Tabernas : le seul désert européen se trouve en Espagne

Autrefois, à Almería, les décors des westerns spaghettis étaient l’attraction principale de cette province du sud-est de l’Espagne. Aujourd’hui, de plus en plus de visiteurs s’y rendent pour son paysage alentour : le seul désert de toute l’Europe.

De Zoey Goto
Publication 15 mars 2024, 17:25 CET
Depuis les années 1950, près de 300 films ont été tournés dans le désert de Tabernas, à Almería, ...

Depuis les années 1950, près de 300 films ont été tournés dans le désert de Tabernas, à Almería, en Espagne.

PHOTOGRAPHIE DE Rudolf Ernst, Getty Images

Le cheval devant moi piétine le sol poussiéreux alors que nous traversons des badlands sauvages au coucher du soleil. À travers la brume, je peine à distinguer l’imposant canyon de grès qui se profile à l’horizon. Il ne s’agit pas de n’importe quel monolithe, mais de la vertigineuse montagne rendue célèbre par un Clint Eastwood en poncho qui y trouva un jour refuge face à une horde de brigands sans merci. Ce monument cinématographique constitue une vue épique, mais ma jument n’est pas d’humeur à prendre la pose pour une photo. Au lieu de ça, elle renâcle et continue à se frayer un chemin d’un pas prudent au milieu des lits de rivières asséchés et des chemins de terre parsemés de sauge, tandis que je scrute les alentours à la recherche des serpents onduleux vivant sur cette terre assoiffée. Tout dans cette scène crépusculaire me donne l’impression de guider ma monture à travers les vastes contrées nord-américaines ; jusqu’à ce que notre guide Sara González se retourne sur sa selle et me ramène brusquement à la réalité en saluant le groupe d’un jovial « ¡Holà! » au lieu d’un « Hey y’all! ».

Je me trouve à Almería, une province d’Andalousie située sur la côte méditerranéenne du sud-est de l’Espagne, à moins de trois heures de vol du Royaume-Uni (et de Paris). Cette région quelque peu méconnue a mystérieusement échappé aux ravages du tourisme de masse ; un constat étonnant sachant qu’Almería détient une carte de visite pour le moins impressionnante puisque c’est ici que se trouve Tabernas, le seul désert de toute l’Europe. Récemment cependant, les récits vantant la beauté naturelle de la région ont commencé à s’ébruiter, ce qui a attiré une toute nouvelle vague de visiteurs, explique González, infirmière le jour et cow-girl le soir pour l’entreprise Malcaminos, spécialisée dans les excursions nocturnes en plein air.

« On reçoit des groupes bien plus jeunes, dans la vingtaine, la trentaine et la quarantaine venus visiter Almería. Ils traversent toute l’Europe pour ce paysage », me raconte González par-dessus son épaule alors que nous traversons un terrain rocailleux et brûlé par le soleil. « Avant, les touristes venaient pour les décors de cinéma des westerns alors qu’aujourd’hui, il faut que j’explique le concept des westerns spaghettis à la plupart de nos clients », dit-elle en riant alors que nous reprenons le chemin du ranch.

Oasys MiniHollywood est l’un des trois anciens lieux de tournage des westerns spaghettis filmés à Tabernas.

Oasys MiniHollywood est l’un des trois anciens lieux de tournage des westerns spaghettis filmés à Tabernas. 

PHOTOGRAPHIE DE The Studio Under The Wall, Alamy

POUR UNE POIGNÉE D’EUROS

Le lendemain midi, je décide d’aller visiter les décors de films du Far West dont González m’avait parlé. C’est dans les années 1960 qu’Almería est passée sous les feux des projecteurs après que le réalisateur italien Sergio Leone a sélectionné le désert de Tabernas pour y tourner ses célèbres westerns spaghettis, un sous-genre de western appelé ainsi car il était souvent produit et réalisé par des Italiens. C’est dans ce désert semi-aride que Leone a notamment tourné la Trilogie du dollar (appelée aussi Trilogie de l’homme sans nom), comprenant les trois œuvres majeures Pour une poignée de dollars, Et pour quelques dollars de plus, et Le Bon, la Brute et le Truand.

