Pourquoi voulions-nous tant voir la nature se rebeller en 2023 ?
Cette année, la toile s’est réjouie de voir certains animaux se rebeller contre les activités humaines. Cet enthousiasme est le signe d’un tournant culturel unique.
Un veau et deux orques adultes chassent le hareng au large des côtes norvégiennes. Selon les experts, les animaux qui ont détruit le gouvernail d’un bateau dans le détroit de Gibraltar cherchaient simplement à s’amuser, un trait de caractère typique de ces créatures intelligentes et sociables.
On a dit de 2020 qu’elle était l’année de « guérison » de la nature. En 2023, cette dernière a pu se venger : des orques ont coulé des yachts, des pécaris ont détruit des terrains de golf et une loutre de mer fougueuse a volé des planches de surf. On s’est alors mis à dire que les animaux en avaient eu assez et se révoltaient (enfin !) contre la domination humaine.
Ce n’est bien entendu pas le cas. Ces créatures agissent comme des animaux lambdas dont les actions contrarient les humains. Les pécaris, créatures du sud-ouest des États-Unis semblables à des cochons, qui ont détruit un terrain de golf à Sedona, en Arizona, l’ont fait parce qu'ils cherchaient des vers de terre. Il est probable que les orques du détroit de Gibraltar jouaient simplement avec des gouvernails. Quant à la loutre 841, la femelle adulte qui a, à plusieurs reprises, importuné des kayakistes et des surfeurs à Santa Cruz, en Californie, il se peut qu'elle ait associé les gens à la nourriture.
Élevée en captivité, la loutre 841, qui a volé des planches de surf en Californie, était potentiellement à la recherche de nourriture.
En considérant que ces actes sont intentionnels, les humains se racontent des histoires qui, bien qu’elles ne soient pas exactes, sont le reflet d’une réalité plus large, ce qui est également un comportement typique de notre espèce. Par exemple, alors que le changement climatique rend la vie sur Terre de plus en plus difficile et imprévisible, on peut imaginer que la nature « se défend ».
D'après Geoffrey Whitehall, professeur de sciences politiques à l'université d'Acadia au Canada, la croyance selon laquelle nous, les humains, régnons en maîtres sur la nature et nos besoins l'emportent sur ceux de tous les autres animaux, même si elle dure depuis longtemps, semble s'estomper.
« Nous réservons généralement l'action aux humains », explique-t-il, « or les animaux ont clairement des intérêts différents des nôtres, et c’est en tenant compte de cela que nous prenons conscience de leur importance et que de nombreuses conversations intéressantes peuvent émerger. »
L'un des sujets les plus tabous est celui de la disparité des richesses. « Nombreux sont ceux qui considèrent que l'élite riche est responsable de la plupart des situations auxquelles nous sommes confrontés sur le plan environnemental », explique Monika Wieland Shields, directrice de l'Orca Behavior Institute à Friday Harbor, dans l'État de Washington. « Imaginer une révolte des orques nous permet de donner plus de légèreté à nos sentiments et d’éviter de nous sentir complètement désemparés. »
Cependant, ce type d'humour, bien qu’il soulage notre anxiété, est une façon de ne pas réfléchir à notre propre contribution à ces problèmes, explique Whitehall. Qu'il s'agisse de la faune ou de nos semblables, les plus démunis n'ont pas besoin que nous les encouragions en simples observateurs, mais que nous prenions nos responsabilités, notamment en réduisant notre empreinte carbone, en utilisant moins de ressources et en adoptant des lois de protection de la faune.
« Les animaux changent de comportement et nous devons nous aussi changer le nôtre, ce qui implique de modifier nos habitudes et même d'aller à l'encontre de nos intérêts immédiats », explique M. Whitehall. « Je suis prêt à renoncer à l’idée de jouer au golf dans un désert, par exemple. »
DES ACTES DE RÉSISTANCE
Il y a au départ peu de chances que les pécaris soient la mascotte de quelconque campagne de conservation. Également appelées « javelines » en référence à leurs défenses en forme de lance, ces créatures à l’odeur repoussante pèsent en moyenne vingt kilos et se déplacent en groupes intimidants. « Ceux qui vivent près d’eux, en particulier au Texas, les considèrent comme des rats géants », explique Adam Johnson, anthropologue à l'université de Caroline du Nord à Charlotte, qui étudie les conflits entre l'Homme et l'animal.
Les pécaris ne sont pas agressifs, mais leur mauvaise vue peut leur causer des ennuis. Parfois, lorsqu'ils essaient de s'éloigner des humains, ils courent accidentellement vers nous.
« On imagine que les pécaris sont des antagonistes assoiffés de sang qui cherchent à nous faire du mal », explique-t-il.
Les pécaris, créatures semblables à des cochons, ravagent la terre en cherchant des proies telles que les vers de ters dans le désert.
Compte tenu de cette réputation, Emily Casey, responsable de terrain de golf, s'attendait probablement à ce que ses semblables soient compatissants lorsqu'elle s'est réveillée un matin et a découvert que des pécaris avaient causé des dégâts d'une valeur de « dizaines de milliers » de dollars sur les espaces verts immaculés du Seven Canyons Golf Club à Sedona, en Arizona. « Ce qui devrait être l'un des plus beaux terrains de golf du pays est en train d'être détruit par des troupeaux de pécaris », a-t-elle écrit sur le réseau social X.
