Gravir les sept sommets du monde : le projet fou de Nawal Sfendla, alpiniste marocaine
En septembre 2023, elle est devenue la première femme marocaine à atteindre le sommet du Manaslu. Nawal Sfendla nous raconte comment elle a porté jusqu'en Himalaya la mémoire des disparus lors du séisme qui a ravagé son pays.
Lever de soleil sur la phase finale de l'ascension du Manaslu par Nawal Sfendla en septembre 2023 à 7000 mètres d'altitude.
Depuis 2019, Nawal Sfendla s’est lancé le pari risqué de gravir les sept plus hautes montagnes du monde. Cette frénésie du Seven Summits Challenge et le rêve de gravir l’Everest en 2024, l’ont poussée à mettre sa carrière de communicante entre parenthèses, pour commencer à forger son corps et son esprit aux conditions extrêmes de l'alpinisme en très haute altitude.
En septembre 2023, la jeune femme a gravi le mont Manaslu, qui culmine à 8 163 mètres d’altitude dans la chaîne de l’Himalaya, au Népal. Cette ascension était très importante pour l’alpiniste. Alors qu'elle avait déjà commencé ce long périple, elle a appris qu’un terrible séisme venait de ravager son pays, faisant près de 3 000 victimes et 6 000 blessés.
Comment sont venus cet appel de la montagne et ce rêve d’atteindre le sommet de l’Everest ?
Ce rêve date de 2013. Je suis partie en voyage avec mon frère, dont le rêve était de visiter le Népal et le Tibet. Quand on a vu l’Everest, nous avons été pris d’une émotion intense. Mais c’était son rêve à lui, qui est asthmatique. Ce voyage m’est resté en tête et quand j’ai commencé à m’intéresser au Seven summits challenge, ça a tout de suite fait sens. Je voulais lui rendre hommage, et c’est devenu mon rêve à moi. Et ce n’est pas tant pour pouvoir planter le drapeau [marocain] ou atteindre le sommet que cela m'intéresse. D’autres l’ont déjà fait avant moi. Pour moi, viser l’Everest en 2024, c’est un triomphe sur toutes les portes qui se sont fermées, c’est la concrétisation de mes efforts.
Pouvez-vous nous parler de votre parcours d’alpiniste ?
J'ai toujours été sportive et adepte de course à pied. J'ai régulièrement participé à des marathons internationaux au Maroc, notamment celui de Casablanca et de Marrakech. C'était pour moi une échappatoire. Mais au bout d'un moment, je ne me sentais plus autant épanouie. En juin 2019, j'étais à la recherche de nouveaux objectifs et j'ai suivi la proposition d’un ami, Nacer Ibn Abdeljalil, premier Marocain à avoir atteint le sommet de l'Everest, de monter le plus haut sommet d’Afrique du Nord, le Toubkal, qui culmine à 4 167 mètres d’altitude.
Le Toubkal se fait en un petit weekend. Je n’oublierai jamais ce moment de ma vie. Je ne m’étais jamais autant dépassée. Ce sommet est difficile car sur la phase finale, on passe d'un coup à 1000 mètres de dénivelé, ce qui entraîne de la nausée et de la somnolence, d’autant plus de nuit. Et puis c’était ma première expérience. Mais le soutien de mon groupe m’a poussée à me dépasser.
Nawal Sfendla au sommet du Jbel Ouanoukrim (4 089 mètres), en 2020, durant le challenge des neuf plus haut sommets du Maroc en 5, 6 jours.
Par la suite, on m’a proposé de gravir le Kilimandjaro, en Tanzanie. Je me souviens avoir pensé « Le Kilimandjaro, c’est tout de même le toit de l’Afrique, et c’est mon continent. Si je réussis, j’attaque le challenge des sept sommets. » Et c'est ce qu'il s'est passé.
J’ai alors décidé de faire une pause dans ma carrière pour me concentrer sur cet objectif et j’ai commencé à chercher des sponsors. En janvier 2020, je suis partie à l'assaut de l’Aconcagua, sommet d’Amérique latine qui culmine à 6 962 d’altitude, en Argentine. Ça a été une expédition de vingt-et-un jours et mon amour pour la montagne a continué de grandir. J’adorais le fait d’être en contact avec les gens, de voir des paysages naturels différents.
