Estonie : virée dans l’archipel de Moonsund
Visitez cet archipel de l’ouest de l’Estonie pour profiter des bienfaits du tourisme lent dans une région intacte du pays où l’histoire soviétique, le folklore et l'amour de la nature forment une mosaïque pleine de vie.
Mare Mätas, l’une des responsables de la communauté de l’île de Kihnu, organise des visites de l’île dans son side-car vintage.
Dans l’ouest de l’Estonie, l’histoire du pays ne se retranscrit pas dans ses paysages, mais dans les récits éparpillés sur ses terres. Je m’en suis aperçue pour la première fois en montant à bord d’un transbordeur appelé Töll le Grand, à destination de l’île de Muhu. La modeste bande de terre vers laquelle je navigue est tellement plane qu’elle semble avoir été repassée sur l’eau. En comparaison, l’histoire de Töll, cet homme fort, mythique, maître du sauna et héros de Saaremaa, une île reliée à Muhu par un pont, a toute la théâtralité d’une formidable épopée. J’imagine Töll dans sa tenue de fermier, les muscles saillants, se précipitant à travers les vagues pour aider les marins pris dans une tempête ou brandissant une hache de fer pour repousser à lui seul les armées ennemies et les envahisseurs étrangers.
Armée des légendes de Töll (placardées sur les murs du bateau comme de vulgaires affiches publicitaires) je quitte une heure plus tard la passerelle du ferry, prête pour l’aventure. Ayant cinq jours devant moi, j’ai l’intention de faire le tour des îles, en jetant l’ancre à Muhu, Saaremaa, Abruka et Kihnu pour m’imprégner des cultures uniques et des histoires communes de leurs habitants.
Nous avons beau être en plein milieu de l’été, la voiture progresse seule sur les routes bordées d’épicéas de Muhu. Les allées blanches descendent en zigzag vers de petites maisons au toit de chaume isolées, ainsi que vers des fermes en bois entourées de murs en pierres sèches recouverts de mousse, typiques de ces îles. C’est aussi tranquille qu’une aquarelle. À mon arrivée à Muhu Veinitalu pour le déjeuner, je suis presque la seule cliente, et le propriétaire, Peke Eloranta, est heureux de me faire visiter son vignoble, fruit d’un projet passionnel. Vêtu d’un blazer bleu délavé et d’un chapeau de cow-boy déchiré et taché, il me sert un verre de son rosé pétillant et me présente fièrement Veinitalu comme un hôtel-restaurant, mais surtout comme l’unique vignoble d’Estonie (qui, à l’en croire, serait le plus septentrional du monde).
« On n’est pas en Toscane, c’est sûr, mais c’est ici que le soleil brille le plus en Estonie. Et nous avons un très bon sol », avance-t-il. « Quand nous avons lancé notre exploitation viticole en 2014, il n’y avait qu’un hôtel cinq étoiles et nous sur Muhu. » Aujourd’hui, me dit-il, cette toute petite île d’à peine 2 000 habitants suscite de plus en plus d’intérêt de la part du continent. Pendant la pandémie, Peke et sa famille (comme beaucoup d’autres habitants de Tallinn, la capitale de l’Estonie, à seulement deux heures de route) ont profité de l’isolement relatif de l’archipel de Moonsund. « Beaucoup de gens ont commencé à construire ici », explique-t-il. « J’ai commencé à de plus en plus apprécier la vie sur l’île. Aujourd’hui, du printemps à la fin de l’automne, j'y passe le plus clair de mon temps. »
Cette bâtisse du 19e siècle repose près du pont qui mène au château de Kuressaare.