La région a rapidement été surnommée le « Hollywood de l’Europe », en raison de ses faibles coûts de production, d’une moyenne de 3000 heures d’ensoleillement par an et de la grande diversité de ses paysages. Elle s'est substituée à des lieux aussi divers que l’Ouest américain pour des films de cow-boys, la Turquie dans Indiana Jones et la Dernière Croisade de Steven Spielberg et, plus récemment, Uluru en Australie pour un épisode de la série The Crown.

Désormais, à l’exception de quelques équipes de production occasionnelles, les caméras ont en grande partie cessé de tourner à Almería. Il reste néanmoins trois vestiges du Far West (Fort BravoOasys MiniHollywood and Western Leone), regroupés autour de la vieille ville de Tabernas, une trentaine de minutes de route de l’aéroport d’Almería. Elles ont survécu, comprends-je à mon arrivée à Fort Bravo pour le spectacle de western prévu à midi, en s’étant transformées en attractions touristiques décalées, proposant des shows de cancan de haute volée et des tours en chuckwagons à travers les décors sinistrement abandonnés.

Je prends place dans le vieux saloon, juste à temps pour voir débarquer un robuste gaillard à la démarche assurée, son chapeau de cow-boy vissé au-dessus d’un regard perçant. Les éperons argentés à ses chevilles cliquettent à chaque pas nonchalant sur le plancher en bois. Appuyées contre le joli bar en acajou, deux femmes vêtues de vieilles robes de satin à froufrous échangent des regards anxieux alors que le cow-boy les dépasse lentement en tapotant de la main droite un revolver rutilant rangé dans l’étui de sa ceinture.

Le public autour de moi connaît déjà l’issue de la scène qui s’apprête à se dérouler. Nous avons tous regardé assez de westerns pour savoir que ce desperado sera talonné par une bande de malfrats, ce qui donnera rapidement lieu à un affrontement et à une fusillade meurtrière. Mais cela n’enlève rien au plaisir d’assister au spectacle grandiloquent de Fort Bravo, qui déploie une frénésie de cascades exubérantes et imprègne l’air de l’odeur grisante de la poudre à canon à mesure que pétaradent les pistolets à bouchon. 

Alors que la fumée se dissipe lentement, je me dirige vers le parking poussiéreux afin de prendre un moment pour apprécier la beauté défraîchie de cette ville frontière rétro, construite au début des années 1970. Le premier rôle du spectacle auquel je viens d'assister, qui se produit depuis 26 ans à Fort Bravo, se tient désormais sur un porche en bois bancal et fume une cigarette tout en consultant son téléphone sous les claquements d’un drapeau américain élimé flottant au vent.

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    Ancien lieu de tournage de westerns spaghettis, Oasys MiniHollywood s’est reconverti en parc à thème aux accents américains : il comprend notamment une ville de l’époque de la ruée vers l’or et accueille une troupe de comédiens jouant les cow-boys et les hors-la-loi.

    PHOTOGRAPHIE DE Zoey Goto

    Si Fort Bravo passe un peu pour le fantôme des westerns d’antan, à mon prochain arrêt le long de la route sinueuse, j’aperçois se dessiner au loin le futur des décors d’Almería. Plus de 100 films ont été tournés à Oasys MiniHollywood dans les années 1960 et 1970, avant que le village ne soit revenu pour un second acte sous la forme d’un parc à thème aux accents américains, doté d’un bourg de l’époque de la ruée vers l’or aux nombreuses boutiques-souvenirs, d’un zoo, d’un parc aquatique et d’un restaurant barbecue haut de gamme ayant vue sur les montagnes escarpées. Ce parc attire 180 000 visiteurs par an. Des travaux sont en cours pour construire un hôtel de type pension de famille.

    La boutique de costumes sur Main Street semble faire des affaires en or en louant des costumes de pionniers aux visiteurs, si bien qu'il est de plus en plus difficile de différencier les membres du parc des touristes. Au milieu d’une mer de chapeau de cow-boy, je parviens cependant à localiser Diego García Ceba, le responsable des loisirs de Oasys MiniHollywood. Les pouces enfoncés dans les poches de son gilet en cuir, il se rappelle avec émerveillement que les westerns ont toujours occupé une place centrale dans sa vie.