À mon retour au Maroc, pendant le confinement, j’ai été la première à gravir les neuf plus hauts sommets marocains de plus de 4 000 mètres d’altitude en cinq à six jours, et j’ai pu prendre conscience de la beauté de la nature et des paysages incroyables de mon pays, accompagnée de mon guide.
En juin 2021, après la réouverture des frontières, je suis partie avec le même sponsor pour la Russie afin d’entamer l’ascension de l’Elbrouz, plus haute montagne d’Europe qui culmine à 5 643 mètres d’altitude. J’ai contracté la COVID-19 ; je suis restée alitée pendant deux semaines. Le problème, c’est que chaque montagne a une période bien précise durant laquelle on peut la gravir dans l’année. Si on loupe cette période-là, cela nous force à reporter l'ascension à l’année d’après. J'ai donc décidé de tenter l’ascension juste après ma convalescence. Et je suis fière d’avoir atteint le sommet en repoussant mes limites. J’ai été jusqu’au bout alors que j’entendais mes poumons siffler.
Après avoir tenté une première fois le Manaslu, j'ai gravi le Denali, une montagne s'élevant à 6 190 mètres d'altitude, en Alaska. C’est le toit d’Amérique du Nord. Ça a été l’expérience la plus difficile de toute ma vie. Cette montagne a une réputation. On dit d’ailleurs, que si on gravit le Denali, on est prêt pour l’Everest. Ça a duré trois semaines sans aucune assistance. On porte environ 50 kilos sur le dos et on tire un traîneau d'un poids équivalent, pour pouvoir installer le camp à chaque étape. J’étais la seule femme du groupe sur cette montée, mais j’étais vraiment considérée comme l'égale des autres membres. On part en sachant que l’on peut tomber dans une crevasse, c’est donc un réel travail d’équipe, on doit avoir confiance dans ses coéquipiers. On est reliés par une corde fixe, ce qui fait que si l’un de nous tombe, les autres peuvent le sauver.
Pendant cette ascension, la météo était catastrophique. Je l’ai appelée la page blanche. Je ne voyais pas plus loin que le bout de corde qui me reliait à la personne devant moi. Et il ne faut espérer que le ciel s’éclaircisse. Certains sont partis. Cette expérience m’a complètement changée. J’ai l’habitude des montagnes, mais celle-ci, elle prend aux trippes. Seulement 600 mètres du sommet, toutes les équipes sont revenues en courant en raison d'une énorme tempête et on a dû rebrousser chemin.
Photographie prise en juin 2023 sur la crête de la montée vers le camp 4 lors de l'ascension du Denali, en Alaska.
Comment s’est passée l’ascension du Manaslu ?
Pour me préparer à l’ascension de l’Everest, j’ai gravi une première fois en 2022 le Manaslu au Népal. Beaucoup de monde, d’avalanches, de morts et de blessés. J’y ai assisté. La météo et le froid étaient atroces. J’ai dû voir le ciel bleu deux fois en un mois. Nous avons réussi à atteindre les 7000 mètres d’altitude et nous partions pour le sommet quand j’ai vu un bout de ciel bleu. J’ai alors pensé que j’allais réussir.
Or, en montagne, un ciel subitement dégagé n’est pas une bonne nouvelle. Une grosse avalanche est arrivée sur nous. Heureusement, notre groupe était sur le côté. D’autres personnes n’ont pas eu cette chance. J’étais traumatisée et me suis instinctivement cramponnée à la paroi rocheuse. Il faut savoir que les hélicoptères ne peuvent aller au-delà de 7000 mètres d’altitude. Pendant la nuit, il y a eu d'autres avalanches meurtrières et nous avons dû redescendre.
Au sommet du Manaslu, à 8163 mètres, le 28 septembre 2023 à 07h28. L'alpiniste devient la première Marocaine à avoir gravi le « true summit ».
Phase finale de l'ascension du Manaslu à 7 900 mètres, dans la « zone de la mort ».