DANS LA TOURBIÈRE
On se rend vite compte de l’attrait tranquille de ces îles. Le lendemain, la transition entre les épicéas, les terres agricoles et le chaume rustique se fait en douceur lorsque je traverse le pont reliant Muhu à l’île de Saaremaa. Bien qu’il s’agisse de la plus grande des îles estoniennes (comptant son propre aéroport ainsi qu’une belle forteresse), les routes restent calmes. Je m’arrête à l’entrée de Koigi bog, où seule une autre voiture est garée. Kairid Toomsalu, guide locale, m’y attend. Ses longs cheveux blonds brillent comme une lune argentée sur sa tenue de randonnée noire. « Les Estoniens adorent se promener dans les tourbières, mais la plupart des gens ne viennent ici que le week-end », me dit-elle, tandis que nous nous enfonçons dans une épaisse forêt de pins imposants et de bouleaux argentés, dont les branches élancées grincent dans la brise comme les voiles d’un moulin à vent rouillé.
Les tourbières sont une caractéristique écologique majeure de l’archipel de Moonsund, et celle de Koigi s'impose comme la plus remarquable d’entre elles. Elle s’étend sur plus de 40 kilomètres carrés, dont plus de la moitié est classée comme aire protégée. « On y retrouve tous les stades de développement des marécages », m'explique Kairid, tandis que nous frôlons de grands roseaux couverts de gouttelettes d’eau provenant de la légère bruine du matin. « On y trouve aussi de beaux oiseaux, comme des pygargues. »
J’ai beau entendre les oiseaux, impossible de les voir jusqu’à ce que la forêt se désépaississent et laisse finalement place au lac Pikkjärv, l’un des quatre plans d’eau interconnectés au cœur de la tourbière. Des nénuphars blancs poussent sur ses bords comme la barbe d’un vieil homme. « C’est un endroit paisible. Il y a quelque chose ici — comme une bonne aura », soutient Kairid, en balayant l’horizon plat du regard. C’est peut-être pour cette raison que les lacs tiennent une place si particulière dans le folklore local. « Une vieille légende raconte l’histoire de deux propriétaires terriens qui se disputaient un bel endroit près de Koigi. Ils n’arrivaient pas à se mettre d’accord sur qui devait détenir le lieu, alors ils sont rentrés chez eux. En revenant le lendemain, un lac avait pris la place des terres qu’ils se disputaient », raconte-t-elle. « Selon moi, la morale de cette histoire est qu’il ne sert à rien de se battre pour des endroits comme celui-ci. Pour les Estoniens, dit-elle, la nature doit appartenir à tout le monde. »
« Selon certains habitants, des trésors seraient cachés dans le lac de la tourbière », ajoute Kairid, tandis que nous suivons les rives du lac sur une promenade de bois. Si je ne vois aucune trace de trésor enfoui, j’aperçois de minuscules baies semblables à des bijoux parmi les tapis spongieux de mousse et de fougères qui nous entourent. « C’est une bonne année pour les baies. Il y en a beaucoup ! Le printemps a été très chaud », raconte ma guide en désignant des canneberges, des framboises sauvages et des airelles rouges basses, qu’elle tient absolument à me faire goûter : il en sort de petites gouttes juteuses, mais assez acidulées.
On trouve plusieurs piscines naturelles sur les 89 hectares du manoir de Pilguse, cette ancienne ferme transformée en hôtel de luxe.
Comme je l’apprends ce soir-là dans la cave voûtée du restaurant Saaremaa Veski, un moulin à vent restauré situé dans la capitale de l’île, Kuressaare, la cueillette est un mode de vie pour les Estoniens et fait partie de la culture alimentaire de l’île. « Ça fait des siècles que l'on mélange des baies et de l’alcool ici », m’explique Kaupo Pastak, copropriétaire du lieu et chef distillateur, en alignant de minuscules verres à l’occasion d’une prochaine dégustation. Le bout de ses doigts a pris la teinte indigo des cassis qu’il vient de presser. Il a une anecdote pour chaque variété de baies. « Je ne fabrique du schnaps qu’avec des fruits de l’île. Tout le monde en cueille pour moi — les amis et la famille ». Parmi des saveurs aussi variées que la rhubarbe, l’airelle et l’argousier, l’aronia noire se distingue par sa puissance et son originalité. Sec et tannique, ce spiritueux sirupeux produit de belles jambes à la manière d’un bon vin.
