Après une année sans touristes, les éléphants thaïlandais sont plus que jamais en danger
Leurs maîtres sont privés des ressources générées par le tourisme depuis quatorze mois. Face à une résurgence des cas de COVID, ces éléphants en captivité encourent un danger perpétuel.
Trois éléphants gambadent en plein air dans un nouvel enclos du camp Maesa de Chiang Mai, en Thaïlande. Anciennement dédié aux traditionnelles balades à dos d’éléphants, le camp a connu des changements pendant la pandémie et est devenu plus respectueux de ses animaux. Mais même sans les revenus du tourisme il faut nourrir les éléphants, et Anchalee Kalmapijit est accablée de dettes.
« À vendre : 11 éléphants intelligents. Trois millions de bahts chacun », dit l’annonce postée le 29 mai sur Facebook par le Sriracha Tiger Zoo de Chon Buri, en Thaïlande. Cela représente presque 79 000 euros par tête.
Le zoo, qui génère d’ordinaire des revenus grâce à la vente de tickets, aux balades à dos d’éléphants et aux spectacles animaliers, connaît des difficultés financières car les frontières thaïlandaises sont fermées à la plupart des touristes étrangers depuis mars 2020 (à moins de se soumettre à une quarantaine). Dans une publication datée du 28 mai au sujet de ses éléphants, le zoo affirme également qu’il doit « au stade où en sont les choses, [les] vendre pour pouvoir refermer les plaies causées par la COVID. »
L’histoire se répète dans tout le pays. Quelque 3 800 éléphants vivent en captivité en Thaïlande, dont de nombreux sont dans des camps, dans des zoos et dans des sanctuaires. Certains camps, qui louent leurs éléphants à des propriétaires individuels et se trouvent aujourd’hui dans l’impossibilité de payer les coûts liés à leur entretien, ont dû renvoyer leurs animaux ainsi que les gardiens, qu’on appelle cornacs, qui s’occupaient d’eux. D’autres camps ont toujours leurs éléphants mais ont du mal à les nourrir et à leur prodiguer les soins nécessaires, et doivent les abandonner, les condamnant à l’isolement et à la faim. Dans l’ensemble du secteur, tout est fait pour sauver ce pan du tourisme local.
Malgré l’absence de touristes, les cornacs qui travaillent chez Elephants’ Home and Nature, à Kanchanaburi, essaient de garder un rythme normal avec leurs six éléphants, et notamment de leur faire prendre un bain quotidien dans la rivière Kwai.
Winchai Permsap, cornac de 51 ans, nourrit l’éléphanteau Doh Doh. Elephants’ Home and Nature doit payer presque 250 euros par semaine pour nourrir ses six éléphants et ses chiens de sauvetage.
Edwin Wiek est fondateur et directeur de Wildlife Friends Foundation Thailand, sanctuaire où ont trouvé refuge 850 animaux, dont 29 éléphants. Malgré la perte substantielle de revenus, la fondation a recueilli six éléphants déracinés. « Administrer durablement cet endroit relève de l’impossible, confie Edwin Wiek. Chaque don qu’on reçoit est une occasion de faire la fête. Chaque millier de dollars reçu, c’est la perspective d’un lendemain qui revient. »
Selon lui, la situation est particulièrement désespérée dans le sud de la Thaïlande, région qui dépend largement du tourisme. « Quand je me rends dans ces camps temporairement fermés et que je vois l’état physique et mental dans lequel [les éléphants] se trouvent, j’en viens à penser que certains auraient plus de chance s’ils étaient morts, » concède-t-il. « Il est vraiment difficile de voir leur tête qui tremble, leur comportement agressif. Ils sont vraiment affamés. Vraiment, vraiment affamés. »
Cela fait bien longtemps que les éléphants à touristes représentent une manne financière pour la Thaïlande. Des touristes du monde entier déboursent entre 15 et 120 euros pour monter à dos d’éléphant ou pour les voir faire des acrobaties. Ces dernières années, ce secteur s’est en partie reconverti dans les sanctuaires, qui permettent d’insérer les éléphants dans des environnements plus naturels ; réponse à la demande grandissante pour une expérience humaine et à la prise de conscience des méthodes de dressage cruelles et des traitements échappant à toute norme qu’on réserve aux éléphants dans la plupart des camps traditionnels.
