendue d’eau formée par les cours d’eau qui arrivent de la Réserve forestière de Pondok Tanjung et coupée en son centre par le chemin de fer.
La traversée est fluide, presque onirique, et je me laisse porter par ce train naufragé qu’entoure de l’eau à perte de vue. Mais après quelques minutes, nous retrouvons la terre ferme, non sans fracas, et le train fait une embardée, tête la première, dans un virage, comme un chat qui a senti une odeur. Un à un, les verres en cristal glissent sur les tables couvertes de lin immaculé avant d’être rattrapés par les passagers amusés ; sauf un, qui se renverse devant un seau à glace argenté et qui se brise au sol. Chevaucher le tigre, voilà qui n’est pas une garantie de calme, mais cela fait partie de l’aventure.
Cet article a initialement paru dans le magazine National Geographic Traveller (UK) en langue anglaise.