Pourquoi les caméléons changent-ils de couleur ?

Avec leur capacité à changer de couleur et à projeter leur langue à une vitesse éclair, les caméléons comptent parmi les animaux les plus bizarres de notre planète. Mais que signifient réellement ces caractéristiques, et comment fonctionnent-elles ?

De Patricia Edmonds
Publication 21 oct. 2022, 17:32 CEST
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Plus un jeune caméléon-panthère se fond dans son environnement, plus il est à l'abri des prédateurs. L'espèce est originaire de Madagascar et du continent africain.

PHOTOGRAPHIE DE Christian Ziegler

Peu d’êtres vivants arrivent à la cheville des caméléons en termes de caractéristiques anatomiques étranges. Une langue bien plus longue que son corps, qui se déploie pour attraper des insectes en une fraction de seconde. Des yeux à vision télescopique qui pivotent indépendamment l’un de l’autre. Des pieds avec des orteils en forme de pinces ressemblant à des mitaines. Des cornes qui poussent sur le front et le museau. Des ornements bosselés sur le nez. Un lambeau de peau qui entoure le cou comme une collerette de dentelle.

De toutes ces bizarreries physiques, la caractéristique qui définit le plus le caméléon, et ce depuis bien longtemps (aussi loin que l’époque d’Aristote), est la capacité de sa peau à changer de couleur. Selon un mythe populaire, ces reptiles seraient capables de prendre la couleur de tout ce qu’ils touchent. Bien que certains changements de couleur les aident en effet à se fondre dans leur environnement, cette caractéristique est en réalité une réaction physiologique dont l’objectif principal est de communiquer. L’animal utilise ce langage coloré pour s’exprimer face à ce à quoi il est confronté : la parade nuptiale, la compétition, le stress environnemental.

C’est du moins ce que l’on croit de nos jours. « Même si les caméléons attirent l’attention depuis des siècles, nous ignorons encore beaucoup de choses sur eux », explique Christopher Anderson, chercheur postdoctoral en biologie à l’université Brown et spécialiste des caméléons. « Nous essayons encore de comprendre comment fonctionnent leurs mécanismes », de la projection rapide de leur langue à leurs différentes couleurs de peau.

Au fil des années, les scientifiques ont fait d’importantes découvertes sur la physiologie des caméléons en les observant en captivité. Leur avenir à l’état sauvage, quant à lui, est loin d’être assuré.

Selon l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), au moins la moitié des espèces de caméléons peuvent être considérées comme menacées ou quasi menacées. Anderson est membre du groupe de spécialistes des caméléons de l’UICN, tout comme la biologiste Krystal Tolley, dont les expéditions en Afrique australe ont permis de découvrir de nouvelles espèces de caméléons ainsi que des habitats en voie de disparition.

Selon Tolley, en afrikaans, les caméléons ont deux noms : verkleurmannetjies, qui signifie « petits hommes colorés », et trapsuutjies, « marcher prudemment ». Ce second nom fait référence à la démarche lente et étrange de ces reptiles, mais il peut également être interprété comme un appel à la conservation de ces espèces et de leur habitat.

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    Un caméléon du genre Calumma en quête de nourriture attrape un insecte. La vision extrêmement fine du reptile lui permet de projeter sa longue langue avec une extrême précision.

    PHOTOGRAPHIE DE Christian Ziegler

     

    UNE LANGUE RAPIDE, DES COULEURS RÉACTIVES

    Environ 40 % des plus de 200 espèces de caméléons connues se trouvent sur l’île de Madagascar, et la plupart des autres vivent sur le continent africain. On a découvert grâce à des tests ADN que certains caméléons, d’apparence presque identiques, pouvaient être différents génétiquement. Plus de 20 % de toutes les espèces connues à ce jour ont été identifiées dans les vingt dernières années.

    Compte tenu de leurs nombreux traits pour le moins originaux, les caméléons « ont toujours intrigué les naturalistes », affirme Anderson. Comme les petits animaux succombaient souvent au voyage de Madagascar ou du continent africain vers les laboratoires occidentaux, les premiers herpétologistes ne pouvaient qu’imaginer le fonctionnement des individus vivants. Certaines des théories élaborées à l’époque semblent aujourd’hui risibles, selon l’expert : « On pensait autrefois que la langue du caméléon se projetait parce qu’elle était gonflée d’air ou remplie de sang, comme le tissu érectile ».