Tong Pornpitcha Kaewtrakulpong, propriétaire du camp Elephants’ Home and Nature, prie quotidiennement avec des moines bouddhistes. Il lui arrive de demander à ses abonnés sur Facebook de faire un don pour arriver à nourrir les éléphants. Elle a vendu ce qu’elle possédait de plus précieux pour leur acheter à manger.
La famille de Visanchon Yongram possède quatre éléphants qui, jusqu’à la pandémie, étaient exploités dans le secteur du tourisme. Après que les camps ont fermé, la famille en a rapatrié trois chez eux, à Surin. Ils vivent désormais sur un lopin de terre derrière la demeure familiale. Le quatrième, un éléphanteau, est resté dans un camp d’Ayutthaya, près de Bangkok.
On ne connaît pas exactement les revenus totaux générés par les éléphants à touristes. Mais le fait qu’avant la pandémie un camp pouvait débourser 65 000 euros pour un élépanteau dressé démontre toute la profitabilité des sorties à dos d’éléphant, des spectacles et autres activités interactives.
Toujours selon Edwin Wiek, le montant fixé par le zoo de Sriracha pour ses éléphants n’est pas réaliste : 79 000 euros. « Ça n’arrivera pas. » À cause de la pandémie, les éléphants utilisés pour des représentations valent désormais un tiers de ce qu’ils valaient. « Qui est prêt à investir autant d'argent aujourd’hui en ne sachant pas si dans six mois ou un an le commerce repartira ou non ? »
Le gouvernement thaïlandais a annoncé des mesures qui mèneront à la réouverture totale de la région hôtelière des îles de Phuket au mois de juillet. Celui-ci désire les étendre aux autres régions touristiques dès le mois d’octobre. Mais l’incertitude demeure : pour le moment, le pays traverse sa pire vague de COVID-19 et dénombre 4 000 morts par jour.
« JE DOIS CONTINUER À ME BATTRE »
Fin 2019, Anchalee Kalmapijit s’est résolue : elle a décidé d'arrêter les balades à dos d’éléphant et les représentations au camp Maesa, qui accueille des touristes à Chiang Mai et recense soixante-treize éléphants dont elle a hérité de son père plus tôt cette année-là.
Elle a vu la fermeture causée par la pandémie comme une occasion providentielle ; cela l’a incitée à amorcer un changement en vue de créer le parc respectueux des éléphants qu’elle avait en tête. Le 20 mars 2020, jour où le gouvernement a ordonné la fermeture de tous les commerces non essentiels, elle a demandé à ses équipes de se débarrasser de toutes les selles qui étaient attachées au dos des éléphants. Puis, profitant de l’absence des touristes, elle a passé les mois qui ont suivi à préparer la plupart des éléphants à partir vers un domaine où ils pourraient vivre en liberté au sein des 36 hectares que compte Maesa. Environ un tiers d’entre eux y vivent désormais, et le reste des éléphants ont droit à des promenades fréquentes en compagnie de leur cornac. Elle ne proposera plus jamais de balades ou de représentations.
À Chok Chai, un éléphanteau s’étire malgré sa courte chaîne. Il passe le plus clair de son temps sous ce préau bétonné, typique des camps traditionnels thaïlandais. Les camps comme celui-ci emploient d’ordinaire un cornac par éléphant, mais à cause de la baisse des revenus liés au tourisme, le camp a dû en licencier la plupart. Il en reste quinze, largement inexpérimentés, qui s’occupent désormais des cinquante-six éléphants.
