Italie : la Voie Appienne, la Rome antique comme si vous y étiez
Sur de vieux pavés de la banlieue sud de Rome, il est possible de marcher dans les pas des gladiateurs romains, d’une femme de la noblesse impériale et mêmes des stars de la Dolce Vita.
Troupeau de chèvres traversant un pan de la Voie Appienne devant le Mausoleo Circulare.
La femme de l’autre côté de la rue me lance un regard noir. Peut-être parce que je la fixe du regard. Peut-être parce que je suis dépenaillée ; que sont mon jean et ma queue de cheval comparés à ses cheveux et à ses vêtements qui sont l’incarnation même du chic italien ? Ou peut-être parce que ce regard saisissant, un regard qui dit « Pour qui est-ce que tu te prends ? », est le secret de son immortalité.
Ce regard lui sied depuis 2 000 ans. Autour de l’an 40 de notre ère, Lucia Rabiria Demaris fut sculptée sous ces traits pour orner sa pierre tombale. Sur ce bas-relief, elle flotte au-dessus de la Voie Appienne aux côtés de son mari, dont le sourcil froncé et les lèvres pincées lui donnent un air perplexe. On ne sait que peu de choses sur ces deux-là qui, dit-on, auraient été un couple d’esclaves affranchis.
Il s’agit de répliques, les originaux se trouvent au musée du Palazzo Massimo delle Terme, dans le centre de Rome. Et à vrai dire, ils n’ont rien de spécial, vraiment. Marchez sur la Voie Appienne (ou Via Apia) et vous vous retrouverez face à face avec le passé à chaque pas. Filant vers le sud-est en direction de Brindisi, cette route de plus de 500 kilomètres de long vit le jour en 312 pour relier Rome aux confins orientaux de son empire. Bien qu’en grande partie recouverte au fil des siècles, un pan d’une quinzaine de kilomètres subsiste : le Parco Archeologico dell’Appia Antica, qui part de l’imposante Porta San Sebastiano, porte située dans une banlieue du sud de Rome. Il est encore possible de parcourir la route originelle sur des dalles de pierre romaines en basalte où les rainures creusées par les roues des charrettes sont encore visibles sous vos pieds. Les nombreuses sépultures construites durant l’Antiquité, période à laquelle les tombes devaient être creusées hors des murs de la ville, se portent bien.
Nul besoin de l’arpenter de fond en comble pour vous familiariser avec elle ; vos pieds sauront après tout bien assez vite à quoi s’en tenir. J’avance de 4 km par jour et progresse lentement, car il y a tant à voir. Je pars des Catacombes de Saint-Sébastien. Rome est célèbre pour ses hypogées, sculptées dans de la roche meuble, et ici, sous la basilique du même nom, se trouve un dédale de tunnels bas à travers lesquels on se fraie un chemin entre des cavités en forme de cercueil et des mausolées aux façades sculptées pour ressembler à des maisons et abritant des dépouilles incinérées antérieurement. À l’étage, près des reliques du martyre chrétien saint Sébastien se trouve la dernière œuvre du sculpteur du 17e siècle Gian Lorenzo Bernin : un buste de Jésus, échevelé, taillé dans un marbre laiteux.
Voilà tout l’attrait de l’Appia Antica ; il s’agit d’un espace où le temps semble fondre. Vous déambulez dans la Rome antique quand soudain voilà Bernini, une explosion de baroque. Vers le sud, après la villa de l’empereur Maxence, bâtie au 4e siècle, se trouve le Castrum Caetani, hameau fortifié du Moyen Âge. Celui-ci enveloppe le mausolée de Cela Metella, femme de la noblesse romaine du 1er siècle avant notre ère dont le tombeau habillé de travertin étincelant culmine à dix mètres de hauteur.
Plus loin, une autre période émerge. En passant devant des tombes, j’entends des cloches tinter. Ce sont des moutons, et les cloches qu’ils ont autour du cou cliquètent tandis qu’ils paissent dans un champ voisin. Nous voilà dans les années 1960 ; c’est là qu’Anita Ekbergn, au volant d’une voiture, se fraie un chemin à travers un troupeau de moutons alors que des journalistes la poursuivent. Non loin de là, le portail d’une villa moderne se tapit derrière un petit mausolée. Les poubelles de recyclage se tiennent aux côtés des morts.
Plus loin, alors que je trébuche sur des dalles de basalte sous de hauts pins parasols, je franchis ce qui ressemble à un temple dont les colonnes de marbre annoncent le bâtiment en briques qui se trouve derrière. Il s’agit en fait d’un nymphaeum, un point d’eau fantaisiste qui appartenait à l’empereur Commode. Derrière se trouve la Villa des Quintili, également propriété de l’empereur. Je traverse un champ qui était autrefois un stade pour en explorer les pistes, je déambule dans les couloirs et passe devant un petit amphithéâtre où Commode entraînait ses gladiateurs. C’est ma dernière halte, en descendant la colline, le soleil se couche derrière les arches de la villa.
De retour dans la banlieue, j’ai l’impression d’être brusquement ramenée au 21e siècle. Des voitures passent en rugissant sur une deux fois deux voies, et un bus attend à un arrêt où une autre Romaine élégante me dévisage de haut en bas alors que nous montons à bord. Je pense à Lucia Rabiria Demaris et souris en réponse à son regard fixe.
Cet article a d’abord paru en mai 2023 dans National Geographic Traveller (UK)