Mozambique : l'ambitieuse réintroduction des lions à l'état sauvage
Afin de réintroduire le lion au Mozambique, les différents acteurs ont dû mettre en œuvre des moyens divers et variés : des prouesses logistiques pour un transport en toute sécurité aux bénédictions spirituelles.
Le centre du Mozambique était autrefois le lieu de vie des Thozo, une communauté pacifique de chasseurs. En bordure de leur village, de grands troupeaux de buffles vivaient paisiblement dans les marécages, on entendait au loin les éléphants barrir dans les forêts et les clans de lions chassaient en marge des plaines inondables.
Le village était dirigé par un grand chef, Galanguira, un chasseur amoureux de la Terre car elle était source de vie pour sa famille et sa communauté.
Un jour, une grande armée arriva au village, envoyée par une tribu voisine. Alors que le reste des soldats attendait non-loin de là, douze militaires armés de lances pénétrèrent dans le foyer de Galanguira pour le tuer. En bon guerrier, ce dernier livra un combat acharné pour défendre sa vie et son village. Il tua dix des douze assassins, mais il s'arrêta avant d'ôter la vie aux deux autres. Il lâcha son arme et leva ses bras pour exposer son cœur, puis il ordonna à ses agresseurs de lui porter un coup fatal. Dans un dernier élan meurtrier, la lance ennemie provoqua l'effondrement du grand chef.
Les deux vainqueurs s'apprêtaient à repartir lorsque soudain, un majestueux lion s'éleva du corps de Galanguira et leur tint tête. Médusés et effrayés, les deux hommes s'enfuirent pour annoncer au reste de l'armée les pouvoirs du peuple Thozo et leur rencontre surnaturelle avec l'animal.
Personne n'a jamais revu l'armée depuis.
« Le lion de l'esprit de Galanguira rôde toujours dans les parages, il nous protège, » raconte Jorge Thozo en montrant l'épaisse forêt à l'arrière de son habitation. Jorge est l'actuel chef de la communauté Thozo et l'arrière-arrière-petit-fils du Chef Galanguira. Assis sur un banc en bois près de sa petite maison en briques de boue, il raconte l'histoire de son grand père avec une fierté et un enthousiasme tels qu'il est possible de ressentir la signification des mots avant-même qu'ils ne soient traduits depuis son portugais sommaire.
Jorge se souvient à peine de sa dernière rencontre avec un lion.
Lorsqu'il était encore enfant, de nombreux clans de lions erraient dans les terres marécageuses du delta du Zambèze où le gibier était abondant. Mais leur nombre a chuté en raison de la chasse intensive dont leurs proies ont fait l'objet au cours des guerres civiles qui ont ravagé le Mozambique entre 1977 et 1992. L'ensemble du continent africain connaît un déclin similaire avec une baisse de 42 % du nombre de lions sauvages au cours des vingt dernières années, en grande partie à cause de la perte de leur habitat.
En 2018, des écologistes, propriétaires de terres et donateurs se sont associés au gouvernement du Mozambique pour mettre au point un programme ambitieux visant à ajouter à l'aire de répartition des lions africains plus de 8 000 km². Ils avaient pour cela identifié 24 lions en bonne santé vivant dans des réserves d'Afrique du Sud et leur objectif était donc de les transférer dans le centre du Mozambique dans le cadre de la plus grande réintroduction de lions jamais orchestrée.
C'est la réserve de Marromeu qui a été proposée pour accueillir la future terre des lions, juste derrière le village du Chef Thozo, là où demeurent les communautés locales, en bordure des épaisses forêts qui encadrent les terres inondables du delta du Zambèze.
Après avoir obtenu la signature de toutes les autorisations, l'accord des partenaires et s'être assuré de la bonne préparation des lions, toutes les pièces étaient réunies pour mener à bien l'ambitieux projet.
Il restait toutefois un problème à résoudre : qu'en penseraient les esprits lions ?
L'HISTOIRE D'UNE RÉINTRODUCTION
Lorsque Mark Haldane arriva dans la concession Coutada 11 au centre du Mozambique en 1995, il y avait très peu d'espèces sauvages. Ce chasseur sud-africain est l'un des concepteurs du programme de réintroduction des lions.
