Les routes du Sahara seraient deux fois plus meurtrières que la traversée de la Méditerranée
Selon un nouveau rapport de l’ONU, le Sahara est l’autre grand cimetière de personnes migrantes, avec la Méditerranée. Le désert ferait même deux fois plus de victimes que la mer.
Les dunes de Merzouga, une petite ville marocaine située dans le désert du Sahara, près de la frontière algérienne.
La plupart des images de migrations qui nous parviennent montrent des groupes de femmes, d’hommes et d’enfants entassés sur des petits canots pneumatiques au beau milieu de la mer. Les chiffres aussi se focalisent surtout sur la périlleuse traversée de la Méditerranée plutôt qu’une autre traversée tout aussi dangereuse : on sait que 7 115 personnes ont perdu la vie en tentant de rejoindre les rives européennes entre janvier 2020 et mai 2024. Mais cela ne dit rien du chemin parcouru en amont, avant de mettre monter dans un bateau, et de tous les dangers du désert du Sahara. Et pourtant : « deux fois plus de personnes périraient lors de la traversée du désert que lors de celle de la mer Méditerranée » relève Vincent Cochetel, envoyé spécial du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) pour la Méditerranée. C’est notamment ce que soutient un nouveau rapport sur le sujet.
Au départ de cette terrible estimation, il y a un constat. Lorsque les personnes migrantes et réfugiées débarquent à Lampedusa, en Italie, après leur éprouvant voyage en mer, « quasiment toutes nous parlent de cadavres sur les routes du désert, des gens tombés des camions et abandonnés par les passeurs, ou bien morts de maladie et laissés sur place » poursuit Vincent Cochetel. Autre donnée qui a alerté l’ONU : le grand nombre de familles qui s’adressent à l’organisation pour tenter d’avoir des nouvelles de leurs proches disparus au cours d’une traversée du désert.
Pour connaître l’ampleur du problème, les services de l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés ont multiplié les entretiens avec des personnes en migration (31 000 exactement). Ils les ont rencontrées dans les stations de bus du désert, les marchés ou même parfois en partageant un bout de chemin avec eux. Le tout en restant attentif à toutes les publications dans les médias ou sur les réseaux sociaux qui feraient état d’un ou de plusieurs disparus.
« Nous avons recensé 1 180 morts dans le Sahara entre janvier 2020 et mai 2024 » explique Vincent Cochetel. Mais ces chiffres sous-représentent sans doute gravement la situation. « Du sud de la Lybie au nord du Niger, du nord-ouest du Soudan au sud de l’Algérie, des zones considérables restent complètement hors des radars » poursuit-il. « La collecte d’informations sur les décès est extrêmement difficile, en raison de l’éloignement des itinéraires, de la difficulté ou de l’absence d’accès aux centres de détention officiels et non officiels, de la rareté ou de l’absence de rapports des autorités ou de couverture médiatique » abonde le rapport. C’est en prenant tout cela en compte que l’ONU estime la mortalité totale sur les routes du désert : elle serait donc deux fois plus importante que celle en mer.
Quels sont ces terribles dangers qui volent la vie des personnes traversant le Sahara ? « Sur le millier de décès répertoriés sur les itinéraires terrestres, 42 % ont été causés par des accidents de la route, 24 % par des conditions difficiles (exposition au soleil, déshydratation et famine), et 12 % en raison de violences » expose le rapport. Ce n’est pas tout. « De plus en plus, les frontières européennes comme africaines se ferment. Elles sont devenues difficiles et dangereuses à franchir et obligent les personnes à prendre des chemins de traverse. Cela fait les bonnes affaires des passeurs, puisque les voyages ne se font plus sans eux. Or, ces intermédiaires, reconnus pour leur connaissance du désert et leur capacité à s’orienter sans GPS, se sont progressivement alliés avec le milieu criminel depuis les années 2010. Désormais, ils vendent bien plus qu’un voyage, mais également une forme de protection. Ils négocient certains passages avec les groupes djihadistes. Certains proposent des formules de type "pars maintenant, paie après". Les personnes se retrouvent criblées de dettes, forcées de travailler gratuitement, parfois pendant plus d’une décennie pour ces réseaux afin de "payer" leur voyage. De nombreuses femmes nigérianes en Italie, par exemple, sont prostituées de force, contraintes d’effectuer plus d’une dizaine de passes par jour » relate Vincent Cochetel.
Autre grand danger sur la route, le vol d’organes. « Dans certains pays le long de la route de l’Afrique de l’Est à l’Afrique du Nord, certaines personnes se rendent dans des centres pour donner leur sang contre un peu d’argent. Les responsables assurent qu’il faut les endormir pour cette opération. Quand ils se réveillent, il leur manque un rein ou une cornée… ».
Et pourtant, malgré tous ces périls immenses, beaucoup de ces hommes, femmes et enfants n’ont d’autres choix que de partir. « Le conflit au Soudan a eu pour conséquence le déplacement de 9 millions de personnes vers l’Égypte, le Tchad ou la Libye » explique ainsi le rapport. Le changement climatique et les sécheresses à répétition poussent aussi à l’exil nombre d’habitants de l’est de l’Afrique.
Mais contrairement aux idées reçues en Europe, l’immense majorité des réfugiés et migrants en Afrique se déplacent vers l’est ou l’ouest, et non vers le nord. Plus de 80 % d’entre eux restent ainsi dans un pays voisin du leur, selon Vincent Cochetel, et s’y installent dès lors qu’ils y trouvent un peu de stabilité. « En Europe, nous sommes focalisés sur les bateaux sur la Méditerranée, mais cela fausse notre compréhension des migrations. C’est loin de représenter la majorité des personnes qui s’exilent. » Voilà qui contribue à invisibiliser tous les risques - et tous les morts - en amont, sur les routes du Sahara.