Des méga-barrages menacent les plus grands poissons d’eau douce du monde

Les experts sont formels, de nombreuses espèces de poissons menacées d’extinction vont pâtir de la construction de barrages au Laos et dans d’autres régions tropicales.

De Stefan Lovgren
Publication 5 janv. 2022, 11:48 CET
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Un pêcheur navigue en eaux extrêmement basses sur le Mékong, dans le nord-est de la Thaïlande, en 2019. Ce débit réduit est dû à un barrage construit en amont, au Laos, ainsi qu’à des sécheresses.

PHOTOGRAPHIE DE LILLIAN SUWANRUMPHA/AFP via Getty Images

Il fut un temps où une armada de poissons d’eau douce, parmi les plus gros du monde, remontait le Mékong et traversait la ville laotienne de Luang Prabang, inscrite au Patrimoine mondial de l’UNESCO.

Des poissons-chats géants de la taille d’un grizzly, des barbeaux de Jullien, des pangasius et d’autres poissons énormes passaient autrefois devant les temples bouddhistes de la ville, devant ses villas coloniales françaises et ses bâtiments traditionnels en bois en faisant route vers le nord pour rejoindre leurs frayères. Mais à cause de la surpêche dans le Mékong ces dernières décennies, il faut désormais avoir de la chance pour apercevoir de tels titans. 

Pourtant, beaucoup de chercheurs avaient bon espoir de voir leurs populations se reconstituer. En effet, tant qu’on ne construisait pas de barrages sur la partie du Mékong se trouvant au sud de la Chine, il était envisageable d’améliorer la situation de ces espèces en danger critique d’extinction en appliquant des quotas de pêche et d’autres mesures écologiques.

Mais aujourd’hui cet espoir s’amenuise, car le Laos prévoit la construction d’au moins dix nouveaux barrages sur le bras principal du Mékong dans la décennie qui vient. Un des projets les plus importants est le Nam Sang, gigantesque centrale hydroélectrique qui doit voir le jour à quelques encablures en amont de Luang Prabang.

Au Laos, le régime communiste, qui promeut l’énergie hydroélectrique dans le but de devenir la « batterie » de l’Asie du Sud-Est, a déjà construit des dizaines de barrages sur des affluents du Mékong. Le gouvernement espère que les nouveaux barrages comme le Nam Sang (qui doit voir le jour à l’horizon 2027) généreront des recettes publiques par la vente d’électricité aux pays frontaliers comme la Thaïlande.

« Si ces projets de barrages se concrétisent, le bras du Mékong qui servait d’habitat essentiel et de frayères à plusieurs espèces de poissons va être découpé en parties de plus en plus petites », prévient l’explorateur National Geographic Zeb Hogan, ichtyologue de l’Université du Nevada à Reno qui s’intéresse aux poissons géants du Mékong depuis plus de vingt ans. « Pour les poissons qui ont besoin de fleuves qui s’écoulent sans obstacles, c’est peut-être le coup fatal. »

Le constructeur du barrage de Nam Sang, le pétrolier PetroVietnam, n’a pas répondu aux sollicitations de National Geographic pour commenter son projet et ses effets potentiels sur la faune et la flore. Grâce à l’imagerie satellite, on sait que des lieux de vie à destination des ouvriers ont été installés mais que la construction du barrage n’a pas encore démarré. 

Au-delà du Mékong, d’autres grands poissons, des dauphins, des crocodiles et des grands animaux d’eau douce sont également menacés par des projets de barrages. Dans le monde entier, on compte plus de 3 400 projets hydroélectriques importants à l’étude ou en construction. Et selon une étude récente publiée dans la revue Biological Conservation par Fengzhi He, écologue de l’Institut Leibniz d’écologie aquatique et de pêche en eau douce, ces projets se trouvent en grande partie sur des cours d’eau riches en faune dans des régions tropicales. L’étude montre que les barrages affecteront de manière disproportionnée les animaux aquatiques qui sont les plus gros.