Elle n’a pas obtenu la réaction escomptée. « Désolé que vous ayez choisi d’installer votre terrain de golf dans l'habitat naturel des pécaris. L’herbe y est très verte pour un désert, d'où vient l'eau ? », lisait-on dans l’une des premières réponses. D'autres commentateurs partageant les mêmes idées ont rapidement renchéri : « maintenant, c'est un terrain de golf de 2 000 trous. Le retour à l’état sauvage est inarrêtable », a écrit Jonathan Franklin, utilisateur de X. Très vite, le hashtag #teamjavelina (équipe pécari) a commencé à circuler sur les réseau sociaux en soutien aux animaux, qui essayaient simplement de se remplir le ventre.
Johnson est d'accord avec le propos sous-jacent du hashtag.
« Pour moi, il s'agit effectivement d'un acte politique de résistance », dit-il. « Par leur simple existence, ces animaux résistent à l'imposition d'un développement anthropogénique. »
#TEAMROBINDESBOIS
Le comportement des orques qui ont coulé un bateau est davantage sujet à interprétation et certains croient sincèrement qu'elles se rebellent à l'échelle de l'océan, dit Shields.
« Les gens demandent régulièrement s'il est encore prudent d'aller observer les baleines sur l'eau », explique-t-il.
Lorsque la nouvelle du naufrage a été diffusée sur les réseaux sociaux, de nombreuses personnes l'ont rapidement perçue comme une vengeance et se sont rangées du côté des baleines. Des mèmes représentant des orques disant des choses telles que « Mangez les riches » et « Orcanisez-vous » se sont rapidement propagés d’internet au monde matériel, sous la forme de t-shirts et d'autocollants de pare-chocs.
Certains ont même imaginé une alliance entre les différentes espèces. « Les orques ont pris le contrôle la mer, les pécaris, sur la terre. Qui s'emparera des cieux ? », a écrit un utilisateur sur le forum de jeux ResetEra.
Les auteurs des mèmes #teamorca (team orque) ont, probablement intentionnellement, mal interprété le comportement des baleines pour diffuser deux angoisses modernes : la destruction de l'environnement et l’argent. « Le fait qu'elles endommagent les yachts des riches a un côté Robin des Bois qui, je pense, plaît beaucoup aux internautes », explique Shields.
C'est une histoire amusante, mais les baleines ne semblent pas s'attaquer volontairement aux bateaux, selon Shields. Leur comportement, qui consiste à explorer et à faire des expériences avec les mécanismes du gouvernail, suggère qu'elles ne font que s'amuser.
« Elles ont déjà coulé quatre bateaux, et ces bateaux coulent en réalité plus tard, en conséquence des dommages causés par la perte du gouvernail », explique Shields. « Si elles avaient pour objectif de couler des yachts, elles les frapperaient davantage et causeraient plus de dégâts. »
Si le fait de s’en prendre à un gouvernail est relativement nouveau, les biologistes ont observé de nombreuses autres « tendances » ludiques chez ces créatures intelligentes et sociales. En 1987, par exemple, les orques de Puget Sound se sont mises à nager avec des saumons morts sur la tête. Cette année, Shields a observé les orques de sa région qui traînaient des pièges à crabes par leurs chaînes, juste pour le plaisir.
Le seul aspect inhabituel du comportement des baleines de Gibraltar est la durée de cette tendance, explique Shields. La plupart de celles qu’on observe chez les orques s'estompent en moins d'un an, mais les agressions contre les gouvernails durent depuis 2020, et c'est peut-être de notre faute.
Certains plaisanciers qui se sont trouvés à proximité des orques de Gibraltar ont mis de la musique et jeté des objets sur elles. « Cela a probablement l'effet inverse de celui escompté, les baleines s’en amusent », explique-t-elle. « Elles se demandent ce que les humains qu’elles croisent vont faire et quel type de réaction elles vont pouvoir obtenir d'eux. »
REPENSER RADICALEMENT NOTRE RAPPORT AU MONDE
Dans les années à venir, les conflits entre l’humain et l'animal risquent de s'intensifier à mesure que le changement climatique opère et que les ressources se font de plus en plus rares, estime Adam Johnson. Reste à voir si les humains sont véritablement prêts à prendre le parti des animaux, mais certains signes indiquent que oui.
Par exemple, après l'euthanasie de Freya, une femelle morse trapue devenue célèbre après avoir pris un bain de soleil sur plusieurs bateaux en Norvège en 2022, et avoir fini par les couler, certains ont qualifié la décision de précipitée et de honteuse.
Une sculpture en sable dans le Northumberland, en Angleterre, rend hommage à Freya, la femelle morse tuée par les autorités norvégiennes en 2022.
« Le pessimiste en moi voit les tendances #teamorca et #teamjavelina comme de l’activisme performatif des réseaux sociaux », dit-il.
« Cela dit, tout cela est peut-être sincère. Peut-être commençons-nous à réaliser que nous devons repenser radicalement notre relation au monde et la place que nous y prenons. »
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.