Les secrets de la vie animale révélés grâce à l'ADN environnemental
En utilisant les traces de matériels génétiques laissées par les organismes, connues sous le nom d'ADN environnemental ou ADNe, de nouvelles recherches permettent de mieux comprendre le monde animal et les nombreuses interactions qui le composent.
Un grand groupe d'éponges de mer Aplysina archeri dans les Caraïbes. Ces éponges suspensivores accumulent l'ADN des eaux qui les entourent : une source potentielle d'informations importantes pour les chercheurs en génétique.
Cela faisait plus de 140 ans qu’une sirène du Rio Grande, une salamandre glissante à deux pattes et de 30 centimètres de long, protégée par l’État du Texas, n’avait pas été observée près d’Eagle Pass, une ville située à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Mais en 2019, la biologiste Krista Ruppert, aujourd’hui doctorante à l’université d’État du Mississippi, a réalisé qu’elle n’avait pas besoin d’en avoir une entre les mains pour prouver leur présence.
Tout ce qu’il lui fallait, c’était un peu d’eau boueuse à filtrer.
À Eagle Pass, Ruppert a trouvé suffisamment d’ADN environnemental (ADNe), c’est-à-dire des traces de matériel génétique laissées par des organismes en rampant, en nageant ou en volant, pour établir que ces amphibiens insaisissables vivaient toujours dans la région, à l’extrême ouest de leur aire de répartition connue.
Au cours des dix dernières années environ, l’ADN environnemental a révolutionné la recherche marine et aquatique en permettant aux scientifiques d’échantillonner « un écosystème entier » à l’aide d’un litre d’eau. Aujourd’hui, après une série d’expériences sur la terre ferme au cours des dernières années, l’ADNe est devenu l’outil favori des biologistes. Il s’agit d’une technique relativement bon marché, simple et non-invasive qui peut être adaptée pour étudier n’importe quelle forme de vie, et qui nécessite souvent moins de temps et de travail que les méthodes antérieures.
Des plages aux ventres de coléoptères en passant par le vent, voici quelques-uns des endroits les plus étonnants où les scientifiques ont trouvé de l’ADN caché, et ce que ces découvertes leur ont appris.
Prototypes du système d'aspiration créé par la chercheuse Elizabeth Clare et ses collègues pour filtrer l'ADN dans l'air. Les animaux perdent des quantités surprenantes de matériel génétique dans le vent.
Une étude menée dans un zoo du Royaume-Uni a révélé la présence de plus de vingt espèces d'animaux captifs, mais aussi l'ADN d'un hérisson commun sauvage que les gardiens voyaient régulièrement errer sur le terrain.
UNE MULTITUDE D’ESPÈCES
En 2017, des chercheurs de l’université d’Aarhus, au Danemark, ont tenté quelque chose : ils ont cueilli un bouquet de fleurs sauvages dans deux champs danois et les ont plongées dans un bain chimique afin d’extraire l’ADN présent à leur surface.
« Nous n’étions vraiment pas sûrs que ça puisse fonctionner », confie Eva Egelyng Sigsgaard, professeure adjointe de biologie.
À leur grande surprise, une unique fleur de céleri sauvage portait l’ADN de vingt-cinq espèces différentes d’insectes, d’araignées et d’autres arthropodes. Sur 56 fleurs, ils ont détecté l’ADNe d’au moins 135 espèces d’une très grande diversité, allant d’une multitude de pollinisateurs, dont des papillons de nuit et des abeilles, à des coléoptères prédateurs.
« Ce qui est impressionnant ici, c’est que nous obtenons aussi bien des espèces dont les interactions sont très brèves » comme les papillons qui ne prennent que quelques secondes pour aspirer le nectar avant de s’envoler, « que des espèces qui accomplissent leur cycle de vie entier sur la fleur », comme les pucerons, décrit Philip Francis Thomsen, un autre professeur associé de biologie de l’université d’Aarhus qui mène des recherches sur l’ADNe depuis plus de dix ans.
Les échantillons d’ADN environnemental prélevés sur les fleurs pourraient fournir des informations très utiles sur les pollinisateurs les plus actifs dans une région ou sur une espèce végétale spécifique. Par exemple, selon les scientifiques, la contribution des papillons de nuit et des mouches est largement sous-estimée et pourrait constituer une cible importante pour les efforts de conservation.
ÉTUDIER LA PROPAGATION DE MALADIES
Les plages de sable blanc de Floride sont couvertes d’ADNe, et pas seulement de celui des touristes. Une équipe de scientifiques de l’université de Floride a récupéré du matériel génétique à partir des empreintes laissées par les jeunes caouannes (Caretta caretta), des tortues qui pèsent à peu près le poids d’une pièce 2 euros, lors de leur passage du nid à la mer.
Une analyse plus poussée des échantillons de sable a démontré que l’ADNe pouvait aider les chercheurs à surveiller non seulement les espèces, mais aussi la propagation des maladies.
