Ces moules d'eau douce sont en voie de disparition : comment les sauver ?
Une équipe de scientifiques se mobilise pour tenter de sauver Theliderma sparsa, une espèce de moules gravement menacée par les barrages et la pollution. Souvent ignorées, les moules jouent pourtant un rôle essentiel pour filtrer l'eau des rivières.
La moule Theliderma sparsa est en danger critique d'extinction. Des scientifiques espérant sauver l'espèce en favorisant leur reproduction en captivité au Centre de conservation de la faune aquatique de Marion, en Virginie, ont trouvé cet individu dans la rivière Powell, dans le Tennessee.
Tim Lane pensait connaître les 315 kilomètres de la rivière Powell comme sa poche. Il passait la plupart de son temps en cuissardes et en combinaison de plongée, à se frayer un chemin dans ses eaux rapides et froides, mais aussi dans celles de la rivière Clinch, non loin de là. En tant que coordinateur de la récupération des moules d’eau douce dans le sud-ouest de la Virginie pour le Département des ressources fauniques de l’État, Lane était à la recherche de Theliderma sparsa : une espèce de petites moules brunes que l’on ne trouve nulle part ailleurs sur Terre, et qui est confrontée à un très haut risque de disparition.
Un groupe de moules Theliderma sparsa juvéniles de la rivière Powell, dans le Tennessee, photographié au Centre de conservation de la faune aquatique à Marion, en Virginie. Cette espèce est en danger critique d'extinction selon l'UICN.
Individu de Erimystax dissimilis trouvé à Big Darby Creek près de Circleville, dans l'Ohio.
Au fil des dizaines de leurs millions d’années d’existence, les rivières Powell et Clinch ont creusé de profondes entailles dans les grès et schistes anciens des Appalaches, en faisant ainsi deux des rivières les plus riches en biodiversité d’Amérique du Nord. La rivière Clinch abrite à elle seule une centaine d’espèces de poissons (dont l’achigan à petite bouche, le doré jaune et une variété de ménés), ainsi que cinquante espèces de moules d’eau douce, soit plus que n’importe quelle autre rivière dans le monde.
Pour le poisson Percina evides, les larves de la moule Cyprogenia stegaria, une espèce menacée au niveau fédéral, ressemblent à des vers. Lorsque le poisson s'approche pour manger les larves, celles-ci se fixent à ses branchies. Les larves peuvent y rester pendant des semaines, voire des mois, et voler ses nutriments pour alimenter leur croissance. Percina evides est une espèce commune dans le sud-est des États-Unis, mais elle a majoritairement disparu des parties nord et ouest de son aire de répartition.
Bien que la relation entre une moule d'eau douce et son poisson soit parasitaire, le poisson bénéficie de ce partenariat. La moule Pleurobema plenum, en danger critique d'extinction, filtre et nettoie l'eau de la rivière Clinch, au Tennessee et en Virginie, ce qui améliore la qualité de l'eau pour son partenaire, Luxilus chrysocephalus, et pour les autres espèces de poissons vivant dans la rivière.
Pourtant, ces rivières du sud-est des États-Unis qui regorgeaient autrefois de moules, dont la durée de vie peut dépasser les 100 ans, en ont été dépouillées. La pollution industrielle et minière du siècle dernier, combinée à la construction de barrages, a dégradé de nombreuses rivières, menaçant ainsi de nombreuses merveilles de la nature, dont les moules.
Grâce au Clean Water Act, une loi sur la protection de l’eau adoptée il y a cinquante ans aux États-Unis, la vie recommence à prospérer dans les rivières de la région. « Les efforts déployés pendant des décennies pour améliorer la qualité de l’eau dans certains tronçons se révèlent capables de faire subsister jusqu’à certaines des espèces les plus rares de chacun des cours d’eau. Cela nous donne l’espoir que nos efforts n’ont pas été et ne seront pas vains », affirme Lane.
Photo de la moule Epioblasma brevidens, en danger critique d'extinction (UICN) et en danger au niveau fédéral. Elle arbore des leurres qui ressemblent à des œufs de poisson afin d'attirer ces derniers. Lorsqu'un poisson frappe les leurres, les moules envoient alors leurs larves dans les branchies du poisson et peuvent ainsi accroître leur distribution, même en amont. Rivière Clinch, près de Sneedville.
Photo d'un poisson Percina aurantiaca. Conservation Fisheries, centre d'élevage de poissons de rivière indigènes.
Cependant, la situation des moules Theliderma sparsa reste désastreuse. Selon Lane, leur population se limite aujourd’hui à quelques dizaines d’individus dans la rivière Powell. « Il ne s’agit pas seulement d’une des moules les plus rares. C’est l’une des créatures les plus rares au monde. »
Cette moule ainsi que « tellement de ces espèces ne tiennent plus qu’à un fil. Elles sont comme les oiseaux amenés avec les humains dans les mines de charbon ». Ce sont des héros de l’ombre qui « permettent vraiment de nous renseigner concernant l’état de santé de nos eaux », poursuit Lane.
