Argentine : un sanctuaire de faune "impénétrable" vient d'ouvrir ses portes
Ce parc naturel, l'un des plus reculés d’Amérique du Sud propose désormais d'observer des jaguars, de faire du glamping et des randonnées hors des sentiers battus.
En 2022, deux petits jaguars sont nés au parc national El Impenetrable, dans le nord de l'Argentine. Cette réserve de 130 000 hectares a ouvert ses portes en 2017. Des sentiers de randonnée, des sites de glamping et des programmes touristiques ont récemment facilité l'exploration de la région.
Dans une forêt de plaine reculée du nord de l'Argentine, des fourmiliers géants reniflent autour des termitières et des jaguars traquent leurs proies sur les rives boueuses de la rivière Bermejo. Le parc national El Impenetrable, qui a ouvert ses portes en 2017, constitue l'un des sanctuaires de faune et de flore les plus récents et les plus diversifiés du pays, ainsi qu'un site d'écotourisme en plein essor. Pourtant, ces 130 000 hectares de nature vierge ont failli être détruits à la suite d'un meurtre brutal qui a bouleversé le pays.
El Impenetrable se trouve sur l'ancien territoire de Manuel Roseo, un éleveur italien reclus et l'un des plus grands propriétaires terriens d'Argentine. En janvier 2011, alors qu’il dormait dans sa modeste maison de la province septentrionale du Chaco, trois hommes armés de machettes se sont infiltrés chez lui, l'ont assassiné et ont maquillé l'homicide en un cambriolage qui aurait mal tourné. Les tueurs avaient déjà passé les six mois précédents à tenter d'escroquer Roseo.
Le parc national El Impenetrable est situé au milieu du Gran Chaco, une région subtropicale aride de forêts basses et de savanes qui couvre des parties du nord de l'Argentine, de la Bolivie, du Paraguay et du Brésil.
Manuel Roseo vivait au milieu du Gran Chaco, une forêt de plaine chaude et semi-aride qui couvre le nord de l'Argentine et s’étend en Bolivie, au Paraguay et au Brésil. Il s’agit de la deuxième plus grande forêt d'Amérique du Sud après l'Amazonie et elle est également l'un des biomes les plus menacés de la planète, selon le Fonds mondial pour la nature (WWF).
Pourtant, le domaine de Roseo, situé à environ cinq heures au nord-ouest de la capitale provinciale Resistencia, a été préservé de manière unique. Ses arbres n'ont jamais été abattus pour l’installation de fermes de soja ou d’élevages de bétail, comme c'est le cas dans la majeure partie du Gran Chaco. En outre, sa situation géographique, entre deux rivières importantes, le Bermejo et le Bermejito, en a fait un haut lieu de la biodiversité, notamment pour les tatous géants, les caïmans et les jaguars.
« Lors de mon premier voyage à El Impenetrable, j’ai eu l’impression de remonter dans le temps parce qu’on y voyait encore la flore et la faune que nous perdions ailleurs », se souvient Marisi López, coordinatrice régionale des parcs et du tourisme à Rewilding Argentina. L'ONG fait partie de la vingtaine d'organisations à but non lucratif qui se sont mobilisées après la mort de Roseo pour convaincre le gouvernement argentin d'exproprier une partie de ces terres, d'une superficie équivalente à celle de Hong Kong, en vue d'une utilisation publique.
Le parc national El Impenetrable a été officiellement créé en 2017, mais les visiteurs ne pouvaient pas y dormir ni y faire un grand nombre de randonnées avant 2022, date à laquelle des hébergements, des sentiers et des miradors d'observation de la faune ont commencé à voir le jour. Aujourd'hui, plus de dix ans après la mort de Roseo, cette forêt notoirement « impénétrable » est finalement en train de s’ouvrir.