Avant le dîner, nous prenons le temps de visiter les étages supérieurs du moulin à vent de style hollandais, qui ont chacun leur propre histoire à raconter. Construit en 1899, le moulin, avec ses poutres de bois et ses petites échelles, a été définitivement mis hors service par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. « Ils ont scié ses ailes », raconte Kaupo en levant les bras au ciel, expliquant que les Allemands craignaient que les habitants n’utilisent la tour du moulin à vent pour signaler leurs ennemis. Lorsque les Soviétiques ont occupé l’île en 1944, ils l’ont détruit. Aujourd’hui, le restaurant est l’un des nombreux moulins à vent restaurés et réaffectés qui parsèment Saaremaa. Certains abritent de petits musées, d’autres ont été transformés en lieux d’hébergement.
N’hésitez pas à faire le tour des îles de Muhu, Saaremaa, Abruka et Kihnu par bateau.
UN PASSÉ MULTICULTUREL…
En visitant le château de Kuressaare le lendemain, je découvre une forteresse massive en pierres chargée d’histoire, dont le passé reflète l’ascension et la chute des puissances qui ont occupé l’Estonie au fil des siècles. Le château a été construit en 1340 par les évêques allemands qui régnaient à l’époque, puis au 17e siècle, les Danois y ont ajouté des bastions destinés à accueillir des canons. Enfin, au début du 18e siècle, les Suédois y ont aménagé des douves et construit des tourelles pointues.
Face à une telle adversité, je suis curieuse de savoir comment les Estoniens ont réussi à maintenir leur identité nationale au fil des siècles. « C’est une bonne question », admet mon guide Anu Lomp alors que nous déambulons en ville. Plus d’un tiers des 33 000 habitants de Saaremaa vivent à Kuressaare, qui était autrefois une station balnéaire prospère célèbre pour ses bains de boue. Son centre-ville forme un riche mélange de maisons aux grandes colonnes classiques, de sculptures en plâtre baroques et d’éléments de style Jugendstil (Art nouveau). « C’est peut-être dans nos gènes. Ou parce que notre culture est parvenue à survivre à la campagne. Nous avons dû nous battre. Sous l’occupation, les gens célébraient secrètement des choses comme Noël, ce qui n’était pas autorisé à l’époque soviétique. »
Sous l'occupation soviétique, ces îles sont devenues la frontière occidentale du bloc. Plus proche de Gotland, en Suède, que de Tallinn, Saaremaa était une voie d’évasion pour ceux qui fuyaient les persécutions communistes et la spoliation des biens. Et les Russes, qui n’ont quitté l’Estonie qu’en 1988, ont tenté d’endiguer le flux en coupant la région du reste du pays. « La plupart des îles étaient interdites d’accès. Il s’agissait d’importantes bases militaires pour les Soviétiques », m’explique Anu. « C’est sûrement l’une des raisons pour lesquelles de nombreuses zones sont restées inhabitées. Aujourd’hui, la côte ouest possède une nature bien préservée, et de nombreuses zones côtières sont encore sauvages. »
Aujourd’hui, le mode de vie rural reste une source de fierté locale, et contribue à l’attrait de la région pour les vacanciers estoniens venus du continent. Je m’en suis rendu compte une après-midi sur l’île d'Abruka, un bout de terre d’un peu moins de 9 kilomètres carrés uniquement accessible par bateau à moteur ou par yacht depuis le port de Kuressaare. Les deux tiers de l’île sont des réserves naturelles qui abritent des lynx et des aigles. Sa population fluctue entre sept habitants en hiver et cinquante en été. L’été, un ou deux habitants tiennent des cafés improvisés derrière chez eux pour accueillir les visiteurs venus explorer les routes tranquilles de l’île à vélo ou venus faire des excursions avec des locaux dans des camions réaménagés.
« J’aime la nature, le calme et la tranquillité qui règnent ici », me confie mon guide Riho Leppik, un homme imposant aux joues rosées, appartenant à la sixième génération d’insulaires, et avec qui je me retrouve à boire un expresso et du schnaps de cassis dans le jardin arrière d’une maison de campagne bordée de tournesols.