    « Je suis né à vingt minutes d’ici et l’un de mes premiers souvenirs est d'avoir rencontré Henry Ford alors que j’étais haut comme ça », raconte-t-il en mimant le fait qu’il était à l’époque à peine plus grand que les bottes de cow-boy d’Hollywood. « Au début de ma carrière, j’étais cascadeur dans des films tournés à Almería. Puis, il y a environ 40 ans, j’ai commencé à travailler dans ce parc. Aujourd’hui, je m'occupe de tout ce qu'il se passe ici (les reconstitutions de westerns et les shows de cancan), mais ce qui me fait rester c’est mon amour pour les chevaux », explique-t-il. Pile à ce moment-là, le fracas des sabots annonce la scène d’ouverture de mon deuxième spectacle de western de la journée, impliquant cette fois des performances dignes des Oscars de la part des cow-boys chutant des balcons du premier étage pour atterrir sur des ballots de foins disposés stratégiquement, au son de Rawhide diffusé à travers les haut-parleurs du parc.

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    Le désert de Tabernas, le seul désert d’Europe, a servi de toile de fond à de nombreux films célèbres au fil des décennies.

    PHOTOGRAPHIE DE Zoey Goto

    REINE DU DÉSERT

    Avant de quitter Almería, j’ai juste assez de temps pour rencontrer la guide et naturaliste Cristina Serena Seguí pour une virée en 4x4 à travers le désert de Tabernas. Avec son écharpe rose nouée au cou à la manière d’une exploratrice, Cristina m’explique avoir créé Malcaminos il a de ça vingt ans, et qu'elle organisait alors des excursions à dos de chameaux, dans l’ambiance du film de 1962 Lawrence d’Arabie, aussi tourné à Tabernas. 

    Cristina m’explique ensuite, avec un certain pincement au cœur, que les chameaux ont été remplacés par des jeeps et des 4x4. Je l’écoute pendant que nous ballottons dans sa voiture alors que nous traversons un paysage où l’eau se fait rare à cause des chaînes de montagnes alentours qui agissent comme une barrière naturelle, bloquant le passage à l’air humide venu de la Méditerranée. 

    « Entre le début de ma carrière ici il y a vingt ans et aujourd’hui, l’intérêt pour le désert a changé. Avant, ce n’était qu’une friche sans grand intérêt », m'explique-t-elle en arrêtant la jeep pour admirer les pentes et les ravins aux allures lunaires, qui, il y a plusieurs millions d’années, étaient cachés dans les profondeurs de la mer. Aujourd’hui, des scientifiques du monde entier s'y rendent régulièrement pour trouver des moyens de cultiver des produits et de vivre avec moins d’eau, Tabernas devenant un cas d’étude de plus en plus extrême. Les bonnes années, la région n'enregistre que 20 centimètres de pluie par an, mais la sécheresse de l'année dernière a porté un gros coup à l’agriculture, qui est une source de revenus cruciale pour la région. 

    « Il nous faut maintenant réfléchir à ce que Tabernas peut offrir de plus précieux. Il y a le tourisme, bien sûr, qui passe de plus en plus par l’agritourisme. Mais comme nous avons également beaucoup de soleil et de vent, les énergies renouvelables tendent de plus en plus à occuper les débats. » Les agriculteurs locaux s’adaptent au changement climatique en cultivant leurs fruits et légumes sous serre. Almería possède désormais la plus grande concentration de serres au monde, ajoute Cristina. « Les gens s'étonnent en voyant les serres pour la première fois, mais à bien des égards, c’est une solution intelligente au manque de pluie puisque ça empêche l’évaporation. Nous sommes arrivés à ces conclusions bien avant d’autres tout simplement parce que notre survie en dépendait. »

    Sur la route vers l’aéroport, alors que je passe devant un océan de panneaux solaires bordant les routes desséchées et les décors de films westerns devenus des attractions touristiques décalées, les derniers mots de Cristina résonnent dans mon esprit : « Almería a toujours été une terre qui a enseigné aux gens comment s’adapter au temps. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise. 

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