Tokyo, ville-phare au cœur des îles
Comment vit on dans la mégapole la plus vaste et la plus peuplée du monde ? Nos reporters ont sillonné la capitale japonaise et y ont découvert une multitude... De petits villages.
Imbroglio de bretelles autoroutières, de voies ferrées, d’enseignes à idéogrammes et d’immeubles de bureau, va-et-vient incessant d’employés en costume bleu marine... Cette première image d’une grande cité bétonnée, surpeuplée et oppressante, s’offre de nouveau à mes yeux lors de ce retour à Tokyo.
Je viens de poser ma valise dans un petit hôtel du quartier animé d’Ikebukuro, avant de ressortir aussitôt me perdre dans le labyrinthe de cette ville-monde que l’on dit précurseur des mégapoles de demain. Avec ses 9 millions d’âmes et sa superficie de 577 km2, le centre historique s’insère dans le Grand Tokyo, une mégapole de 13 495 km2 qui, selon l’Onu, compte près de 37 millions d’habitants.
Pour gigantesque qu’elle soit, elle n’est qu’un élément de l’immense mégalopole côtière qui s’étend, sur plus de 550 km, jusqu’à Osaka ; et même sur 1 200 km, de la préfecture d’Ibaraki, au nord, à la ville de Fukuoka, au sud-ouest. Imaginons un voyage de Brest à Strasbourg sans quitter la ville !
Cet interminable tissu urbain rassemble 100 millions d’habitants, soit près de 80 % de la population, sur seulement 6 % du territoire. De tels chiffres conduisent certains à se demander si les mégapoles de demain seront édifiées sur ce modèle pour les 65 % de citadins que devrait compter la Terre en 2050.
Rien n’est moins sûr. Car, si l’on exclut le phénomène déjà ancien de l’exode rural des années 1950-1960, l’incroyable concentration urbaine de Tokyo résulte de facteurs humains et géographiques propres à l’archipel nippon.
Pas plus grand que les deux tiers de la France, le Japon compte près de deux fois plus d’habitants (126 millions) sur un territoire couvert à 70 % de montagnes trop escarpées pour être constructibles. Les Japonais n’ont pas d’autre choix que de se confiner dans les 30 % restants, tout en se tenant éloignés des contreforts frappés chaque année par des glissements de terrain meurtriers.
Près de six fois plus étendue que Paris, Tokyo est sillonnée d’autoroutes et de voies ferrées tentaculaires, desservies par de multiples gares, dont certaines figurent parmi les plus grandes du monde. C’est ici qu’arrivent les trains à grande vitesse Shinkansen qui, dès 1964, ont commencé à mettre la presque totalité du Japon à quelques heures de la capitale.
Toutes les neuf minutes, le départ d’un Shinkansen permet à un habitant de Kyoto de gagner Tokyo, distante d’environ 500 km, en 2 h 15, puis de prendre la correspondance d’un métro d’une ponctualité inouïe. Le décalage le plus infime risquerait, en effet, d’engendrer une réaction en chaîne sur l’ensemble du réseau, long de plus de 300 km.
Ce système fonctionnant comme un mouvement d’horlogerie d’une précision extrême, inutile de craindre d’arriver en retard à son rendez-vous, que les Japonais ont d’ailleurs pour habitude de fixer... à la minute près ! En témoigne le contre-exemple d’un « incident » qui a fait le régal des internautes : le 14 novembre 2017, le train de la ligne Tsukuba Express, reliant Tokyo à la banlieue de Chiba, est parti de la gare de Minami-Nagareyama à 9 h 44 min 20 s, alors que l’horaire prévu était 9 h 44 min 40 s... Horreur ! Catastrophe ! Devant la gravité d’un tel incident, la compagnie ferroviaire s’est empressée de réagir en publiant un communiqué pour s’excuser de « l’énorme gêne occasionnée auprès de [ses] usagers » par ce manquement impardonnable.
Pour m’immerger dans l’ambiance de ces gares, je pénètre dans celle d’Ikebukuro, le quartier où je loge. Sur le quai, les passagers font la queue en bon ordre. Un marquage au sol est prévu à cet effet. Pas question de resquiller. Personne ici n’y songerait.
« Chaque soir, je suis pressée de rentrer chez moi, mais je préfère laisser partir les deux premiers trains pour arriver en tête de la file d’attente et avoir le privilège d’une place assise », me confie Mikiko, vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter. Tous les jours, elle fait l’aller-retour sur les 60 km séparant sa lointaine banlieue de Sakado du nouveau quartier tokyoïte d’Odaiba. « Avec le trajet à pied jusqu’à la gare, il faut compter près de quatre heures de transport par jour. Demo shikata ga nai », soupire Mikiko, en employant cette vieille formule résignée qui pourrait se traduire par « mais, de toute façon, on n’y peut rien ».