Selon Fengzhi He, si on les construit, les barrages « rendront très incertaine la survie » de beaucoup d’espèces d’eau douce.

Zeb Hogan, co-auteur de l’étude, ajoute : « C’est une tendance que nous observons également dans d’autres fleuves tropicaux comme l’Amazone et le Congo, mais le Mékong est le visage de ce problème, l’accélération des projets hydroélectriques fait grimper le risque que certains des animaux les plus emblématiques s’éteignent. »

 

LES FANTÔMES DU MÉKONG

Les animaux de la mégafaune d’eau douce, nom sous lequel on regroupe très librement les espèces pesant en moyenne plus de 29 kg, font partie des espèces les plus menacées sur Terre. Leur population a chuté de presque 90 % depuis 1970. Selon une étude parue en 2019 dans Global Change Biology, c’est deux fois plus que la chute des populations vertébrées à terre ou dans les océans.

Chez certains grands poissons comme les esturgeons, les saumons et les poissons-chats géants, et plus particulièrement chez ceux de l’hémisphère nord, le déclin est encore plus fort à cause de la surpêche, de la pollution et des barrages.

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Des gens admirent un poisson-chat géant du Mékong pêché en 1986.

PHOTOGRAPHIE DE Robert Nickelsberg/Getty Images

Le Mékong, fleuve traversant six pays, abritait plus d’espèces de très gros poissons que n’importe quel autre réseau hydrographique. Presque toutes les espèces imposantes qu’on y trouvait sont désormais en danger critique d’extinction. Zeb Hogan n’a par exemple pas vu de poisson-chat géant du Mékong depuis 2015.

Pendant que la Chine exploite une multitude de barrages dans les confins supérieurs du Mékong (en amont des frayères de la plupart des poissons géants de la région), le bourbier politique dans le bassin du Bas-Mékong et l’action de défenseurs de l’environnement ont permis de contrer les projets de construction au sud sur le bras principal.

Les défenseurs de la cause environnementale avaient bon espoir que les nouveaux barrages suivent l’exemple moins destructeur de deux autres barrages géants construits sur le bras principal du fleuve.

Le premier, le Don Sahong, a été construit à l’embranchement de plusieurs bras du Mékong, ce qui permet aux poissons de le contourner. Dans le cas de l’autre, le barrage thaïlandais de Xayaburi, plus de 265 millions d’euros ont été dépensés pour que les poissons puissent l’éviter, on y a notamment installé des échelles à poissons sophistiquées.

Les défenseurs de l’environnement espéraient que « l’investissement réalisé à Xayaburi deviendrait un étalon-or en la matière et que tous les barrages à venir verraient un investissement infrastructurel similaire voire supérieur », confie Lee Baumgartner, ichtyologue de l’Université Charles-Sturt à Syndey s’intéressant à l’impact des barrages sur le Mékong. « Mais ça n’est pas le cas. Loin de là. »

 

MIGRATION INTERROMPUE

Peut-être que le meilleur exemple de la façon dont les barrages nuisent aux gros poissons se trouve en Chine, où des chercheurs ont déclaré en 2019 que le spatulaire chinois, espèce ancienne pouvant mesurer jusqu’à sept mètres de long, était désormais éteinte. Même si la surpêche de l’espèce constituait bien un problème, les chercheurs ont conclu que c’était le barrage de Gezhouba, construit dans les années 1980 sur le Yangzi Jiang, qui était responsable de sa disparition, car il les empêchait de rejoindre leurs frayères en amont.

« Les études d’impact typiques continuent de se focaliser sur l’analyse d’un petit tampon autour du chantier », explique Günther Grill, géographe de l’Université McGill, au Canada, et co-auteur de l’étude qui vient de paraître. Selon lui, il faut que les gouvernements fassent davantage d’efforts pour trouver des endroits où l’implantation d’un barrage ne nuira pas à la mégafaune à l’échelle régionale.

