Norvège : un train pour l'Arctique sous le soleil de minuit
Le soleil ne se couche jamais sur le nord de la Norvège au cœur de l'été, ce qui en fait la saison idéale pour une merveilleuse aventure sur les rails qui relient Oslo au cercle arctique.
La vue depuis le dernier wagon du train vers Bodø donne l'impression d'être en milieu de matinée, mais il est en fait trois heures du matin. Le soleil ne se couche jamais sur le cercle arctique pendant la période du jour polaire, à l'approche du solstice d'été.
Accompagnée par le sifflotement de Tor Helge, notre agent de bord qui virevolte entre les tables de la voiture-restaurant, je contemple le paysage traversé par les eaux étincelantes de la Gudbrandsdalslågen, la plus longue rivière norvégienne. Tels ses sapins de Noël montés sur échasse, une armée de pins élancés se dresse de part et d'autre de la rivière, au cœur de laquelle émerge un petit îlot de sable.
Sur un air familier, le train s'incline dans un virage et je profite du balancement pour m'approcher de la fenêtre ; j'aperçois alors quelques pêcheurs à la mouche dans leurs cuissardes essayant de duper la truite, le brochet ou la perche. Des randonneurs apparaissent sur un sentier et un groupe de cyclistes nous regarde passer. Le ciel est au bleu laiteux, le soleil inonde le massif des Dovrefjell, c'est l'été dans toute sa splendeur… à un détail près : ma montre indique 3h50.
En attendant que mon corps veuille bien adapter son rythme circadien au soleil de minuit qui illumine la Norvège, j'ai un peu mal à la tête. Au nord du cercle arctique, de la mi-mai à la mi-juin, le soleil reste au-dessus de l'horizon ; il n'y a donc aucune distinction entre le jour et la nuit. Pendant cette période, les Norvégiens profitent de ces heures précieuses pour marcher, pêcher, escalader, naviguer ou pagayer et plus généralement pour se promener, trinquer et faire la fête à la lueur orangée du clair de nuit.
Intriguée par l'idée d'un jour sans fin, je prends place à bord du train-couchette qui relie Oslo, la capitale, à Trondheim, en suivant la ligne de Dovre sur 383 kilomètres. À Trondheim, j'emprunterai ensuite la ligne de Nordland qui serpente à travers le paysage sur 729 kilomètres pour rejoindre Bodø, terminus de la ligne, situé à quelques kilomètres au nord du cercle polaire.
En arrivant à Oslo, la veille, je pensais découvrir une ville pleine de vitalité, où des cyclistes en robe légère slalomeraient entre les terrasses animées et les food-trucks alléchants, mais c'est une ville fantôme qui m'attendait. « Tout le monde part en juillet », m'indique Fredrik, le serveur d'un café-librairie. « La plupart vont en France ou en Italie ou se réfugient dans leur résidence d'été. Pendant deux ou trois semaines, il n'y a personne ici. »
Par chance, la gare recèle de plusieurs restaurants dans lesquels j'ai pu m'attarder avant l'embarquement du train. Voie 4, après un départ ponctuel, il est 23 h lorsque notre train se met à grogner pour quitter la gare Centrale d'Oslo, avant de se détendre pour laisser place à un voyage rythmé par le battement régulier du rail, d'abord au pied d'appartement aux lumières chaleureuses, puis à travers les nombreux espaces verts de la ville. Quelques instants plus tard, nous prenons la direction de l'est, où la richesse de la région se dévoile sous la forme de résidences individuelles à plusieurs étages, de Tesla sagement garées dans les allées et d'élégantes boutiques.
À minuit, les nuages se sont assombris et allongés pour former des vagues bleu foncé ; mais à l'horizon, une ceinture orange refuse de s'évanouir et finit même par virer au rose. Lorsque nous franchissons le fleuve Vorma, il s'écoule sous une brume épaisse avant son embouchure dans le lac Mjøsa, le plus grand lac norvégien. Immobile comme un miroir, le lac se pare de reflets argentés à la lumière du crépuscule, ne laissant apparaître que la silhouette des bateaux de pêche en surface. Incapable de détourner le regard, je m'assieds à la fenêtre en scrutant la lueur rose, bien décidée à ne jamais la perdre des yeux alors qu'elle s'éclipse par intervalle derrière les montagnes, quand soudainement, le train s'engouffre dans l'obscurité et le lac disparaît.