Une jeune caouanne se dirige vers la mer. L'étude de l'ADN dans le sable a révélé la présence de matériel génétique d'un virus qui infecte cette espèce mais qui, à la connaissance des chercheurs, ne devait pas toucher les nouveaux-nés.
Les minuscules traces contenaient également l’ADNe du ChHV5, un virus qui provoque des croissances cancéreuses de fibropapillomatose chez les jeunes tortues de nombreuses espèces. Cette découverte remet en question la théorie dominante selon laquelle la transmission de la maladie serait horizontale, soit par la colonne d’eau, soit par contact direct entre les jeunes tortues.
« La détection du virus chez un nouveau-né nous fait nous demander si la transmission verticale [de la mère à l’enfant] joue également un rôle », selon Jessica Farrell, récemment diplômée de l’université de Floride et autrice principale de l’étude.
Cela « aurait de très importantes répercussions sur la façon dont nous tenterions d’atténuer cette maladie à l’avenir », ajoute-t-elle.
UN TOURNANT POUR L’ADNe
En 2020, au plus fort des confinements liés au COVID-19, Christina Lynggaard, alors post-doctorante à l’université de Copenhague, a utilisé divers aspirateurs pour recueillir de l’air au zoo de Copenhague. Avec sa directrice de thèse, Kristine Bohmann, professeure associée d’écologie moléculaire, elles ne s’attendaient pas à grand-chose : peut-être prélèverait-elle un peu d’ADN d’okapi en se tenant dans le box réservé à ces animaux, elle verrait bien.
Les résultats ont dépassé leurs rêves les plus fous. En filtrant l’air à plusieurs endroits du zoo, Lynggaard a fini par détecter quarante-neuf espèces d’animaux, dont certains étaient gardés à des centaines de mètres de distance : des oiseaux, des reptiles, des mammifères, et même des poissons donnés en repas à des espèces prédatrices.
« Nous avions la chair de poule, les larmes aux yeux », raconte Bohmann. « Lynggaard a démontré quelque chose qui peut changer tout le domaine de la surveillance des vertébrés terrestres. »
Sans qu’elle ne le sache, une étude presque identique à celle de Lynggaard a été menée au même moment dans un zoo du Royaume-Uni. Les résultats de cette étude ont fait écho à ceux de l’équipe danoise, avec la découverte de vingt-cinq espèces, dont un hérisson commun sauvage (Erinaceus europaeus) que les gardiens voyaient régulièrement errer sur la propriété du zoo.
Ces deux découvertes ont marqué un tournant dans l’histoire de l’ADNe, mais ce que les équipes ont manqué est presque aussi fascinant que ce qu’elles ont trouvé : certaines espèces n’étaient jamais détectées, et la taille du corps d’un animal et le nombre d’individus ne semblaient pas toujours avoir d’incidence sur les lectures.
« Lorsque je me promenais dans le zoo, je me disais que si je pouvais sentir un animal, je serais probablement capable de le détecter », explique Beth Clare, professeure adjointe de biologie à l’université de York au Canada et responsable de l’étude menée au Royaume-Uni.
« Je me suis dit que si je sentais tout ça, qu’il s’agisse d’hormones, de phéromones ou d’odeur dégagées par les animaux, alors de l’ADN devait forcément être transporté par ces gouttelettes. » Toutefois, l’ADNe du résident le plus malodorant du zoo, un loup à crinière (Chrysocyon brachyurus), échappait à leurs filtres.
Désormais, les deux équipes s’efforcent d’affiner leurs techniques. Clare et ses collègues ont déployé quatre séries de prototypes dans des environnements naturels, de l’Ontario aux tropiques, et expérimentent la collecte passive (c’est-à-dire des filtres sans aspiration) de l’ADNe dans la poussière.
« Notre découverte la plus intéressante est que l’accumulation du matériel [génétique] ne se fait pas au hasard. Lorsque les animaux sont actifs, ils sont détectés [et] lorsqu’ils dorment, le signal aussi », ajoute-t-elle.
Ces nouveaux résultats, qui sont en cours d’examen pour publication, constituent un soulagement majeur pour Clare et un signe de bon augure pour l’avenir de l’ADNe aéroporté.
« L’une des premières inquiétudes [était] qu’il n’y aurait pas de véritables signaux : le risque du "tout est partout" », explique-t-elle. « Il a été suggéré que le vent ne ferait que déplacer l’ADN autour de nous, ce qui en ferait une sorte de soupe homogène. Nos données suggèrent le contraire. »
SOUS L’OCÉAN
La dynamique des populations de requin-baleine (Rhincodon typus), un géant énigmatique qui préfère les eaux profondes de l’océan et n’a pas besoin de remonter à la surface pour respirer, reste une sorte de mystère pour les scientifiques.
Pour comprendre comment les différentes populations de ce requin menacé d’extinction sont liées entre elles, les scientifiques utilisent généralement des lances pour réaliser à la main des biopsies sur leur corps.