« À l'époque j'étais jeune et insouciant, j'ai observé la zone et je me suis dit : voilà mon petit morceau d'Afrique ! » raconte-t-il en riant aux éclats alors que nous sommes assis dans l'aéroport de Beira, point de passage incontournable pour atteindre les concessions fauniques situées au centre du Mozambique. « C'était ma première chance de devenir propriétaire d'une concession. Je pense que c'était plutôt sentimental. Il n'y avait pas beaucoup de gibier. La zone était aussi sauvage qu'aujourd'hui, sauf que le gibier avait disparu. »
Sans trop réfléchir, Haldane décida d'acheter la concession à son propriétaire allemand qui ne voulait plus entendre parler du Mozambique déchiré par la guerre. À l'époque, il n'y avait que 44 antilopes noires et peut-être un millier de buffles sur une superficie de 4 000 km². Les forêts étaient truffées de collets et de pièges pour le petit gibier. On distinguait un peu partout les nombreuses cicatrices laissées par des années de guerre civile.
« Les murs de briques qui longeaient notre piste d'atterrissage étaient criblés de balles. Il y avait également des impacts de mortiers, » se souvient Haldane. « À cette époque, je ne savais pas ce que ça allait donner. »
À la tête d'une unique réserve de chasse, Haldane consacrait la majorité de son temps et de ses ressources à la réintroduction des espèces sauvages en instaurant des mesures anti-braconnage, comme des patrouilles à moto et une équipe de guetteurs. « Les animaux sont attirés par les zones qui leur procurent un habitat idéal et une protection adéquate. Par chance, ils se sont établis sur ma concession, » rapporte-t-il. « Ils sont arrivés et ensuite nous avons pris soin d'eux. »
Haldane m'emmène survoler sa réserve en hélicoptère. Suspendus dans les airs au dessus des plaines inondables, on peut alors saisir toute l'envergure de la vie sauvage sous nos pieds. Par contraste, on distingue une masse striée de zèbres aux côtés d'une foule de bubales roux et d'un attroupement d'antilopes sing-sing. Des reduncas traversent avec grâce un point d'eau. On assiste ensuite à un spectacle à l'élégance toute africaine : un troupeau d'antilopes galope à l'unisson dans un mélange de couleurs marrons et blanches qui déferlent comme des vagues surmontées d'une flopée de cornes serpentueuses.
« Aujourd'hui, plus de 3 000 antilopes parcourent cette concession, » s'écrie Haldane en essayant de couvrir le vacarme du moteur. L'hélicoptère tourbillonne autour d'un énorme troupeau de buffles comptant près de 300 animaux lancés au galop à travers les roseaux, tels de véritables moissonneuses. Aujourd'hui, ajoute-t-il, ses terres rassemblent près de 25 000 buffles.
« Tous les animaux sont revenus et la concession a presque atteint sa capacité, à l'exception des superprédateurs. »
LES ESPRITS LIONS
Les Thozo pensent qu'à leur mort, ils peuvent devenir un esprit lion s'ils le souhaitent.
« Tous les esprits de mes ancêtres sont des lions, » raconte Jorge Thozo, le chef. « Si je veux devenir un esprit lion, le sorcier-docteur doit se rendre dans la brousse pour récupérer certaines plantes, sans que personne ne sache réellement lesquelles, pour ensuite préparer une mixture. Si je bois cette mixture, alors je deviendrai un lion à ma mort. En tant qu'esprit lion, je resterai toujours dans les parages pour veiller sur mon peuple. »
Bien avant que les plans de réintroduction des 24 lions dans la zone ne voient le jour, Haldane et ses partenaires passaient du temps avec les communautés vivant sur la concession. Certains villageois travaillent dans son camp mais la plupart d'entre eux vivent de l'agriculture. Quelle serait leur réaction si un prédateur potentiellement dangereux venait à nouveau rôder dans les environs ?
« La plupart des réserves fauniques du Mozambique sont habitées, » nous informe Samuel Bila, vétérinaire de l'université de Maputo et partenaire majeur du projet. « Lorsque nous avons décidé de réintroduire les lions à Marromeu, les habitants étaient inquiets pour leur sécurité, nous avons donc dû leur en parler d'abord. »
Il rapporte qu'il était plutôt surpris et heureux de voir que la communauté partageait une telle connexion spirituelle avec les lions. « Les esprits lions sont peut-être l'une des raisons pour lesquelles ils étaient ravis de la proposition, » ajoute-t-il.