D'ordinaire, je serais allée me coucher, mais il est 00h30 et la voiture-restaurant est bondée ; les passagers profitent de l'ambiance estivale. Deux jeunes femmes partagent une bouteille de rosé en se racontant leurs rendez-vous ratés, alors qu'un couple plus âgé sirote une bière, leurs sandales Merrell assorties suggérant une randonnée à venir. Les passagers vont et viennent ; deux parents montent à bord, l'air fatigué, peut-être à cause des quatre petits pieds dodus qui émergent des poussettes où sont endormis leurs jumeaux. Un peu avant 1h, j'aperçois un adolescent croisé dans le café-librairie d'Oslo. Il est enveloppé dans les bras de son père, sur le quai de Brumunddal. Face à ces retrouvailles chaleureuses, il me semble que le moment est venu pour moi de retrouver Morphée. Après avoir hésité à baisser le store, je décide de le laisser ouvert, trop nerveuse à l'idée de dormir jusqu'à Trondheim et de manquer le paysage. Paisible, sans réelle secousse, le trajet était l'un des plus confortables de mon expérience des trains-couchettes. Malgré tout, vers 3h20, alors que nous traversons le parc national de Dovre, je me surprends à sacrifier mon sommeil pour observer les nuages venus réchauffer le sommet des montagnes et projeter sur l'eau leurs nuances de pêche.
SAVEURS LOCALES
Il est 7h00 et une lumière dorée inonde les prairies couvertes de rosée, de longues ombres viennent caresser le train et des panaches de brume tourbillonnent dans les vallées. Je suis rejointe par Lars et Astrid ; ils se rendent à Trondheim pour un week-end de marche et de plaisirs culinaires, « avant d'avoir des enfants qui gâcheront tout », plaisante Lars alors qu'Astrid fait la grimace. « Comme Oslo, ce sera plutôt calme, reprend-elle, mais c'est ce que nous aimons. »
En août, c'est un tout autre scénario, me disent-ils : les chefs affluent de tout le pays pour cuisiner au Trǿndelag Food Festival et la foule est au rendez-vous. Trondheim est la capitale gastronomique de la Norvège et possède trois restaurants étoilés au guide Michelin, le Credo, le Fagn et le Speilsalen. C'est d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles j'ai choisi de passer la nuit ici au lieu de prendre la première correspondance.
Avec leurs couleurs pastel, les maisons pittoresques qui bordent le fleuve Nidelva et leurs bateaux soigneusement amarrés offrent une scène digne d'un livre d'images.
« Vous devriez aller au Sellanraa Bok & Bar », me conseille Astrid. « Le menu est de saison et tous les produits viennent des alentours, c'est l'endroit idéal pour découvrir les saveurs locales. » Elle griffonne la direction à suivre dans mon calepin et remarque le croisement des rails. « Nous y sommes », lance-t-elle, puis se glisse hors de la table et me souhaite un bon voyage.
En traversant le pont qui enjambe le fleuve Nidelva, je suis soudainement réveillée par la fraîcheur côtière et je m'arrête pour profiter de la vue : une série d'immeubles aux couleurs éclatantes domine la promenade alors que les voiliers se balancent au premier plan. Depuis ce pont, 10 minutes de marche me séparent de l'hôtel Britannia et j'espère que ma chambre est prête. Aussi romanesques soient-ils, le voyage en train de nuit présente tout de même un inconvénient : pour les passagers qui rentrent chez eux, il n'est pas dérangeant d'arriver aux petites heures de la journée et de filer sous la douche avant de prendre un petit-déjeuner. En revanche, pour ceux d'entre nous qui posent le pied en terre étrangère, parfois mal réveillés, il s'agit bien souvent d'errer les bras chargés de bagages en espérant trouver un café ou tuer le temps avant le check-in tant attendu. Par chance, ma chambre est disponible et je m'accorde quelques heures de repos avant de vivre l'un des petits-déjeuners les plus formidables de mon existence.
Il y a également des fromages locaux en meules de taille burlesque disposées sur des présentoirs à gâteaux jouxtant les courbes d'un brie et les couleurs d'un bleu. Les fromages sont tachetés, aux graines, à pâte dure, ou molle, au lait de vache, de brebis ou de chèvre et juste à côté se trouvent de généreux pots de confiture. J'en suis presque émue.
Je discute avec Olav Svarliaunet, un jeune sous-chef qui participe d'ailleurs au festival culinaire du mois d'août. « Nous utilisons uniquement des produits locaux ici et tout est étiqueté pour indiquer l'origine », m'explique-t-il. L'hôtel possède sa propre ferme, Braattan Gaard, à environ une demi-heure de route. Sur ce domaine, il y a plus de 5 000 pommiers qui fournissent le jus pressé à froid servi au petit-déjeuner. « On reçoit également de nombreux produits du village de Røros dans les montagnes, à environ deux heures plus au sud, notamment les œufs, la crème, le lait et le beurre, mais aussi toutes nos salaisons de viandes et de poissons », ajoute Olav. À l'exception de quelques fruits tropicaux, comme l'ananas, tout est norvégien.
