Nouvelle-Angleterre : le retour du Grand requin blanc
Il s’agit de la première attaque mortelle de requin jamais répertoriée dans le Maine. Entre menaces à la sécurité publique et efforts de conservation couronnés de succès, le débat fait rage.
Un grand requin blanc (Carcharodon carcharias) nage au large de Cape Cod. C’est dans cette région qu’une attaque mortelle de requin a été enregistrée en 2018, la première en plus de 70 ans. Il y a quelques jours, une nageuse a été mordue à mort par un requin dans le Maine, devenant ainsi la deuxième victime en Nouvelle-Angleterre.
C’est la première fois que le Maine est témoin d’une attaque de requin qui a coûté la vie à une New-Yorkaise de 63 ans, au large de Bailey Island, au nord-est de Portland.
« Selon les données fournies par l’État du Maine, y compris des photos de fragments de dents, on peut dire avec certitude que la nageuse a été tuée suite à une attaque par un Grand requin blanc », annonce Greg Skomal, expert en Grands requins blancs de l’Atlantique et chercheur au Département de la pêche maritime dans le Massachusetts. Les responsables du Maine ont invité Skomal à participer à l’enquête.
Au cours des deux dernières décennies, on assiste au retour des Grands requins blancs en Nouvelle-Angleterre. Il s’agit d’une réussite en matière de conservation mais également d’une préoccupation nouvelle au niveau de la sécurité publique. Habituellement, il est extrêmement rare pour les requins d’attaquer les êtres humains, encore moins de les tuer. Il semble cependant qu’on assiste à une recrudescence des incidents en Nouvelle-Angleterre. Depuis 2012, cinq attaques ont été menées dans la région, toutes dans le Massachusetts. Deux d’entre elles ont coûté la vie à deux personnes : lundi dernier et il y a deux ans, en 2018, lorsqu’un surfeur a été victime d’une attaque mortelle au large de Cape Cod. Avant 2012, l’attaque la plus récente avait eu lieu en 1936.
On ne sait pas avec exactitude combien de Grands requins blancs vivent dans les eaux de la Nouvelle-Angleterre mais un programme de marquage lancé en 2009 par Skomal suggère que leur nombre est en constante évolution. Les données d’une étude démographique sur cinq ans, qu’il a entamée en 2014, sont toujours en cours de traitement. Cependant, Skomal a recensé 50 Grands requins blancs au large de Cape Cod en 2019. Une première.
Les experts en requins pensent que la plupart des attaques non provoquées découlent d’un problème d’identification. « Dans le cas de l’incident tragique du 27 juillet, le requin a sans doute confondu la nageuse avec un phoque », affirme Skomal.
RETOUR DANS LES EAUX DE LA NOUVELLE-ANGLETERRE
C’est en 2004 que Skomal commence à accorder une attention particulière aux grands requins blancs en Nouvelle-Angleterre, lorsqu’une femelle de plus de quatre mètres et pesant près de 800 kilos a été retrouvée, piégée dans un étang du Massachusetts. À l’époque, les Grands requins blancs n’avaient jamais encore fait l’objet d’une étude approfondie parce qu’ils étaient peu nombreux. Ils ont connu un déclin considérable dans les années 1970 et 1980, capturés dans les filets de pêche commerciale ou pris pour cible par les adeptes de la pêche de loisir. Dans les années 1980, la population de grands requins blancs de l’océan Atlantique était estimée à 27 % seulement de ce qu’elle était en 1961, selon une étude menée en 2014. Comme nombre d’espèces de requins, les grands requins blancs sont particulièrement vulnérables au déclin de population parce que leur croissance est relativement lente, leur durée de vie plus longue et leur progéniture moins importante que chez d’autres animaux.
Sur la base des rapports d’observation de pêcheurs et des preuves d’une plus grande prédation des phoques par les requins, Skomal commence à penser que la prise au piège du requin femelle dans l’étang est moins le fruit du hasard qu’un indicateur de prolifération de l’espèce.
« Un grand requin blanc de plus de quatre mètres qui nage dans les eaux du Massachusetts, c’est tout de même assez révélateur », précise-t-il.
La réapparition des requins est le résultat de deux mesures adoptées par le gouvernement fédéral. D’abord, en 1972, lorsque le Congrès américain a voté pour la Loi sur la protection des mammifères marins (MMPA). Cette législation mémorable interdit de tuer des phoques, à l’époque victimes de surpêche car grands amateurs des poissons ramassés par les filets des pêcheurs du Maine et du Massachusetts. Au moment où la MMPA a été promulguée, il y avait moins de 50 phoques gris (Halichoerus grypus) sur toute la côte du Maine. Aujourd’hui, ces animaux se comptent par dizaines de milliers.
En 1997, le Service national de la pêche maritime reconnaît « la situation précaire » des populations de requins dans l’océan Atlantique et interdit la pêche des grands requins blancs.