Cette année, pour ma deuxième ascension du Manaslu, j'avais l'avantage d'avoir tenté le Manaslu avant et je me suis énormément préparée. Mais lorsque je suis arrivée au camp de base, j'ai appris qu'il y avait eu un gros séisme au Maroc. Je me trouvais à des milliers de kilomètres de ma famille, sans nouvelles. J'ai réussi à me connecter à Internet : ma famille allait bien. Mais c'est mon pays... et ça a touché des régions montagneuses que je connaissais bien pour m'y être souvent entraînée.
Je ne savais pas si je devais rentrer pour aider ou bien continuer. Et on m'a répondu « mais qu'est ce que tu vas faire au Maroc ? ». Je me suis alors dit : « Tu as une occasion, bats-toi ». Je suis complètement passée outre mon objectif principal qui était de m'entraîner pour l'Everest. Je voulais juste rendre hommage aux disparus. Et je suis parvenue au sommet, malgré la douleur et la difficulté.
Être une femme alpiniste, est-ce une expérience solitaire ?
Parfois, j’aurais bien aimé avoir une amie à qui parler, qui aurait pu me comprendre. Par exemple en montagne, quand on a nos règles, tout est complètement chamboulé. En temps normal, mes règles durent quatre jours. En montagne, elles peuvent durer quinze jours. Quand on est malade en montagne, on ne guérit pas facilement. Et cela m’arrivait de pleurer seule et de me motiver dans ma tente pour continuer. Et j’en suis fière.
L’alpinisme a longtemps été un sport majoritairement masculin, notamment en raison d’une communication axée sur le danger. Les réseaux sociaux nous ont permis de passer le cap de la peur. Par contre, pour le Denali par exemple, c’est purement une question de physique. Il n’y a pas de traitement de faveur à de telles altitudes. Restent des problématiques qui touchent de manière égale les femmes et les hommes : plus on monte en altitude, plus le caractère et le mental comptent.
Portrait de Nawal Sfendla.
L’accès à la montagne se complexifie et devient plus dangereux avec le réchauffement climatique. Avez-vous été confrontée à ces nouveaux enjeux ?
Pour ce qui est du terrain, à chaque fois qu’on faisait des rotations d’acclimatation, le terrain était modifié, différent. Et je sais très bien qu’il s’agit de l’impact du changement climatique sur la montagne. En l’espace de deux jours, des crevasses de centaines de mètres de profondeur se forment. La glace et la neige se retirent toujours plus haut dans les hauteurs.
Cela me fait beaucoup de peine de constater qu’en l’espace d’un an, le Manaslu a autant changé. On sent que même la montagne perd de son charme. Et c’est le cas de tous les sommets du monde. D’autant plus qu’il ne faut pas oublier les villages alentours qui sont directement impactés. Les villageois ressentent le danger, mais ils semblent l’avoir intégré. Et je pense que ce n’est que le début. Cela va impacter les ascensions, et donc le tourisme, qui est la principale ressource économique des Népalais.
Que la montagne vous inspire-t-elle, à la fois pour vous et les générations à venir ?
Aujourd’hui pour les jeunes générations, notamment au Maroc, j’ai envie qu’on puisse parler de la culture de l’échec. Pour moi, l’échec est positif. J’ai des réponses quoi qu’il arrive, que je réussisse ou que j’échoue. Même dans les périodes de désillusion, j’ai beaucoup souffert mais énormément appris, sur mes limites, mais aussi l’adversité, les fausses promesses parfois.
Pour moi, l’alpinisme et la montagne sont une aventure sportive et humaine et je me nourris de cela. Lorsque l’on fait des pauses aux camps de base et qu’on échange avec des personnes venues du monde entier, peu importent nos cultures et religions, nous sommes tous solidaires car nous avons un objectif qui est noble et qui nous est commun. Cette solidarité est unique et on n’a pas nécessairement le temps de prendre ce recul dans la vie quotidienne. Je suis toute excitée à chaque fois que je pars en expédition car je sais que je vais m'améliorer et apprendre sur moi et sur mon rapport à l’autre.
Nawal Sfendla sur la descente du Denali en juin 2023.
Nawal Sfendla se prépare aujourd'hui à gravir l'Everest en 2024. Il lui reste trois sommets avant de terminer son Seven Summits Challenge.