Un banc de poissons suit un requin-baleine en train de se nourrir au large des côtes de l'Australie-Occidentale. Les chercheurs ont montré qu'ils pouvaient utiliser l'ADN environnemental pour étudier ces animaux, plutôt que de devoir prélever des échantillons de tissus.
« On obtient comme un petit cylindre, une sorte de section transversale de la peau et du tissu adipeux », de la taille du « bout du petit doigt », explique Laurence Dugal, candidate au doctorat à l’Université d’Australie-Occidentale.
Cependant, de nouvelles recherches publiées en 2021 ont permis de découvrir un autre moyen d’accéder aux gènes d’un requin-baleine. Il suffit de se glisser à côté de la bête et d’ouvrir une bouteille d’eau.
En recueillant directement des échantillons d’ADNe à quelques mètres des requins-baleines, Dugal et son équipe ont obtenu des lectures suffisamment claires pour déterminer les haplotypes de chaque requin : des marqueurs génétiques qui fournissent des informations sur l’endroit où vivaient ses ancêtres et sur ses liens de parenté avec d’autres populations. Ces lectures correspondaient parfaitement aux résultats des biopsies traditionnelles réalisées sur les mêmes individus.
« J’ai trouvé assez surprenant que nous soyons capables de détecter un signal aussi fort de leur part au milieu toute cette eau », confie-t-elle.
UN COUP DE MAIN DES INVERTÉBRÉS
L’ADN n’est pas toujours abandonné dans la nature. Certaines petites bêtes recueillent naturellement le matériel génétique des organismes avec lesquels elles interagissent tout au long de leur vie.
Un sous-domaine en plein développement de l’ADN environnemental est l’ADN acquis par les invertébrés (invertebrate-acquired DNA, ou ADNi en anglais), dans lequel les « échantillonneurs naturels » offrent un raccourci pratique aux scientifiques.
Les premières études sur les éponges de mer (Porifera) ont montré qu’elles créent des dépôts accidentels d’ADNe lorsqu’elles se nourrissent par microphagie suspensivore. Les sangsues (Hirudinea), quant à elles, sont dotées d’un enregistrement génétique de leurs anciens repas qu’elles peuvent conserver jusqu’à quatre mois. Les chercheurs ont également récupéré de l’ADN dans les appareils digestifs de bousiers (Scarabaeidae) qui se nourrissaient de matières fécales d’autres animaux, y compris des matières provenant de sangliers à barbe (Sus barbatus) et de sambars (Rusa unicolor).
UNE TASSE DE THÉ ?
Des chercheurs de l’université de Trèves et de l’institut Max Plank, en Allemagne, ont ramené leur travail sur l’ADNe à la maison… et les résultats n’ont pas été plaisants. En juin, l’équipe a indiqué avoir trouvé l’ADNe de 1 279 espèces distinctes d’insectes, d’araignées et d’autres arthropodes dans des thés et des épices achetés dans des épiceries allemandes.
Le thé vert était en première place avec une moyenne de 449 espèces dans chaque échantillon et, par extension, dans chaque tasse de thé. Les échantillons de thé de persil et de camomille, et de menthe et de thé vert contenaient en moyenne l’ADNe de 200 espèces.
Selon les auteurs, le fait que l’ADNe se conserve bien sur la matière végétale sèche stockée à température ambiante ouvre la possibilité de tout un trésor de nouvelles données. Les spécimens botaniques historiques collectés pendant des siècles dans le monde entier pourraient contenir des informations encore jamais analysées sur les espèces qui les entouraient de leur vivant.
UN OUTIL EXCEPTIONNEL MAIS INCOMPLET
Cette nouvelle discipline n’est néanmoins pas sans inconvénients. Même les plus grands partisans de l’ADNe admettent qu’il s’agit d’un complément, et non d'un remplacement des techniques traditionnelles d’échantillonnage sur le terrain.
À l’heure actuelle, l’ADNe n’est pas capable de révéler l’âge, le sexe ou la condition physique d’un organisme. De plus, malgré les progrès récents, il est difficile de savoir combien d’individus composent la lecture de l’ADNe d’une espèce. Des pièges photographiques et l’observation en personne resteront donc nécessaires pendant de nombreuses années. Enfin, si la collecte d’échantillons peut se faire à l’aide d’une technologie relativement simple, la contamination reste une menace, tant en laboratoire que sur le terrain.
L’émerveillement des scientifiques face à la puissance de cette technique est toutefois immense.
« Si vous avez déjà été dans une forêt tropicale, ou si vous avez vu toutes ces émissions sur la nature, vous savez que le monde contient un nombre incalculable de vies », dit Bohmann. « Puis quand on arrive là-bas, on ne voit presque rien. On doit rester assis sans bouger et, si on a de la chance, on entend quelque chose sauter au loin. Mais avec l’ADNe, on obtient cet aperçu de ce qui est là. Tout ce monde de diversité s’ouvre à nous. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.