Mais s’occuper de soixante-treize éléphants en temps de pandémie représente une pression financière extrême. Un éléphant mange environ 130 kilogrammes de nourriture chaque jour (principalement de l’herbe, mais aussi des fruits frais) pour un coût d’environ 13 euros par animal, soit près d’une demi-tonne tous les trois jours. Pour les nourrir tous, Anchalee Kalmapijit dépense au minimum 25 000 euros par mois. Sans compter les dépenses médicales, l’achat de vitamines et les salaires des 142 employés du camp, qui compte 120 cornacs, mais aussi des vétérinaires et des employés de service. En avril 2020, elle disait à National Geographic : « Si la COVID dure un an, je ne vais plus du tout avoir d’argent. Mais je dois continuer à me battre. »
Une année plus tard, rien n’a changé, elle lutte toujours. Le camp a épuisé son demi-million d’euros d’économies et elle a dû contracter plusieurs emprunts bancaires. « J’ai emprunté plus de 45 millions de bahts thaïlandais [près d’1,2 millions d’euros] depuis que la COVID a commencé il y a un an, » explique-t-elle. « Et je sais que ça ne va pas suffire. Je ne sais pas comment ça va finir. »
Quelques visiteurs thaïlandais affluent au compte-goutte, plutôt le week-end, mais selon elle, « ça ne suffit pas pour s’occuper correctement des éléphants. » À l’instar de nombreux propriétaires de camps en Thaïlande, elle s’est mise à vendre des produits dérivés en ligne (des t-shirts, du café bio et des souvenirs). Elle vend des paniers de fruits comportant bananes, canne à sucre, mangues et ananas pour 13 euros qui font office de complément alimentaire pour les éléphants et elle propose à ceux qui le veulent « d’adopter » un éléphant en faisant un don mensuel pour couvrir le coût de ses soins.
UNE CRISE NATIONALE
« La situation des éléphants est critique », selon Lek Saengduean Chailert, gérante de l’Elephant Nature Park, sanctuaire bien connu qui héberge 103 éléphants. Elle est également à la tête de la fondation Save Elephant, association à but non lucratif ayant reçu au début de la pandémie des dons en masse qui n’ont cessé de diminuer car les gens ont leurs propres fardeaux financiers à assumer. La fondation a fait équipe avec Trunk’s Up, une autre ONG, pour fonder une banque alimentaire qui permet de nourrir 1 800 éléphants dans des camps disséminés à travers le pays.
Lek Saengduean Chailert, fondatrice et gérante de l’Elephant Nature Park, et deux éléphants qu’elle a recueillis dans son sanctuaire. Comme ils ont de nombreux soutiens, en particulier sur les réseaux sociaux, elle et son équipe ont pu collecter des fonds pour apporter nourriture et ressources à des dizaines de camps à travers le pays.
« Beaucoup d’éléphants sont attachés depuis si longtemps, peut-être plus d’un an », explique-t-elle. Elle a racheté vingt-quatre éléphants à des camps et à des propriétaires en difficulté et en héberge quelques autres temporairement.
« Maintenant des gens m’appellent presque tous les jours [pour qu’elle prenne en charge des éléphants], dit-elle. Mais je n’en ai plus les moyens parce que recueillir un éléphant, même si c’est pour un [montant] dérisoire, implique des coûts de maintenance et de soins. Je ne peux pas pour le moment. J’aimerais pouvoir mais je ne peux pas. Je ne veux pas que toute notre opération s’effondre. »
Pour les employés autant que pour les éléphants, la vie est rude à Chok Chai, vaste camp situé à Chiang Mai que soutient financièrement l’équipe de Lek Saengduean Chailert grâce aux dons du public. En général, les camps emploient un cornac par éléphant, qui est chargé de les nourrir, de les promener, de les toiletter et de les dresser, mais nombreux sont ceux qui ont perdu leur emploi. À Chok Chai, il ne reste que quinze cornacs pour s’occuper des cinquante-six éléphants.
Certains cornacs sont propriétaires d’éléphants et les ont emmenés faire la manche dans des temples bouddhistes à travers le pays. Lek Saengduaen Chailert dit que cela fait des années qu’elle milite pour qu’on arrête d’exploiter les éléphants dans des spectacles ou pour faire des balades, car ça n’est pas naturel et que cela nécessite généralement un dressage dont la méthode repose sur la peur. Mais selon elle, faire la manche est encore pire pour le bien-être des éléphants. « Avec les sorties à dos d’éléphant, ils ont toujours la possibilité de marcher sans avoir de [chaînes] aux jambes. Mais au temple, ils sont obligés de les enchaîner solidement à du béton. Tout la journée », explique-t-elle. De la sorte, les cornacs peuvent gagner de l’argent pour nourrir leur animal, mais « c’est incroyablement douloureux pour les éléphants. »
Gluay Hom déguste un gâteau d’anniversaire aux fruits à l’Elephant Nature Park. En 2019, National Geographic décrivait le même éléphant, blessé et émacié, enchaîné à l’arrière d’une arène, dans un camp des abords de Bangkok. Après que l’article a été publié, une pétition pour le secourir a vu le jour et a récolté plus de 75 000 signatures, le parc a alors garanti sa remise en liberté. Désormais en bonne santé, il habite un enclos spacieux dans le sanctuaire.