En plus d’entraver la circulation des poissons, les barrages ont également un effet sur les conditions hydrographiques qui servent de signal aux poissons migrateurs pour se nourrir et pour pondre. Le réseau hydrographique du Mékong est régi par une crue régulière qui, à la saison des pluies, peut faire monter le niveau du fleuve d’une douzaine de mètres. Mais ces dernières années, cette crue périodique s’est vue perturbée par une sécheresse régionale exacerbée par le changement climatique et, à en croire des données satellites du Stimson Centre, par le fait que la Chine retient de l’eau sur le bassin versant supérieur avec ses barrages.

Ces données montrent aussi que le niveau d’eau de l’ensemble du réseau hydrographique du Mékong n’a jamais été aussi bas que ces trois dernières années

« Pour les poissons qui ont évolué de manière à migrer à la survenue de cette crue régulière, la modification du régime hydrologique peut entraîner un décalage temporel entre le moment où les poissons migrent et la période où les conditions environnementales auraient été idéales pour leurs petits », explique Aaron Koning, explorateur National Geographic et spécialiste en écologie de la conservation de l’Université du Nevada à Reno. Il travaille par ailleurs avec Zeb Hogan sur un projet pour l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) intitulé « Wonders of the Mekong » qui vise à encourager la biodiversité et la santé des écosystèmes dans le Bas-Mékong.

« À vrai dire, poursuit-il, les barrages affectent non seulement les poissons du Mékong d’aujourd’hui mais aussi l’avenir des poissons dans le Mékong. »

 

LE DILEMME DU DAUPHIN

Selon l’étude, si l’ensemble des 3 400 projets de barrages venaient à voir le jour, l’écoulement de plus de 600 rivières de plus de 95 kilomètres de long ne pourrait plus être considéré comme libre. Les poissons géants d’eau douce migrent pour la plupart énormément, et la possibilité de se déplacer comme ils l’entendent dans des fleuves à écoulement libre est essentiel à leur survie. Parmi ceux-ci on trouve l’Irrawaddy, fleuve birman où vivent le dauphin de l’Irrawaddy et le requin du Gange (des espèces en danger d’extinction).

Dans le bassin amazonien, plus de 400 barrages hydroélectriques sont en projet sur des affluents de l’Amazone, fleuve recelant le plus d’espèces au monde. Deux espèces de dauphins d’eau douce sont dans un état préoccupant : le tucuxi et le boutou, depuis peu considérées comme étant en danger d’extinction. 

Bien que les dauphins d’eau douce n’aient pas les mêmes comportements migratoires que la plupart des grands poissons, ils ont besoin de poissons migrateurs pour se nourrir. De plus, les barrages menacent d’enfermer les dauphins et de les contraindre à vivre en groupe restreints, ce qui peut favoriser la consanguinité ainsi qu’une dilution de la diversité génétique.

Si tous ces barrages étaient construits, « nous connaîtrions ici le même destin qu’en Asie », se lamente Mariana Paschoalini, écologue à l’Institut Aqualie de Juiz de Fora, au Brésil, en faisant référence à l’extinction fonctionnelle du dauphin de Chine survenue dans le fleuve Yangzi Jiang en 2006.

Zeb Hogan dit souhaiter ne pas avoir à être témoin de la disparition du poisson-chat géant du Mékong et d’autres géants du fleuve. Il existe tout de même quelques lueurs d’espoir. Le Cambodge a par exemple récemment annoncé un moratoire de dix ans sur la construction de nouveaux barrages sur le bras principal du Mékong.

Mais, prévient Zeb Hogan, « c’est comme cela que les extinctions se produisent. Et si davantage de barrages sont construits à l’avenir dans des régions riches en biodiversité, ça va probablement empirer. »

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    La National Geographic Society, qui s’engage à mettre en lumière et à protéger les merveilles de notre monde, a financé le travail de Zeb Hogan. Pour en savoir plus sur le soutien apporté par la Society aux explorateurs qui nous font découvrir des espèces importantes afin de mieux les protéger, cliquez ici. Zeb Hogan et Stefan Lovgren ont co-écrit un livre à paraître : Chasing Giants: The Search for the World’s Largest Freshwater Fish.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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