L’augmentation des populations de phoques et de requins protégés ont fait de Cape Cod un point d’attraction pour les requins, tout comme les îles Farallon en Californie, l’île aux phoques en Afrique du Sud, l’île Guadalupe au Mexique, les îles Chatham en Nouvelle-Zélande et les îles Neptune en Australie.
Selon certains chercheurs, les grands requins blancs élargiraient leur aire de répartition vers le nord-est, dans le golfe du Maine, la lutte pour la nourriture étant plus acharnée dans les environs de Cape Cod. Skomal ne partage cependant pas leur avis. « À mesure que les populations de requins et de phoques augmentent, la relation prédateur-proie réapparaît partout où il y a chevauchement de ces deux espèces, y compris dans le golfe du Maine cet été », explique-t-il.
Bien que leur présence ne soit pas très habituelle, Skomal affirme que les grands requins blancs s’aventurent dans le golfe du Maine chaque été et se frayent un chemin jusqu’aux parties nord du golfe, voire plus loin. Il y a quelques jours, une famille canadienne a filmé un Grand requin blanc à l’extrémité sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. En 2019, OCEARCH, une organisation à but non lucratif qui mène des recherches sur les requins, a recensé 11 Grands requins blancs au large de la Nouvelle-Écosse.
SE BAIGNER EN TOUTE SÉCURITÉ
Les habitants du Maine n’ont pas besoin d’observer les requins ou de les suivre au moyen d’une application de localisation pour savoir où ils sont. La veille de l’attaque mortelle du 27 juillet, un phoque avait été retrouvé mort près de Phippsburg, à 19 kilomètres de Bailey Island. La plaie de 50 centimètres qui recouvre son corps découlerait, selon Skomal, d’une attaque de Grand requin blanc. Il y a quelques jours, un autre phoque avait également été retrouvé blessé vers Biddeford Pool, à 40 kilomètres de Bailey Island. Début juillet, à Cape Elizabeth, une ville située entre Bailey Island et Biddeford Pool, un phoque avait été repéré, portant les traces d’une attaque de requin.
Cette première attaque mortelle dissuadera-t-elle les habitants de nager dans les eaux du Maine ? Il est trop tôt pour savoir. Jeff Nichols, porte-parole du Département des ressources marines de l’État du Maine, a lancé un appel à la prudence sans pour autant évoquer une éventuelle révision des décisions quant à la fermeture des plages. « Pour le moment, nous incitons les habitants à éviter les bancs de poissons et de phoques », écrit-il dans un e-mail.
Plusieurs villes, situées sur la côte sud du Maine dépendent en grande partie du tourisme balnéaire. Lorsque les grands requins blancs ont fait leur retour à Cape Cod, les villes bordant la région de l’Outer Cape, y compris Truro, Wellfleet, Orléans et Chatham, ont commencé à explorer la technologie de détection des requins, à l’image des récepteurs acoustiques capables de prévenir les responsables des plages en temps réel de la présence de requins marqués. Les vacanciers ont également adopté des mesures destinées à repousser les requins : combinaisons de plongée et planches de surf à rayures, en plus de répulsifs électriques, magnétiques et acoustiques. Certains responsables politiques ont même plaidé en faveur des filets à requins ou de la capture des animaux.
Selon Skomal, il n’existe pas de solution miracle au problème. Par ailleurs, toutes les stratégies adoptées pour détecter les requins ou les repousser ont leurs limites.
Dans le Massachusetts, trouver le juste milieu entre la sécurité publique et les efforts de conservation des grands requins blancs fait l’objet d’un débat houleux. Certains veulent abattre les phoques et favoriser la chasse aux requins. Les phoques agacent nombre de pêcheurs parce que les animaux sont de grands amateurs des poissons capturés dans les filets des pêcheurs. Après la première attaque mortelle par un requin en 2018, Chris Ciccarelli, pêcheur à Cape Cod, n’a pas hésité à prononcer ces mots : « Tuez-les tous. »
Les chercheurs estiment qu’il n’y aura pas de recrudescence des attaques de requins dans le Maine. L’image du Grand requin blanc qui vient semer la terreur, comme dans le film « Les dents de la mer » n’est que pure fiction. « Vous avez plus de chance de mourir dans un accident de voiture en vous rendant à la plage que par une attaque de requin », insiste Skomal. Le dossier international d’attaques de requins du musée de Floride a répertorié 64 attaques confirmées à travers le monde en 2019. Seules deux personnes y ont laissé leur vie. À titre de comparaison, on estime que les êtres humains tuent au moins 100 millions de requins chaque année.
« Les incidents du genre sont extrêmement rares, notamment au large de la côte du Maine », dit Skomal. « Cependant, ils demeurent tout aussi horrifiants. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.