C’est comparable à ce qu’a pu observer Edwin Wiek dans des camps du pays pendant la pandémie, où la plupart des éléphants sont enchaînés en plein soleil toute la journée.
« On dit souvent que les balades sont mauvaises, » commence-t-il. « Ok, oui, c’est un degré d’exploitation et de souffrance, mais [en ce moment] l’éléphant n’est plus monté du tout. » Il se tient au même endroit, nuit et jour, jour après jour. Les muscles de ses jambes s’atrophient, et cela s’aggrave à cause de leur mauvaise alimentation. En s’affaiblissant, les éléphants peuvent aussi tomber malades. « C’est de la souffrance qui s’ajoute à de la souffrance », dit-il.
Au début de la pandémie, de nombreux camps ont renvoyé les éléphants et leurs cornacs chez eux (la plupart du temps à Surin, province de l’est thaïlandais où sont élevés, achetés et vendus les éléphants, ou bien dans des villages tribaux des collines du nord). Et ils ont effectué ce chemin uniquement pour découvrir, après des années d’exil, que les changements subis par le paysage compliquent le maintien des éléphants en bonne santé.
Chayanin « Charlie » Patchimtassanakal est un cornac karène qui habite un village tribal dans les collines de Chiang Mai avec ses deux éléphants. Il travaille à la fois au Mae Wang, un camp traditionnel, et au Chai Lai Orchid, une retraite respectueuse de l’environnement pour touristes. Chayanin dit être reconnaissant d’avoir toujours un emploi alors que tant de cornacs ont perdu le leur.
« Il y a vingt ans, les forêts étaient plus denses mais maintenant il y a l’agriculture, il ne reste pas beaucoup de terres pour les éléphants », explique Lek Saengduean Chailert. « Ils sont en danger partout. Ils ne peuvent plus boire d’eau comme ils le veulent à cause des pesticides. [Les propriétaires] doivent trouver des endroits où les éléphants peuvent vivre, et beaucoup d’endroits appartiennent au gouvernement. »
Le ministère thaïlandais en charge de l’élevage, qui a pour mission de superviser les éléphants en captivité dans le pays, a selon Sasi Jaroenpoj, qui y officie comme vétérinaire, fourni plus de 290 tonnes de foin aux camps de vingt-deux provinces depuis juillet 2020. Cela permet de nourrir une douzaine d’éléphants pendant soixante-douze jours. Mais la Thaïlande compte près de 4 000 éléphants en captivité.
Edwin Wiek raconte que le gouvernement lui a un jour envoyé cinq tonnes « d’herbe vieillie et sèche » pour ses vingt-neuf éléphants. Cela « ne suffit même pas à [les] nourrir plus d’un jour et demi. » Il explique être consterné par la maigre aide proposée par le gouvernement.
Le ministère dit se préparer à lancer un programme afin de venir en aide aux propriétaires d’éléphants de Surin et d’ailleurs pour qu’ils puissent planter des graines et faire pousser eux-mêmes leurs plantes.
Pour sa part, Lek Saengduean Chailert n’a pas attendu pour commencer à aider les camps à faire pousser ces plantes dont ont désespérément besoin les éléphants pour se nourrir. « Bien souvent, quand je rends visite aux éléphants, je ne peux pas retenir mes larmes. C’est vraiment émouvant. Je n’ai jamais eu un tel poids sur le cœur. »
Ancheela Kalmapijit affirme que malgré toutes les difficultés, il a été satisfaisant de voir ses éléphants profiter d’une routine quotidienne plus naturelle. « Ils vivent en paix. Ils sont plus libres et plus détendus, » affirme-t-elle. « Je ne veux pas que le camp s’effondre ou disparaisse. C’est pour cette raison que je m’y accroche. Et bien sûr je dois rembourser mon emprunt à la banque, d’une manière ou d’une autre, mais je garde espoir et je reste forte. »
Wildlife Watch est une série d'articles d'investigation entre la National Geographic Society et les partenaires de National Geographic au sujet de l'exploitation et du trafic illégal d'espèces sauvages. N'hésitez pas à nous envoyer vos conseils et vos idées d'articles ainsi qu'à nous faire part de vos impressions à l'adresse ngwildlife@natgeo.com.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.