Ce photographe a installé son appareil directement dans un nid d'abeilles
Ces images inédites nous montrent les différentes techniques mises au point par les abeilles pour éliminer leurs assaillants, réguler leur température et mener une vie d'insecte social.
À peine installée, la colonie d'abeilles subissait déjà un feu nourri.
Non pas celui du varroa destructor ou des pesticides, ni même celui du syndrome d'effondrement des colonies d'abeilles ou des nombreuses autres menaces qui pèsent aujourd'hui sur les populations d'abeilles à travers le monde. Non, cette fois les assaillants n'étaient autres que des frelons, faisant chacun figure de colosse aux yeux rouges face à ces petites abeilles au poil hirsute. Des frappes éclairs, juste le temps pour ces prédateurs de saisir les abeilles en plein vol avant de remettre les gaz pour s'enfuir avec leurs victimes qu'elles prendront le temps de désosser plus tard avant de les jeter en pâture à leurs propres larves affamées.
En un contre un, une abeille européenne ne fait pas le poids face au frelon européen. Mesurant près de 4 cm, ce dernier est doté de mandibules suffisamment puissantes pour mettre en pièces n'importe quel insecte plus petit.
Pendant les premiers jours du siège, les abeilles semblaient sans défense face au massacre perpétré par les frelons.
« Je me suis dit "si ça ne s'arrête pas, ils vont tuer toute ma colonie", » raconte le photographe Ingo Arndt, propriétaire du jardin où les abeilles ont élu domicile à Langen, en Allemagne.
C'était avant que la semaine s'écoule et qu'il ne voit les abeilles gagner du terrain jour après jour. Elles ont commencé à s'agglutiner au niveau de l'entrée du nid pour créer un tapis grouillant de gardiennes. Chaque fois qu'un frelon osait s'approcher, quelques combattantes se jetaient sur lui pour le mettre au sol et un instant plus tard, l'agresseur était recouvert d'un monticule d'abeilles prêtes à tout pour lui faire mordre la poussière.
Les abeilles européennes ont plus d'un tour dans leur sac : elles sont par exemple capables de contracter leurs muscles de vol si rapidement que leur thorax, la partie médiane de leur corps, dégage de petites quantités de chaleur. Et quand une dizaine d'abeilles ou plus allument leur moteur au même moment, la pelote qu'elles forment autour de leur victime peut considérablement gagner en température.
Oui, les abeilles étaient en train de cuire les frelons vivants.
« Je trouve cela ingénieux, » déclare Jürgen Tautz, biologiste retraité depuis peu qui a fait des abeilles sa spécialité pendant ses 25 années passées à l'université de Wurtzbourg, en Allemagne.
Ce piège à chaleur est une arme redoutable, mais il peut aussi occasionner des pertes alliées. Parfois, les abeilles plus proches du centre de la pelote meurent avec le frelon, elles donnent leur vie pour défendre la colonie.
Ce n'est que l'une des facettes du comportement des abeilles européennes que le photographe Ingo Arndt est parvenu à immortaliser ces deux dernières années. Cela fait maintenant 30 ans qu'il photographie la faune sans se revendiquer expert en insectes pour autant, c'est pourquoi il a choisi de collaborer avec Tautz.
Ce comportement d'affrontement entre les abeilles et les frelons a déjà été observé chez des espèces parentes en Asie et par des apiculteurs élevant des abeilles européennes en Israël et en Égypte, mais personne n'avait jusque-là réussi à immortaliser le duel comme l'a fait Arndt. « C'est la meilleure photo que j'ai pu voir, » déclare Thomas D. Seeley, un professeur à l'université de Cornell qui étudie le comportement et les interactions sociales des abeilles depuis un demi-siècle.
Après les premières batailles, raconte Arndt, il a été témoin de combats entre abeilles et frelons parfois jusqu'à 10 reprises en une seule journée. Si une colonie d'abeilles est faible, les frelons peuvent n'en faire qu'une bouchée mais pour le moment, le combat dans son jardin se poursuit sous la forme d'une guerre d'usure entre insectes.
Au cours de cette épopée, d'autres factions ont fait leur entrée en scène. Arndt nous signale par exemple l'irruption de colonies voisines venues voler le miel du nid de son jardin, notamment à la fin de l'été lorsque les fleurs deviennent une denrée rare.
C'est en suivant des scientifiques qui étudiaient les abeilles à l'état sauvage dans les forêts du parc national allemand de Hainich que le photographe s'est piqué au jeu. Il a toutefois rapidement réalisé qu'il ne percerait jamais les secrets de ces insectes en les observant dans une boîte artificielle conçue par l'Homme dans le seul but de récolter du miel. Ce qu'il voulait vraiment, c'était les photographier dans un nid naturel.
Voilà qui relève de l'exploit. Même si vous enfilez une tenue d'apiculteur pour grimper une vingtaine de mètres et atteindre la cime des arbres où les abeilles aiment à s'installer, comme l'a fait Arndt en 2018, « les scènes les plus intéressantes se déroulent à l'intérieur de l'arbre, » explique-t-il.