Le festival de théâtre estival de Kihnu met en valeur les cultures locales, comme les danses folkloriques de l’île.
Situé à Saaremaa, le village de Leedri, vieux de 500 ans, constitue un autre charmant retour à des temps plus simples. Sa structure compacte et ses murs en pierres sèches uniques et remarquablement bien préservés sont classés patrimoine national. En me promenant dans ses rues silencieuses, je découvre un moulin à vent en bois restauré et des maisons peintes en bleu bleuet et jaune moutarde. Puis je rencontre Liisi Kuivjogi, qui a construit une entreprise de sirop de genévrier dans d’anciennes granges aujourd’hui équipées d’une cuisine et d’une salle de dégustation.
« Nous l’utilisons comme du sirop d’érable ou du miel », m'explique Liisi, alors qu’elle dépose des crêpes dans une assiette qu’elle a sortie pour moi sur la terrasse de sa salle de dégustation. Le sirop est doux, herbacé, presque fumé, et les crêpes, tout droit sorties de la maison au toit de chaume de sa mère, de l’autre côté de la route, sont encore chaudes. Pendant que nous mangeons, une douce brise transporte une légère odeur de fumée de bois depuis le jardin de sa mère. Tout le monde autour de la table participe à l’explication : « C’est samedi : c’est le jour du sauna ! »
Tout comme en Finlande et en Suède, les saunas ont de profondes racines culturelles en Estonie. La toilette hebdomadaire étant considérée comme un baume pour l’esprit, les saunas sont traditionnellement utilisés dans les communautés rurales comme salles d’accouchement et des lieux où les Estoniens viennent se soigner ou mourir. Presque tous les hôtels de l’archipel disposent de leur propre sauna. Certains d’entre eux flottent sur l’eau, d’autres sont installés dans des igloos en bois construits sur mesure, mais au Pilguse Manor House, où je dois passer la nuit, la spécialité reste le sauna traditionnel à fumée. Après dix minutes de route depuis Leedri, j’arrive à la tombée de la nuit et tombe sur un maître du sauna torse nu transportant une brassée de bois à l’extérieur d’une petite maison en bois, dont l’unique fenêtre est noircie au-dessus du linteau par l’exhalation quotidienne d’une épaisse fumée.
« Le sauna à fumée est une pratique typiquement finlandaise, balte et russe », m’explique Maria Tamander, lors d’une visite de sa propriété. Avec sa combinaison crème et ses bijoux en or, sa figure détonne face à la porte du sauna situé dans un champ où paissent des chevaux. « Ce sauna a plusieurs utilités. Traditionnellement, c’est une cuisine en été (il y a un grand poêle et on y suspend la viande pour la fumer) et en hiver, on y fait dormir les animaux. »
Le passé est inscrit sur les murs du Pilguse Manor House, une ancienne ferme transformée en institut psychiatrique pendant l’ère soviétique et qui a accueilli de nombreux dissidents politiques. Avant l’arrivée des Soviétiques, les 89 hectares sur lesquels repose le manoir faisaient partie d’une bande de terre côtière appartenant à la famille de Maria. « Ma mère a fui l’Estonie pour la Suède en 1944 avec ses parents », me dit-elle. À moitié suédoise, Maria vit aujourd’hui ici une partie de l’année et passe le reste du temps à Londres avec sa famille qui, comme beaucoup d’autres Estoniens de l’archipel, a passé des années à se battre pour recouvrer la propriété de ses terres.
On comprend facilement pourquoi ces terres valaient la peine d’être défendues. Les braises mourantes du jour jettent une lueur éthérée sur les marécages de roseaux près du sauna, pendant que des hirondelles rustiques virevoltent autour du toit de la vieille ferme laitière située derrière moi. Au-delà d’un sentier à travers les roseaux, Maria m’indique la direction de lacs cachés et d’un mur de forêts de pins qui mène à une plage de la mer Baltique.