Après plusieurs rencontres avec la communauté, le chef avait fini par donner sa bénédiction personnelle aux lions. Une bénédiction qui s'accompagnait d'un avertissement : en fin de compte, avait-il dit, la survie des lions ne dépendrait pas de lui mais bien de la décision des esprits lions.
LE PLAN
Avec ses 24 spécimens, ce projet allait être le plus grand déplacement transfrontalier de lions sauvages de l'histoire.
« Nombreux étaient ceux qui jugeaient le projet impossible en raison du nombre d'animaux, » révèle Ivan Carter, écologiste, chasseur et animateur de télévision, fondateur de la Ivan Carter Conservation Alliance. Trouver et transporter autant de lions sains ne serait pas facile et les coûts d'une telle opération allaient être conséquents. La surveillance des lions une fois arrivés à destination serait également un réel défi. « Mais si vous vous laissez contrôler par les rabats-joie, vous ne ferez jamais rien, » ajoute-t-il.
Carter est l'un des partenaires du projet de réintroduction. Il soutient depuis longtemps les efforts anti-braconnage de la concession et c'est lui qui a mis Mark Haldane en contact avec les donateurs américains, la famille Cabela, qui a aidé à financer le projet.
Carter admet que ces 24 lions représentent beaucoup de travail. « Mais ce nombre nous donne plus de chance de réussir, » explique-t-il. « En introduisant 18 femelles et 6 mâles sur une surface aussi étendue, on peut se permettre d'en perdre quelques-uns dans le cours normal de leur vie. »
Dans le but de diversifier autant que possible le patrimoine génétique, l'équipe est allée chercher les lions dans différentes réserves sud-africaines et les a tous rassemblés dans un fortin de la réserve Mkhuz située dans la province de KwaZulu-Natal pendant trois semaines dans le but de réaliser quelques examens médicaux. Les prédateurs ont ensuite reçu un sédatif avant d'être transportés à bord de deux avions privés en direction du Mozambique.
Le 5 août 2018, une large foule s'était réunie sur la piste d'atterrissage de la réserve de Marrameu pour accueillir les avions et leurs précieuses cargaisons. De nombreux villageois n'avaient encore jamais vu de lions et on pouvait sentir la peur et l'enthousiasme émaner des conversations alors que les lions étaient débarqués. Ils ont ensuite été emmenés dans un fortin et la cérémonie put commencer.
« Nous avons organisé une cérémonie pour mes ancêtres [les esprits lions] afin de faire les présentations, » explique le chef en se remémorant le jour de l'arrivée de ces grands félins. Le chef avait disposé diverses offrandes dans des coupes en plastique (du coca-cola, de la bière, du tabac) pour les esprits lions. Si les esprits n'étaient pas satisfaits, poursuit Jorge, alors ils auraient tué les nouveaux lions. SI les nouveaux lions étaient acceptés, « alors nous souhaitions demander aux esprits lions de protéger le village et d'empêcher les lions de s'en prendre aux villageois. »
« L'HABITAT IDÉAL POUR LES LIONS »
Une brume chaude et humide émane des plaines inondables alors qu'on discerne huit yeux fatigués qui nous fixent depuis un bosquet de palmiers Lala. On peut voir la rosée perler sur l'extrémité des oreilles des lions. L'une des femelles se lève et sort de sa cachette, elle se débarrasse de la condensation accumulée sur son pelage d'un coup d'épaules comme si elle sortait d'une séance matinale de sauna.
Il y a maintenant six mois que les lions ont été remis en liberté. Ces derniers jours, les vétérinaires et les écologistes ont passé leur temps à anesthésier et examiner les lions avant de leur poser un collier émetteur. Haldane et Carter sont très heureux de leur état de santé et des progrès qu'ils ont effectués.