    Anderson étudie l’alimentation des caméléons dans les moindres détails. À l’aide d’une caméra qui enregistre 3 000 images par seconde, il est parvenu à transformer 0,56 seconde d’un caméléon mangeant un criquet en une vidéo d’instruction de 28 secondes sur la mécanique de la projection.

    Dans la gorge du reptile se trouve une poche contenant un os hyoïde, ou os lingual. Ce dernier est entouré de gaines constituées de tissu élastique et de fibres de collagène situées dans un muscle accélérateur en forme de tube. Lorsque le caméléon repère un insecte, il sort sa langue de sa bouche et le muscle se contracte, comprimant les gaines, qui sortent comme si elles étaient chargées par un ressort. L’extrémité de la langue, quant à elle, est formée de manière à agir comme une ventouse humide afin de saisir la proie. Ensuite, la langue recule, et le dîner est servi.

    Selon Anderson, la communauté scientifique a encore beaucoup à apprendre quant à cette projection de la langue ; ses recherches suggèrent en outre que, chez certains caméléons, celle-ci pourrait aller encore plus loin et plus vite qu’on ne le croit.

    La manière dont nous comprenons les changements de couleur des caméléons a également évolué au fil du temps, et notamment il y a quelques années, à la suite de la publication des recherches de Michel Milinkovitch. Pendant longtemps, les scientifiques ont pensé que les caméléons changeaient de couleur lorsque les pigments des cellules de la peau se répandaient le long de prolongements cellulaires similaires à des veines. Milinkovitch, généticien évolutionniste et biophysicien, affirme que cette théorie ne tient pas la route, car de nombreux caméléons sont verts tandis que leurs cellules cutanées ne sont pas dotées de pigments verts.

    Milinkovitch et ses collègues de l’université de Genève ont donc commencé à « faire de la physique et de la biologie ensemble ». Sous une couche de cellules cutanées pigmentaires, ils ont découvert une autre couche de cellules cutanées contenant des cristaux nanométriques disposés en un réseau triangulaire.

    En exposant des échantillons de peau de caméléon à la pression et à des produits chimiques, les chercheurs ont découvert que ces cristaux pouvaient être « réglés », permettant de modifier l’espacement qui les sépare, et affectant ainsi la couleur de la lumière reflétée par le réseau cristallin. À mesure que la distance entre les cristaux augmente, les couleurs réfléchies passent du bleu au vert, au jaune, à l’orange et au rouge : un spectacle kaléidoscopique que l’on retrouve chez certains caméléons-panthères lorsqu’ils passent de la détente à l’agitation, ou encore à l’amour.

     

    LA SYMBOLIQUE DES COULEURS

    Nick Henn s’est vu offrir son premier caméléon à l’âge de sept ans. Plus de vingt ans plus tard, cet amateur devenu éleveur abrite au moins 200 individus dans le sous-sol de son entreprise à Reading, en Pennsylvanie.

    Les nombreuses cages contiennent toutes des plantes pour leur permettre de grimper, ainsi que des sols sablonneux où les femelles peuvent pondre leurs œufs. Des lumières et des brumisateurs reproduisent le climat naturel des reptiles. La disposition des cages doit aussi être très précise : pour éviter que les animaux ne se déchaînent, Henn sépare les mâles des femelles, mais aussi des mâles rivaux, de façon à ce qu’ils ne puissent pas se voir.

    Ember, un jeune mâle caméléon-panthère, est un « red bar », une variété originaire du district d’Ambilobe, au nord de Madagascar. Son torse présente des rayures rouges et vertes, ainsi qu’une bande bleue de chaque côté. Lorsque Henn ouvre la cage d’Ember et le pousse à grimper sur un long bâton, il « devient grincheux », une émotion visible du fait des lignes rouges du caméléon qui deviennent un peu plus brillantes.

    Le caméléon-panthère, redoutable chasseur

    Henn transporte Ember dans un coin de la cage habitée par Bolt, un caméléon-panthère « blue bar » mâle adulte, le plus grand de la collection de l’éleveur. Lorsque ce dernier ouvre la porte et que Bolt voit Ember, sa réaction est immédiate. Il avance de quelques centimètres, un temps suffisant pour que ses bandes vertes deviennent jaune vif, et que ses orbites, sa gorge et son épine dorsale passent du vert au rouge orangé. Ember devient également plus rouge ; un beau spectacle, mais qui n’est rien en comparaison de celui de Bolt. Et ce n’est pas tout puisque, alors que Bolt s’approche, il ouvre également grand la bouche, montrant des gencives jaune vif.