Il est facile de négliger les moules, mais c'est une erreur, selon Todd Amacker, biologiste de la conservation à la Tennessee Valley Authority. « Ce sont les foies des rivières », illustre-t-il, en référence au rôle sous-estimé que jouent les bivalves en filtrant les sédiments, les toxines et autres impuretés de l’eau lorsqu’elles recherchent de la nourriture.
Lane espère que les efforts de propagation intensifs déployés par l’Aquatic Wildlife Conservation Center, près de Marion, en Virginie, permettront à ces moules de retrouver leur importance d’antan dans la nature.
Avant qu’elles ne puissent se multiplier, il fallait que Lane et sa petite équipe de malacologues parviennent à en trouver. Il leur a fallu près de 1 100 heures de travail sur 4 années pour trouver 9 individus qui, avec l’autorisation de l’U.S. Fish and Wildlife Service, ont été ramenés en laboratoire pour encourager leur reproduction.
LE MENACE DES BARRAGES ET DE LA POLLUTION
« Les barrages, les barrages, les barrages et encore les barrages » sont la raison de la mort de tant de moules à travers l’Amérique du Nord, selon Paul Johnson, biologiste au Département de la conservation et des ressources naturelles de l’Alabama. « Et la pollution. »
Photo d'une moule Lampsilis higginsii, menacée d'extinction, arborant un leurre qui ressemble à un poisson, au Geneo National Fish Hatchery.
Photo d'un achigan à petite bouche, Micropterus dolomieu, au Geneo National Fish Hatchery.
La Grande Dépression a entraîné une forte augmentation de la construction de barrages dans tout le bassin versant de la rivière Tennessee dans le but de contrôler les inondations et de fournir de l’énergie hydroélectrique à la région. Ces infrastructures avaient toutefois des conséquences cachées : elles empêchaient la libre circulation des poissons et autres créatures aquatiques. Bien que cela puisse sembler anodin pour des animaux qui restent immobiles dans la boue pendant des décennies, les barrages ont eu un impact considérable sur les moules d’eau douce en raison de leur cycle de vie complexe.
En effet, ces animaux comptent sur les poissons (ou, dans certains cas, sur les salamandres) pour disperser leurs petits. Les femelles gravides, qui débordent d’œufs fécondés, attirent les poissons vers leur coquille et injectent leurs larves dans leurs branchies. Mais tous les poissons ne font pas l’affaire pour servir d’hôtes aux larves : la plupart des moules ont évolué conjointement avec une ou deux espèces spécifiques.
Les poissons ont également quelque chose à gagner. Pour un investissement relativement faible en ressources, ils bénéficient d’une meilleure qualité de l’eau.
Par exemple, pour attirer les poissons Percina aurantiaca, la moule Cambarunio iris crée l’apparence d’œufs de poisson sur sa coquille. Pour attirer le crapet de roche, elle agite de petites protubérances sur sa coquille qui dansent en imitant des pattes d’écrevisses.
Photo de la moule Quadrula cylindrica strigilatta, menacée d'extinction, à la Conservation Fisheries.
Photo d'un Nocomis micropogon à l'aquarium du Tennessee.
Bien installées, les larves mûrissent pendant plusieurs semaines en puisant les nutriments de leur hôte. Elles tombent ensuite dans la boue où elles passent le reste de leur vie.
« Le sud-est des États-Unis peut être comparé à une forêt tropicale des espèces d’eau douce », explique Traci DuBose, chercheuse postdoctorale à Virginia Tech, à Blacksburg. « La diversité y est absolument stupéfiante », et la diversité des poissons a alimenté la diversité des moules.
Les barrages ont cependant limité le mouvement des poissons et, ainsi, la dispersion des moules. De plus, certains ont pu séparer les moules femelles des espèces qui leur servent habituellement d’hôtes.
Toutefois, les barrages ne sont pas les seuls responsables : la rivière Powell n’en possède pas encore, et la Clinch n’en est dotée que de deux. La moule Theliderma sparsa est principalement menacée par les produits chimiques toxiques et les cendres de charbon des centrales électriques qui ont pollué les rivières. Des débris nocifs, provenant notamment des mines de montagne massives et de la construction de routes, ont transformé des eaux vierges en coulées de boue.
Photo d'une moule Cambarunio iris. Trouvée sur la Little River près de Maryville, dans le Tennessee. Cette espèce est en voie de disparition.
Photo d'un crapet de roche, Ambloplites rupestris, au Gavins Point National Fish Hatchery and Aquarium.