Après en avoir fait la demande, c'est donc en février 2019 qu'Arndt a reçu l'autorisation des autorités forestières allemandes pour prélever dans une forêt locale un bouleau déjà tombé dont le tronc avait été creusé puis abandonné par un pic noir : l'antre rêvé de toute abeille européenne. Il a ensuite découpé un tronçon de l'arbre et s'est organisé pour qu'il soit envoyé dans son jardin.
Arndt s'est ensuite attelé à la construction des quatre murs d'une cache de photographe en contreplaqué, adossée au tronçon de bouleau et équipée d'un éclairage ainsi que d'une petite fenêtre qui lui permettait de glisser son objectif macro à l'arrière de la cavité. Une fois l'atelier de construction terminé, il est allé extraire la reine d'une colonie voisine d'abeilles européennes et l'a placée dans la cavité creusée par le pic noir. Il ne lui restait plus qu'à attendre dans sa cachette, le doigt posé sur le déclencheur de son appareil photo.
Après un moment, des abeilles éclaireuses en provenance de la colonie originale de la reine sont venues se poser sur le rebord du nid. D'autres abeilles ont atterri, puis d'autres encore, jusqu'à ce que le tronc d'arbre finisse par bourdonner de la présence par dizaines de milliers de ces insectes sauvages et sociaux. Bientôt, l'ensemble de la colonie avait emménagé dans la cavité du pic noir.
En l'espace de six mois, Arndt a réalisé plus de 60 000 clichés et dressé un portrait des abeilles à l'état sauvage comme il n'en existait pas.
« C'est ce qui rend ce travail aussi spécial, » indique Seeley. Des ornithologues ont déjà eu recours à des techniques similaires pour étudier les oiseaux mais jamais pour étudier les abeilles dans la nature.
Ces centaines d'heures passées dans la cachette ont été fructueuses. Lorsqu'il faisait chaud dehors, Arndt a observé le va-et-vient des abeilles jusqu'à une source d'eau voisine qu'il avait lui-même installée ; elles y aspiraient le liquide avec la paille qui leur sert de langue puis regagnaient le nid. Là, elles le transféraient à un autre groupe d'abeilles chargées d'asperger les alvéoles pour que l'eau s'évapore et rafraîchisse l'atmosphère. Ce processus peut être amplifié par le battement d'ailes d'autres abeilles qui augmente la ventilation et accélère l'évaporation. Appelé refroidissement par évaporation, c'est ce phénomène dont vous faites l'expérience lorsque vous vous asseyez transpirant devant un ventilateur.
À l'inverse, lorsque les températures extérieures chutaient, les abeilles se cramponnaient les unes aux autres pour recouvrir d'une couette vivante la surface des alvéoles. Tautz compare cette structure à un sac de couchage, mais un sac de couchage dont les mailles du tissu composé d'abeilles imbriquées peuvent être serrées ou desserrées selon la température souhaitée.
Dans certains cas, Arndt et Tautz ont pu expliquer des comportements que les apiculteurs observaient depuis longtemps sans les comprendre. Ils se demandaient par exemple pourquoi les abeilles rongeaient le bois de leurs boîtes sans en tirer de bénéfices apparents. Eh bien, à l'intérieur du tronc, ce comportement a pris tout son sens.
« Elles grattent toutes les particules flottantes qu'elles détectent sur la surface interne de la cavité, » explique Tautz.
Non seulement ce comportement pourrait servir à éliminer les agents pathogènes potentiels, comme la formation de champignons, mais il forme également une surface lisse sur laquelle d'autres abeilles peuvent appliquer un revêtement connu sous le nom de propolis.
« La propolis est une sécrétion produite par les bourgeons des arbres au printemps, » précise Tautz. « C'est une matière très gluante que les abeilles récoltent pour ses propriétés antifongiques et antibactériennes. C'est l'une des substances dont regorge cette pharmacie qu'est la forêt. »
D'autres instants mémorables ont été immortalisés pour la première fois, comme cette abeille photographiée par Arndt en train d'ouvrir une glande sécrétrice de phéromone en plein vol.
« Personne n'avait jamais montré cela, » atteste Seeley. Il espère que ces photos intimes inciteront le monde à ouvrir les yeux sur la beauté cachée des abeilles sauvages.
« Nous avons tellement l'habitude de voir ou d'imaginer les abeilles vivre dans une petite boîte, » poursuit Seeley. « Et c'est ainsi qu'elles vivent chez les apiculteurs. Mais ce n'est pas la vie qu'elles ont menée seules pendant des millions d'années. »
Jason Bittel écrit régulièrement des articles pour le site Web de National Geographic ; celui-ci est le premier qu'il écrit pour le magazine. Le livre Honey Bees: Mysterious Forest Dwellers réalisé par Ingo Arndt et Jürgen Tautz paraîtra au printemps.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.