Pôles grouillant de vie urbaine soumis au bourdonnement incessant de haut-parleurs, certaines gares sont difficilement supportables. Après m’être extrait de ce tumulte, je marche, vers l’ouest, le long d’une avenue dénuée de nom, comme la plupart des rues japonaises, jusqu’au croisement d’un boulevard sans âme où l’automobile règne en maître. C’est Kanamechō, l’un de ces innombrables quartiers qui, derrière une voie express, dissimule un dédale de ruelles pittoresques. Car, entre les mailles du filet de béton et d’acier, un vaste réseau de petites rues vertes et fleuries est demeuré. Ce sont dans ces centaines de « villages » que vivent une grande partie des Tokyoïtes. Ici, piétons et cyclistes sont rois.
Je m’enfonce dans une allée bordée de maisons lilliputiennes aux jardinets ornés de fleurs délicates et de bambous vert tendre. Bientôt, le vacarme des voitures laisse place au chant des cigales, au coassement des corbeaux, aux rires des écoliers. Mini-villas hollywoodiennes, chalets suisses, patios andalous... témoignent de l’imagination débridée des Nippons en matière d’architecture. Et de l’individualisme d’un peuple que l’on dit pourtant très conformiste.
À l’angle de la rue se dressait encore l’an passé une antique maison en bois. Quel âge avait cette demeure, avec ses tatamis, ses cloisons en papier et ses couloirs obscurs ? Soixante ans tout au plus. Bien trop dans cette ville de l’éphémère. En 1998, le quotidien Japan Times évaluait la durée moyenne d’une maison à vingt-six ans. La raison ? Les incessants progrès de la construction parasismique, de plus en plus performante face aux 5000 secousses telluriques ressenties chaque année dans le pays, incitent à reconstruire sans relâche. C’est pourquoi, comme un ordinateur ou un téléphone portable devenu obsolète, une maison, même en parfait état, subit très vite une décote, le terrain conservant seul sa valeur.
Bien qu’en reconstruction perpétuelle, Tokyo respecte toujours son ancien plan médiéval, sauf pour le percement de grands axes de communication. Tout quartier s’organise comme une sorte de marché campagnard, avec ses échoppes rayonnant autour d’une station de métro, d’une allée commerçante ou d’un temple, à l’inverse de la ville européenne qui, héritière de l’Antiquité romaine, se met en scène avec de larges avenues et de belles places ornées de monuments. Moins théâtrale, la rue japonaise se révèle bien plus humaine. Dissimulé par des rideaux en dentelle et des haies de bambous, l’intérieur des maisons semble séparé du monde extérieur par une barrière invisible. Comme dans un temple, on ne pénètre dans ce jardin secret qu’après avoir ôté ses chaussures pour s’asseoir sur le sol d’une pièce tapissée de tatamis. En dehors du cercle familial, il est rare d’y être invité, l’habitude étant de se retrouver au restaurant.
Tokyo a hérité son plan d’urbanisme de l’époque d’Edo (1603-1867). Au centre, les vestiges du palais impérial. Dans la partie sud-ouest, des quartiers cossus surnommés yamanote (« du côté de la montagne »); dans la partie nord-est, des quartiers populaires appelés shitamachi (« villes basses »). Le secteur de Ginza, considéré comme yamanote malgré sa situation, est connu pour ses magasins de luxe et son avenue Chuo-dori, bordée d’immeubles prestigieux. Aujourd’hui, le ciel est bleu comme sur une estampe du peintre Hiroshige. Temps idéal pour marcher jusqu’à la station de Yūrakuchō, d’où la ligne circulaire JR-Yamanote me conduit à Meguro, distant d’à peine... 10 km.
Une allée fleurie mène à l’hôtel Gajoen Tokyo, parfaite illustration de l’esthétique japonaise, avec ses structures contemporaines intégrant une aile édifiée selon des techniques traditionnelles. Comment ne pas succomber au plaisir d’un thé vert dans l’un de ses luxueux salons ? Peu d’hommes en ce début d’après-midi, surtout des femmes vêtues avec élégance. Au Japon, il serait impensable de venir en ce lieu, comme au temple ou au théâtre kabuki, sans se vêtir en conséquence.