À Trondheim, l'heure est à la pause estivale et la plupart des restaurants sont fermés, mais cela me donne l'occasion d'explorer la ville plus en profondeur. Je déambule sur les ruelles pavées au milieu des promeneurs accompagnés de leurs chiens au poil ruisselant. Il fait curieusement chaud lorsque je me lance sur le Midtbyrunden, un sentier de 5,9 kilomètres qui fait le tour de la ville en suivant le fjord de Trondheim et le fleuve Nidelva. Le parcours est splendide, il m'emmène à travers les ponts et le long des quais, où les baigneurs barbotent dans une eau rafraîchissante. Je flâne dans le quartier de Bakklandet au bord du fleuve, en sirotant un chocolat frappé du Dromedar Kaffebar avant de pousser la porte de diverses boutiques où les articles proposés vont du savon artisanal aux couvertures en cachemire. Derrière leurs douces nuances de rose ou de vert, certaines maisons en bois de la ville me paraissent vides ; leurs murs sont couverts de rosiers grimpants et des fleurs jaune pâle décorent leurs fenêtres.
Quand vient la fin du sentier, le petit-déjeuner est oublié et je décide de suivre les conseils d'Astrid : direction Sellanraa Bok & Bar. Le menu est essentiellement végétarien, avec des plats hauts en couleur mariant la carotte façon hasselback aux échalotes et navets rôtis ; la majorité des légumes provient de la ferme Grindal, à quelques kilomètres de là. L'intérieur est un subtil mélange de librairie et de cellier : sur les étagères, les bocaux d'oranges et de chanterelles en saumure sont adossés à des éditions reliées de L'idiote d'Elif Batuman et de La Peste d'Albert Camus. Devant une assiette de crevettes fraîches et de fenouil râpé, je pense à cette journée si vite écoulée, rythmée par les gourmandises et les balades tonifiantes au fil de l'eau.
EN ROUTE VERS LE NORD
Ce soir-là, je suis sur la plateforme un peu avant 23h pour embarquer à bord du train-couchette vers Bodø. À l'horizon, le soleil menace de chavirer, mais il s'abstient et s'étale en formant un immense bain de lumière dorée qui projette une lueur salutaire sur les joues des passagers. À cette époque de l'année, les trains sont complets et je n'ai pas pu réserver de cabine. J'ai donc opté pour le wagon Premium Pluss, où les sièges s'inclinent à 45 degrés, couvertures et oreillers sont inclus. Le billet comprend également un petit-déjeuner chaud ainsi que les boissons chaudes à volonté.
Le train reliant Oslo à Trondheim est équipé de sièges rabattables à l'extérieur des cabines.
En quelques minutes, l'angoisse de ne pas pouvoir m'allonger durant cette étape du voyage s'évapore et me voilà blottie dans ce qui semble être le plus cosy des wagons du train. Mes compagnons de voyage enfilent un pull à capuche ou regardent un film sur leur téléphone. Je retrouve Tor, l'agent de bord de la première étape, qui nous présente avec enthousiasme le repose-pied, la table d'appoint et la lampe de lecture astucieusement intégrés aux sièges. Il prend ma commande pour le petit-déjeuner et me conseille de rejoindre l'arrière du train pour voir les rails serpenter sous un soleil presque couchant. Le paysage se dévoile à travers la vitre arrière alors que nous passons la pointe du fjord de Trondheim qui s'illumine de reflets rose orangé. Comme par magie, la lumière se fait plus profonde et intense, puis s'abandonne à une douceur dont je n'avais jamais été témoin jusqu'à présent. Alors que j'enjambe l'espace qui sépare deux wagons, j'ai l'impression d'être entre deux mondes, à regarder ce jour qui ne se transforme pas en nuit, à bord d'un train lancé à travers les reliefs d'un paysage constellé de rivières.
La ligne de Nordland emprunte 293 ponts et traverse 154 tunnels. Je n'en vois pas beaucoup, car je m'endors vers 1h. Cinq heures plus tard, je suis réveillée par les rayons de soleil qui transpercent le Ranfjorden, une étendue d'eau béante au pied de montagnes recouvertes de forêts dont les profondeurs verdoyantes bouillonnent de vie.