« Vous n'avez qu'à regarder autour de vous pour voir que cet habitat est tout simplement parfait pour les lions, » murmure Carter alors que nous regardons les lions se réveiller depuis son véhicule. « Ils ont plus de 8 000 km² à explorer. La zone est une véritable corne d'abondance en ce qui concerne le gibier. Vous ne pouvez pas rouler cinq minutes sans voir un phacochère, un cobe, un zèbre ou un bubale. Je ne vois pas ce qui peut leur manquer ici ! »
Bien que le stress de la grande relocalisation soit aujourd'hui du passé, Carter n'est pas encore prêt à se détendre complètement. « La prochaine étape majeure sera l'arrivée des lionceaux, » dit-il. « Je décompresserai et considérerai ce projet comme une réussite uniquement lorsque cet endroit sera réellement devenu un bastion pour le lion sauvage d'Afrique. »
Ces lions-là ne seront jamais chassés, indique Carter. Partisan d'une méthode de conservation de l'espèce financée par l'argent des chasseurs, il explique : « Dans quelques temps, s'il y a 300 lions sur ces terres et que la chasse de trois d'entre-eux vous permet de financer une année de patrouille anti-braconniers, pourquoi s'en priver ? Vous chassez trois lions sur trois cents, soit 1 %, et tout à coup, vous pouvez payer vos gardes pendant un an. »
Avec l'histoire tourmentée du Mozambique, Carter est certain que cette nature sauvage et sa faune n'existeraient pas sans les quelques chasseurs qui passent chaque année par le camp. Et c'est grâce à cette gestion par la chasse contingentée que Haldane a réussi à composer une population si saine d'espèces sauvages tout en dirigeant une réserve de chasse.
« De nombreuses réserves de chasse n'ont qu'une seule préoccupation : le profit, et leurs concessions meurent à petit feu, » révèle Carter. « Mais si vous regardez les investissements anti-braconnage de Mark, ils se chiffrent en millions ! Les hélicoptères, les motos et les équipes anti-braconnage sont à la base du succès de la réserve. »
En tant que vétérinaire, Samuel Bila soutient que la chasse n'est pas son premier choix pour la conservation. Cependant, « le Mozambique a besoin de revenus pour subvenir aux efforts de conservation. Marrameu est une zone de chasse, cette activité peut générer du profit et aider à la protection. Bien entendu, nous mettons en place des règles et des quotas stricts. Mais la chasse fait partie de l'utilisation de la vie sauvage au Mozambique. »
PÉRIODE D'ADAPTATION
Six mois après l'introduction des lions, la communauté qui habite la réserve garde un bon état d'esprit.
« Au début, les villageois avaient très peur, » raconte Thoza. « Aujourd'hui, ils n'ont plus peur. Ils savent que les lions sont là mais qu'ils ne sont pas agressifs. »
Il ajoute qu'il ne s'inquiète pas car il sait que son grand père les protège lui et les villageois contre les lions. Il sait que si un lion attaque un villageois, les esprits lions le vengeront.
Nous faisons la rencontre de Jon, un jeune père assis au bord de la route, ses enfants s'amusent à s'agripper à ses jambes et à monter syr son dos. Il parle de son grand-père, un esprit lion. Lorsque celui-ci était encore en vie, il lui promettait toujours qu'il deviendrait un esprit lion et resterait dans les parages pour les protéger. Aujourd'hui, lorsque Jon est dans la brousse et se sent perdu ou effrayé, il demande de l'aide à son grand-père et l'obtient à chaque fois.
Alors que nous retournons au camp, la tête chargée d'histoires de Galanguira et des esprits lions, Carter commence à parler de sa propre vie. Ce qui avait commencé comme une carrière ambitieuse à la télévision s'est transformé en une ferme volonté de faire une différence. Il a créé son ONG parce qu'il s'est aperçu qu'il y avait un réel besoin de travail de front en matière de conservation. Il aide aujourd'hui à financer différents projets à travers l'Afrique, notamment des programmes ambitieux de sauvegarde des chimpanzés orphelins en République démocratique du Congo ou de conservation des girafes en Afrique.
« L'inspiration vient toute seule lorsque vous faites quelque chose qui compte, » dit-il. « J'espère qu'un jour cet endroit sera un bastion pour le lion d'Afrique. J'espère qu'ils peupleront cette zone bien après ma mort. »
Quelques mois après notre départ du Mozambique, une lionne est tombée enceinte et plus tard deux autres encore, donnant naissance à six lionceaux au total. J'ai reçu un message de Haldane qui m'annonçait à quel point ils étaient heureux de voir naître des lionceaux aussi tôt. Il soupçonne un vieux lion solitaire du Mozambique d'être le père. Il ne l'avait aperçu qu'une seule fois et pensait qu'il était mort.
« C'était peut-être un esprit lion, » lui ai-je répondu sur un mot d'esprit.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.