D’ailleurs, deux villes se juxtaposent à Tokyo. Celle du jour, avec ses jolies galeries marchandes et ses cafés bercés par la musique de Chopin, est essentiellement féminine. Celle du soir demeure masculine, avec ses bars où des hôtesses bien sages vous font la conversation, et ses karaokés où bière et saké coulent à flots. Cette distinction très classique tend toutefois à s’estomper chez les plus jeunes, qui préfèrent dîner en couple.
Contrastant avec les quartiers yamanote, les shitamachi sont le domaine des artisans et des métiers anciens. Il y règne un esprit bon enfant, et l’on y entend encore le parler et la gouaille de l’époque d’Edo. Le plus exotique est Asakusa, avec ses processions religieuses, ses gargotes ornées de lampions où l’on mange assis sur des tatamis. L’imposante « porte du Tonnerre » marque l’entrée du temple bouddhiste Sensō-ji. Jalonnée de marchands de souvenirs, une allée mène à une énorme lanterne rouge frappée d’un idéogramme. Pittoresque, Asakusa est prisé des Tokyoïtes de tous âges qui viennent s’y restaurer le soir comme au bon vieux temps, bien qu’en quelques années ce quartier soit aussi devenu très apprécié des agences de voyage.
« Cela me fait rire de voir chaque jour des Occidentaux photographier des femmes qu’ils prennent pour d’authentiques geishas, s’esclaffe Satoshi, un jeune vendeur de glaces. Alors qu’en réalité il s’agit presque toujours de Chinoises ou de Coréennes en voyage organisé qui louent des kimonos pour s’amuser. Mais c’est super de voir qu’autant d’étrangers adorent mon quartier ! »
Il y a une dizaine d’années, un Occidental était encore regardé comme une bête curieuse dans ce pays qui, selon l’Office national du tourisme japonais, n’avait reçu que 6,4 millions de visiteurs étrangers en 2004. Ces derniers temps, à la faveur d’une intense promotion de l’image du Japon à l’extérieur, le nombre de touristes a connu une forte progression : en 2017, ils étaient plus de 28 millions à effectuer un séjour au pays du Soleil-Levant.
Au sud d’Asakusa, à deux pas d’un grand sanctuaire shinto, le quartier de Harajuku est considéré comme l’épicentre de la culture kawaii. « Gothiclolitafashion », annonce une enseigne à l’angle de Takeshita-dori. Je m’enfonce dans cette rue bourdonnante et colorée comme les vieilles estampes, où les ateliers d’artisans ont été remplacés par des boutiques de confiseries et des étals de tee-shirts roses Hello Kitty. Adolescents habillés façon manga et trentenaires occidentaux s’y dévisagent avec une curiosité mutuelle.
Harajuku n’est cependant pas le quartier « jeune » le plus célèbre de Tokyo. Plus photogénique, le carrefour de Shibuya, avec son passage pour piétons le plus fréquenté du monde, lui vole la vedette. À toute heure du jour ou de la nuit, Shibuya vit au rythme de marées d’étudiants et de jeunes adultes venant s’y divertir.
Ce décor de mégapole futuriste – composé de gratte-ciel, de néons et d’écrans géants – regorge de magasins de vêtements, de salles de jeux vidéo, de karaokés et de cafés branchés.
Bien plus tranquille est Shimo-kitazawa, quartier qui, à 3 km de là, s’enorgueillit de ses maisons en bois et de son exotisme. Décontracté, moins commercial que Shibuya, « Shimokita » est surtout réputé pour ses magasins de fripes. Comment ne pas vouloir se perdre dans ces ruelles où se mêlent étudiants, artisans, retraités et artistes, et où, le soir dans les théâtres et les clubs de jazz, cette population hétéroclite se côtoie sans manières ? Avec ses célébrités qui y ont élu domicile, Shimokita est souvent considéré comme le Saint-Germain-des-Prés de Tokyo. Paradoxalement, cette poule aux œufs d’or est mise en péril par les pelleteuses et les rouleaux compresseurs, malgré l’opposition farouche et désespérée des résidents.
« Regardez tous ces jeunes et ces touristes étrangers de plus en plus nombreux. Shimokita est à la mode et ça me rend tellement triste quand je pense que notre quartier risque bientôt de perdre son attrait », déplore Taro-san, dont la boutique est menacée par la construction d’un complexe commercial dernier cri et d’une route qui couperait en deux ce quartier pittoresque.