Sur l’île d’Abruka, un bout de terre de 9 kilomètres carrés uniquement accessible par bateau à moteur ou par yacht depuis le port de Kuressaare, des habitants organisent des excursions en camion.
Ce n’est que vers 22 heures, lorsque l’obscurité s’installe dans les champs, que je me glisse enfin dans le sauna, sa chaleur m’enveloppant dans la fraîcheur de la nuit. La fumée a été absorbée par les planchers en bois, les murs et les rangées de bancs, et l’odeur persistante me rappelle des moments de mon enfance passés au coin du feu. Il fait nuit noire lorsque j’émerge enfin, courant pieds nus jusqu’à une source d’eau naturelle au pied des roselières, pour me baigner dans une eau fraîche à en couper le souffle.
... À L’ORIGINE D’UNE COMMUNAUTÉ SOUDÉE À L'IDENTITÉ PROPRE
De toutes les îles occidentales, j’avais entendu dire que la culture de Kihnu était particulièrement unique. Le lendemain, je fais donc les 130 kilomètres qui me séparent du continent et du sud pour prendre le ferry d’une heure depuis un port situé près de la ville de Pärnu. La petite guide de l’île qui m’accueille sur le quai me donne une étrange première impression. « Mon nom est Mare — comme la mer », me lance-t-elle chaleureusement, en me faisant signe et en me tendant la main alors qu’elle descend d’une moto de la Seconde Guerre mondiale dont le réservoir est aussi large qu’un cheval. Sa tenue (un foulard à motifs couleur rouge-à-lèvre soigneusement noué sous son menton, des lunettes de soleil à monture dorée, un tablier à fleurs noué à la taille et un chemisier à fleurs boutonné dans le style des années 1970) a tout le charme d’une matinée ensoleillée dans un jardin de campagne. La moto, quant à elle, semble aussi inflexible que le regard de sa propriétaire.
Mare Mätas, qui est l’une des responsables de la communauté de Kihnu et sorte d’ambassadrice culturelle, est tellement fan de ces reliques de l’ère soviétique qu’elle utilise la sienne lors de ses visites. Je saute dans le side-car et nous nous mettons en route, croisant des visiteurs à vélo sur le rivage, avant de couper à l’intérieur des terres sur une route traversant une forêt de grands pins. Comme Kihnu mesure un peu plus de six kilomètres de long et trois kilomètres à son point le plus large, cette petite rangée d’arbres est la seule chose qui nous empêche d'observer l’île de part et d’autre.
« Notre identité est liée à la nature. Sur le continent, elle est axée autour de la forêt, mais ici, notre force vient de la mer », me dit-elle, alors que nous nous arrêtons devant le phare de Kihnu, grand fuseau blanc sur le promontoire sud de l’île. Une fois le moteur de la moto coupé, les seuls bruits que nous entendons proviennent du vent et des oiseaux, dont les gazouillis résonnent depuis de toutes petites îles situées non loin du rivage.
Ici, les récits de Mare s’écoulent comme la marée. « Il y a plus de cinquante îlots autour de Kihnu. Au printemps, nous y allons pour ramasser les œufs des oiseaux. Et nous chassons aussi les phoques du littoral », dit-elle, alors que nous observons la mer, assises sur des rochers en dessus du phare. Les superstitions de l’île témoignent également de l’héritage maritime de Kihnu. Mare me raconte que si un pêcheur couche avec sa femme la nuit précédant son départ, il aura une pêche fructueuse. Alors que si un homme touche sa femme avant d’aller chasser les phoques, il ruinera son équipement de chasse. « Donc, pas de phoques. »
Kuressaare était autrefois une station balnéaire prospère, célèbre pour ses bains de boue.