Selon Johnson, il a fallu trois décennies pour que toutes les réglementations du Clean Water Act, adopté en 1972, prennent effet. Lorsque l’Alabama a commencé à nettoyer ses stations d’épuration dans les années 1990, « nous avons assisté à l’expansion de chacune des espèces » d’invertébrés d’eau douce qui n’avaient pas encore été éliminées. « Elles ont toutes étendu leur aire de répartition. » Des organisations à but non lucratif telles que The Nature Conservancy s’efforcent également de supprimer les barrages de la vallée de la rivière Tennessee qui ne sont plus utilisés.
Néanmoins, à la suite de l’amélioration de la qualité de l’eau des rivières comme la Clinch et la Powell, le nombre de moules d’eau douce a commencé à chuter drastiquement. Le coupable n’a pas été identifié avec certitude, mais tout porte à croire qu’il s’agirait de la combinaison d’un virus et de stress dus à la pollution permanente ainsi qu’au changement climatique.
Selon Lane, même si Theliderma sparsa luttait déjà pour sa survie, la situation actuelle constitue un obstacle supplémentaire pour l’espèce.
SAUVER LES MOULES D’EAU DOUCE
Lane et des homologues d’États voisins et de l’U.S. Fish and Wildlife Service sont déterminés à inverser cette tendance. Les moules d’eau douce qui ont besoin d’aide ne manquent pas dans les rivières Clinch et Powell, mais Theliderma sparsa, en raison de l’extrême risque auquel elle est confrontée, a été placée tout en haut de la liste des priorités de Lane en ce qui concerne la reproduction en laboratoire.
Photo d'une moule Fusconaia cuneolus, en danger au niveau fédéral, prise dans la rivière Clinch près de Sneedville. La rivière Clinch compte plus d'espèces aquatiques inscrites sur la liste fédérale que n'importe quelle autre rivière d'Amérique du Nord, mais elle est menacée par la pollution et la perte d'habitat. L'exploitation du charbon dans le bassin versant aggrave cette menace.
Photo de Cyprinella galactura au Conservation Fisheries, un centre d'élevage de poissons de rivière.
Après avoir passé quatre années vêtus de combinaisons de plongée et immergés dans les eaux glaciales de la rivière Powell, Lane et son équipe n’étaient parvenus à récolter que neuf moules de cette espèce, dont trois femelles. Mais personne ne savait de quel poisson hôte leurs larves avaient besoin.
Lane a alors commencé par établir ce qu’il savait déjà : des espèces apparentées à Theliderma sparsa utilisent des petits poissons appelés chevesnes. Après de nombreux essais, il a ainsi fini par déterminer que les femelles pouvaient collaborer avec deux espèces de chevesnes : Erimystax insignis et Erimystax dissimilis. Des mois d’observations détaillées ont révélé que les vibrations causées par le personnel qui passait près des grands bassins, probablement similaires aux mouvements de l’eau créés par les poissons qui nagent, incitaient les femelles gravides à libérer leurs œufs.
Ce printemps, l’équipe de Lane avait enfin réussi à élever suffisamment de Theliderma sparsa juvéniles pour pouvoir en relâcher 125 dans la rivière Clinch – et ils en ont gardé plusieurs pour la reproduction. Les scientifiques ont attaché un émetteur radio de la taille d’un grain de riz sur chacune des petites moules afin de pouvoir les suivre tout au long de leur maturation.
Lane répètera ce processus plusieurs fois au cours des dix prochaines années. Il espère que les rivières sont désormais suffisamment propres pour accueillir de plus en plus de moules.
Selon Johnson, les biologistes de la conservation ont besoin de mieux comprendre comment certains polluants spécifiques affectent la santé des moules d’eau douce. Bien que le Clean Water Act exige la mise à disposition d’un habitat pour les poissons et la faune, les scientifiques ne disposent que de très peu de données toxicologiques sur les moules d’eau douce et autres invertébrés. Ainsi, personne ne sait quels sont les produits chimiques dont il faut s’inquiéter, et quels sont ceux qui ne posent pas problème, explique le spécialiste.
Pour Lane, le meilleur indicateur est d’observer les endroits où d’autres moules d’eau douce prospèrent, ce qui est un signe majeur de la bonne qualité de l’eau. Selon lui, c’est ce qui l’a incité à choisir ces sites spécifiques pour relâcher les Theliderma sparsa élevées en laboratoire. Désormais, son équipe élève d’autres moules, tout en continuant à surveiller les individus relâchés.
« On ne peut pas faire plus. On peut juste essayer de les répartir du mieux possible, de diversifier leurs gènes et de leur donner une chance ; une chance qu’elles n’auraient pas pu avoir autrement », conclut Lane.
Joel Sartore, qui est explorateur National Geographic, a photographié ces poissons et moules d'eau douce dans le cadre de Photo Ark, un projet visant à répertorier les animaux du monde avant qu’ils ne disparaissent.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.