Une nouvelle fois, je m'installe à une table de la voiture-restaurant, le cœur battant de tout train-couchette, et tout en avalant un sandwich au salami piquant, je discute avec Ludwig Herder, qui a passé la nuit dans l'aire de jeux du wagon familial. Marin chez les garde-côtes, Ludwig vit à Tromsø et refuse catégoriquement de prendre l'avion depuis bientôt 15 ans. Lorsque je m'enquiers de son choix de compartiment, il me regarde penaud et éclate de rire en attachant sa queue de cheval le temps de rassembler ses pensées. « Tout le monde a le temps de voyager en été, donc les trains sont très chargés. C'est impossible de réserver un compartiment-couchette, parce qu'on ne peut pas acheter un seul lit, il faut prendre les deux. » Il sort son téléphone et me montre un groupe Facebook norvégien sur lequel les passagers s'échangent leurs dates de voyage pour tenter de trouver un binôme. « Malgré tous mes efforts, je n'ai pas pu en trouver », dit-il.
Située à plus de 350 kilomètres au nord du cercle arctique, Tromsø est nichée au sommet du pays. Là-haut, le soleil de minuit et les aurores boréales sont des plus ravissants. « Ma petite-amie aime la randonnée et moi j'aime le ski », indique Ludwig. « En juin, il y avait encore près de deux mètres de poudreuse à skier la nuit. » Il descend à la gare de Fauske et devra ensuite affronter six heures de bus jusqu'à Narvik puis quatre heures de voiture pour enfin rejoindre Tromsø. Avec ce périple qui l'attend, je ne peux qu'être admirative de son engagement à délaisser l'avion.
Assise sur mon siège contre la fenêtre, j'essaie de profiter des derniers panoramas du voyage : un cerf bondissant à travers les champs, la succession de fjords. En voyant les villes défiler, je constate à nouveau que seul le voyageur en train a le privilège d'être témoin de la vie des autres : un homme repeint le clocher de l'église, un couple s'embrasse sur le quai, le motif des rideaux de cuisine.
Puis, le train s'arrête. Un peut avant 9h, nous arrivons à Bodø, le terminus, où ma famille du jour et moi-même débarquons ; cannes à pêche et vélos sont de sortie, les chiens se détendent joyeusement les pattes.
Au bout d'une heure, je comprends que la ville n'est qu'une étape pour la plupart des voyageurs, un portail vers les grands espaces : un ferry pour les îles Lofoten, une randonnée sur le glacier Svartisen ou une sortie pêche et plongée au Saltstraumen, où se forme le tourbillon le plus puissant du monde. De mon côté, le manque de sommeil se fait sentir et puisque j'ai choisi d'axer mon voyage sur la gastronomie, je me contente d'une promenade sur les quais avec une crème glacée locale. Je pars ensuite à la recherche de cadeaux pour mes enfants, qui devront quant à eux se satisfaire d'une boussole et d'un élan en peluche. Finalement, je réalise que le retour en train me permettra de leur rapporter également un paquet de roulés à la cannelle, ou kanelboller, confectionnés par le PåPir BibliotekBar, le café de la bibliothèque de Bodø.
Après une balade à travers les parcs de la ville, je suis prête pour dîner au Lystpå, un restaurant gastronomique à l'ambiance particulièrement détendue, avec des plaids et des coussins. Les entrées sont servies sur ardoise, il y a des noix de Saint-Jacques rôties enveloppées d'une bisque de moule et des croquettes à la truffe. Vient ensuite le plat de résistance : une pièce de cerf parfaitement saisie. Lorsque je fonds sur la crème brûlée et les doughnuts maison, la lueur orange qui m'est déjà si familière capte mon regard ; enrichissante et réconfortante, elle apporte un sentiment de calme et de bonheur. Je comprends pourquoi les Norvégiens restent éveillés toute la nuit pour s'imprégner de sa douceur. D'après le gérant du restaurant, Michał Młynarczyk, le moment serait idéal pour s'aventurer à Keiservarden, l'une des destinations les plus prisées des randonneurs dans la région. Je suis prête à dépenser ce repas, mais il est 23h, est-ce vraiment une bonne idée ? « C'est le meilleur moment, tout le monde le fait », m'assure-t-il.
Et me voilà partie à l'assaut de Veten Hill. Au cours de mon ascension, je croise coureurs et familles sous un ciel enflammé, comme si l'horizon avait soudainement pris feu. En chemin, les enfants sautillent sur les racines, bâtons et feuilles à la main récoltés pendant la randonnée. À peine une heure plus tard, j'atteins le sommet du plateau de Keiservarden, où les chiens gambadent sous le vent, où les marcheurs s'émerveillent devant la silhouette des îles Lofoten et Steigen. L'air a un goût de sel et seul le souffle du vent se fait entendre alors que je tourne lentement la tête pour ne rien perdre de la vue sur les montagnes embrumées qui plongent dans les eaux dorées. Quand vient minuit sur les terres du Grand Nord, le soleil s'assombrit d'un voile rouge et je le regarde s'éclipser derrière les nuages. Je fais demi-tour et reprends le sentier vers 1h, alors que le soleil se lève à nouveau.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.