La mer joue également un rôle important dans le plus grand événement annuel de Kihnu, un festival de théâtre estival. Arrivant à son terme au moment de ma visite, le festival met en scène des semaines d’août 1944, au cours desquelles les habitants de l’île se sont jetés à l’eau pour fuir vers la Suède face à l’occupation soviétique. Mare m’explique que cet événement est peut-être la raison pour laquelle la communauté de Khinu est si soudée et sa culture si ancrée : ceux ayant des liens ancestraux avec l’île ont choisi de rester et se sont retrouvés de plus en plus isolés sous la domination soviétique, tandis que les descendants des Suédois qui occupaient autrefois l’Estonie ont choisi de retourner en Suède.
Alors qu’un accordéon retentit et que la scène du jardin se transforme en piste de danse pour des duos de femmes rieuses, Mare met en lumière ce qui rend leur communauté insulaire si unique : leur dialecte local chantant, les jupes en laine tissées par les femmes elles-mêmes, et leurs liens communautaires forts. Autant d’éléments qui ont contribué à l’inscription de l’île sur le registre du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. « Ici, nous avons une mentalité de groupe, ce qui fait que nous ne célébrons pas la différence », souligne-t-elle. Ces dernières années, Kihnu a été présenté comme le dernier matriarcat d’Europe, car les femmes dirigent une grande partie de la vie quotidienne et des industries terrestres de l’île, tandis que les hommes passent généralement la majeure partie de leur temps en mer, à chasser le hareng de la Baltique et d’autres poissons nordiques. Mais ce n’est pas ainsi que Mare voit les choses. « Je pense que c’est une question d’égalité. Ce n’est pas un matriarcat, juste un équilibre. »
Pourtant, les femmes sont incontestablement les gardiennes de la culture unique de Kihnu. À 49 ans, Mare s’est donné pour mission personnelle de veiller à ce que le mode de vie de Kihnu survive. De retour à sa ferme, un élégant bâtiment en bois au toit en pente d’où l’on entend des coqs chanter depuis un champ voisin, Mare me parle du projet de parc éolien en mer pour lequel elle milite, destiné à apporter des emplois, des revenus et de l’électricité gratuite aux habitants de l’île. Elle a également pour ambition de créer une académie culturelle où les gens pourraient apprendre à vivre de manière durable. « L’élément central [de ce projet] serait la nature, mais aussi les danses folkloriques et la culture locale », m’explique-t-elle en brisant un pack de quatre bières et en m’offrant une canette alors que nous sommes assises sous son porche.
« C’est notre dernière chance. À cause de la mondialisation, notre culture disparaîtra d’ici à une dizaine d’années si rien n’est fait. » Je suis persuadée que Mare saura pleinement saisir cette opportunité. Car bien qu'elle puisse sembler discrète au premier abord, cette femme réserve en réalité bien des surprises. Un peu comme l'archipel de Moonsund.
GUIDE PRATIQUE
Air Baltic propose des vols directs vers Tallinn depuis l’aéroport Paris Charles de Gaulle, différents jours de la semaine. Durée moyenne du vol : 3 heures.
Les transports publics sur les îles sont limités ; le meilleur moyen de se déplacer reste la voiture. L’aéroport de Tallinn propose des locations internationales. Les ferries pour Muhu et Kihnu circulent plusieurs fois par jour pendant la haute saison estivale et peuvent être réservés en ligne à l’avance, mais ce n’est pas toujours nécessaire. Vérifiez les horaires en ligne.
Quand y aller ?
Dans les îles occidentales, la haute saison touristique s'étend de juin à août, juillet étant le principal mois de vacances des Estoniens. En dehors de cette période, de nombreux commerces ruraux ferment ou restent moins longtemps ouverts. En juillet et en août, la température moyenne à Kuressaare est de 21 °C. Les températures hivernales sont plus clémentes dans les îles que dans le reste de l’Estonie, descendant à environ 1 °C en décembre.
Où séjourner ?
Bottengarn Farm, à Muhu. À partir de 195 €, B&B.
Hoia Nature Spa, à Saaremaa. À partir de 213 €, B&B.
Pilguse Manor House, à Saaremaa. À partir de 90 €, B&B.
Uiõ-Matu Talu, à Kihnu. À partir de 40 €, B&B.
Pour plus d’informations :
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.