Toujours plus au sud, à Musashi-koyama, s’étend une galerie marchande, ou shōtengai, longue de 800 m. Ces shōtengai sont partout au Japon : on y trouve cafés, restaurants, pharmacies, magasins d’alimentation, bureaux de poste et parfois antennes de police... Incroyable concentration de services et de négoces sous un même toit qu’explique la rigueur du climat au Japon, où pluies diluviennes, typhons et canicules ne favorisent guère le lèche-vitrines en extérieur. Attractifs et vivants, les shōtengai sont, tout comme les innombrables grands magasins de la capitale, des lieux de promenade, le shopping étant l’un des loisirs favoris des Tokyoïtes – habitude héritée de la prospérité des années 1980, avant que le Japon connaisse une crise économique la décennie suivante. Consommateurs invétérés, les Nippons ne rechignaient pas à la dépense, atteints par une « fièvre acheteuse » au gré de modes qui surgissaient çà et là sans que personne ne sache trop pourquoi. Mais, aujourd’hui, beaucoup d’entre eux n’en ont tout simplement plus les moyens.
Bien que le taux de chômage semble très bas (2,8 % selon l’OCDE), les Japonais sont confrontés à une forte précarisation de l’emploi, que les aides sociales, très faibles dans le pays, n’amortissent pas. D’où une montée brutale des inégalités augmentant le nombre de travailleurs pauvres et engendrant une dissolution de la vie sociale. En décembre 2015, le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales annonçait que 40,5 % des salariés de l’archipel ne disposaient pas d’un emploi régulier à temps plein, alors que, dans les années 1980, ils n’étaient que 20 %. Donné autrefois en exemple pour la prospérité de sa classe moyenne, le Japon compte désormais 16 % de sa population vivant sous le seuil de pauvreté.
Pourtant, dans les rues de Tokyo, la misère se fait discrète. Les mendiants sont rares et les pauvres, toujours parfaitement habillés, préfèrent se restreindre sur la nourriture plutôt que de laisser paraître ce qu’ils considèrent être leur propre échec. Car, dans la capitale comme ailleurs dans le pays, la pauvreté est honteuse, voire culpabilisante, ce qui pousserait certains laissés-pour-compte à vouloir devenir « invisibles », en restant cloîtrés chez eux ou chez leurs parents. « Un grand nombre de jeunes coupent, l’un après l’autre, les liens qui les relient à la société, écrivait déjà en 2003 le psychiatre Sekiguchi Hiroshi. Il s’agit de personnes qui ne travaillent pas et ne font pas d’études. Elles ne sont pas atteintes de maladie mentale. Elles vivent enfermées chez elles depuis plus de six mois sans avoir de contacts avec des membres extérieurs à leurs familles. »
Bien qu’ils habitent souvent au coeur des villes, ces hikikomori n’ont pas d’amis, ne voient jamais de médecin. Concernant plus de 1 million de personnes au Japon, ce phénomène est devenu un problème de société d’autant plus grave qu’il touche aujourd’hui des gens de tous âges, jusque dans les campagnes.
À l’extrémité de la galerie marchande, le klaxon d’une automobile me tire de ces préoccupations. Déjà la nuit. Après avoir traversé une seconde shōtengai, me voici devant la gare d’Osaki, qu’une audacieuse voie piétonne surélevée relie à un ensemble de tours de bureaux. À cette heure avancée, certaines salles restent allumées car, pour les salariés bénéficiant d’un emploi stable, la pression est intense. Les journaux se font encore régulièrement l’écho de cas de karoshi, terme désignant un arrêt cardiaque provoqué par le stress d’une charge de travail trop importante, qui est reconnu au Japon comme maladie professionnelle.
Dans les allées d’un supermarché ouvert 24 heures sur 24, quelques hommes en costume tombent la cravate pour choisir leur dîner tardif : un coffret repas fait de riz, de légumes marinés, de poisson et de fruits de mer à partir de 600 yens (4,50 euros). Une cuisine industrielle, mais saine, légère et diététique. Car, pour les Nippons, la « malbouffe » ne saurait être la rançon de la vie moderne.
« Après huit heures de promenade, je me demandais encore si cela faisait une belle ville, ou même une ville tout court », écrivait Nicolas Bouvier dans Chronique japonaise. Parmi les silhouettes d’immeubles futuristes émergent des toits de pagode incongrus ou de vieux ponts en bois bordés de cerisiers. En maintenant des îlots de tranquillité villageoise, héritage de leurs aïeux, au coeur d’une grande cité ultramoderne, les Tokyoïtes auraient-ils, sans le savoir, inventé la mégapole idéale de demain ?
Ce reportage a été publié dans le magazine National Geographic n° 224, daté de mai 2018.