    Henn les sépare et remet Ember dans sa cage. S’il ne l’avait pas fait, Bolt aurait peut-être essayé de pousser ou de mordre Ember, dont la peau aurait presque certainement viré au marron, la couleur de la capitulation. Une étude de 2014 a conclu que les caméléons avaient développé cette capacité de soumission parce que leur « mode de vie lent [limitait] sévèrement leur capacité à fuir rapidement et sans danger les individus dominants ».

    Bien que tous les caméléons changent de couleur, chez certaines espèces, la transformation n’est pas assez spectaculaire pour être intimidante. Cependant, presque tous les caméléons ont une autre technique d’intimidation physique : ils peuvent faire en sorte de paraître plus grands. Ils réduisent la largeur et augmentent la hauteur de leur corps en dépliant leurs côtes articulées en forme de V pour élever leur colonne vertébrale. Ils peuvent également paraître plus massifs en enroulant étroitement leur queue et en utilisant leur langue pour élargir leur gorge. Du point de vue de son ennemi, le reptile semble alors nettement plus imposant.

    Dans les cages où Henn garde les caméléons femelles, l’une d’entre elles, Katy Perry, arbore une couleur rose saumon pour signaler qu’elle est prête à s’accoupler. Elle se tient à côté d’une autre femelle baptisée Peanut, qui est rose avec des barres foncées, car elle s’est déjà accouplée et est désormais gravide : elle porte des œufs. Si un mâle qui l’impressionne par ses couleurs et sa danse de parade nuptiale s’approchait de Katy, elle pourrait se laisser monter. Si le même mâle s’approchait de Peanut, cette dernière deviendrait intensément plus foncée, des taches brillantes apparaitraient sur sa peau, et elle ouvrirait la bouche pour le menacer. S’il persistait, elle pourrait siffler ou tenter de le mordre.

    Les caméléons mâles et femelles sont polygames. La plupart des espèces pondent des œufs, mais certaines mettent au monde des petits vivants dans des sacs transparents ressemblant à des cocons. Les caméléons n’élèvent pas leurs petits, qui sont donc livrés à eux-mêmes dès leur naissance ou leur éclosion.

    Pour éviter les oiseaux et serpents qui les chassent, les caméléons ont développé de nouvelles méthodes pour se cacher. La plupart des espèces vivent sur les arbres, et lorsqu’ils rétrécissent leur corps, ils sont suffisamment minces pour se cacher sur le côté opposé d’une branche. Selon Tolley, si les caméléons qui vivent au sol voient un prédateur, certains « font la feuille » en se contorsionnant pour ressembler à des feuilles mortes sur le sol de la forêt.

    Les caméléons peuvent se cacher de certaines menaces, mais pas de l’agriculture sur brûlis qui détruit leurs habitats. L’UICN a classé neuf espèces comme étant en danger critique d’extinction, trente-sept comme étant en danger, vingt comme étant vulnérables et trente-cinq comme étant quasi menacées.

    Ces deux caméléons feuille de Decary se distinguent à peine d'un tas de feuilles.

    PHOTOGRAPHIE DE Christian Ziegler

     

    ÉMERVEILLEMENT ET TRAGÉDIE

    Tolley et son équipe ont identifié plus de dix nouvelles espèces de caméléons depuis 2006, en Afrique du Sud, au Mozambique, en Tanzanie et en République démocratique du Congo. La biologiste et professeure étudie ces reptiles en Afrique depuis 2001, et travaille notamment auprès de l’Institut national sud-africain de la biodiversité au Cap.

    Lorsqu’une étude génétique confirme qu’un individu provient d’une nouvelle espèce, « cela nous donne l’impression que nous ne sommes pas seulement en train d’écrire un article scientifique quelconque que personne ne lira », confie-t-elle. « Nous accomplissons quelque chose qui ne disparaîtra jamais. »

    Elle ajoute toutefois que, « en même temps que je me disais que c’était incroyable, c’était également affreux. Je n’arrête pas d’imaginer les petits caméléons qui s’accrochent aux branches des arbres dans les forêts qui sont en train d’être détruites ».

    En décrivant cette tragédie, sa voix se casse. « Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que j’aurais préféré ne jamais les trouver. Parce que si ça ne s’arrête pas, ils ne tarderont pas à disparaître. »

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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