LE RETOUR DU JAGUAR
La plupart des visiteurs qui se rendent à El Impenetrable veulent avant tout observer la faune rare d'Amérique du Sud. Les meilleures conditions d'observation se trouvent le long de la rivière Bermejo. On cherche généralement les tapirs, les pécaris et les capybaras, de même que plusieurs espèces d'oiseaux colorés, notamment les spatules rosées de couleur rose Barbie.
Des empreintes de jaguar sont visibles dans le parc national El Impenetrable en Argentine. Quelques-uns de ces animaux sont revenus dans la région ces dernières années.
Rewilding Argentina prévoit de réintégrer d'autres espèces que l’on ne voit plus dans ce paysage, explique Alejandro Serrano, biologiste chargé de la recherche et du suivi à la station biologique El Teuco du parc. « Ce sont celles qui ont un rôle important lorsqu'elles sont là et dont l’absence se fait sérieusement sortir lorsqu'elles ne sont pas là », explique-t-il.
Trente-huit tortues charbonnières à pattes rouges, qui jouent un rôle clé dans la dispersion des graines, ont été les premières à être réintroduites en 2022, puis trente guanacos, proches parents des lamas, ont été relâchés juste à l'extérieur des limites du parc en 2023. Toute cette nouvelle faune est surveillée au moyen de pièges photographiques ou de colliers. Il est également prévu de réintroduire des prédateurs de premier ordre comme la loutre de rivière géante et le jaguar.
En 2019, les pièges photographiques ont détecté le premier jaguar sauvage à El Impenetrable avant d’en remarquer un deuxième en 2022. Les experts en réintroduction ont ensuite créé une série d'enclos à El Teuco pour une femelle captive, en espérant que le mâle sauvage s'arrêterait pour s'accoupler. Cela a fonctionné et la femelle a donné naissance à deux petits en 2021. Cette année, les jaguars adultes seront relâchés dans la nature.
Leur survie dans la forêt Impenetrable sera considérée comme un baromètre clé de sa nouvelle santé. En attendant, la présence des félins devrait attirer davantage de visiteurs dans le parc et renforcer son économie.
CAMPER ENTRE LES FOURMILIERS ET LES PALMIERS
Une grande partie de la nouvelle infrastructure du parc a été mise en place par Rewilding Argentina, qui dépend de Tompkins Conservation, cofondée par le philanthrope américain Kris Tompkins. Cela inclut des options de glamping haut de gamme à deux des quatre entrées du parc : Los Palmares, située au milieu d'une forêt de palmiers Trithrinax campestris et El Bermejito, au milieu d'une forêt de cactus Pachycereus pringlei. Chaque avant-poste dispose de trois tentes safari orientées vers la rivière et reliées aux espaces communs par des passerelles en bois. Les hôtes se réveillent au son d'une alarme naturelle, un mélange des cris des ortalides et des grognements d’alouates.
Des tapirs pataugent dans le Rio Bermejo, dans le parc national El Impenetrable. Bien que ces herbivores aient été chassés jusqu'à l'extinction dans d'autres régions d'Amérique du Sud, ils sont nombreux et faciles à repérer dans la réserve.
El Bermejito, l'un des trois petits campings récemment ouverts à El Impenetrable, propose des tentes de style safari et un atelier d'artisanat sur place.
Près des vestiges de l'ancienne maison de Roseo, le long de la rivière Bermejo à La Fidelidad, Rewilding Argentina a également construit un terrain de camping. Il comprend dix-huit emplacements de tentes surélevés avec salles de bain, ainsi qu'un restaurant et un centre d'activités sur place. Parmi les nouvelles randonnées créées dans ce secteur, citons le Sendero de la Selva, long de trois kilomètres, qui traverse une forêt dense d'arbres timbó blanco (Albizia inundata), et le sentier Pozo del Yacaré, long d'un kilomètre et demi, qui se termine par deux belvédères donnant sur des lagunes fréquentées par des tapirs et des fourmiliers géants.
Les randonneurs intrépides peuvent également s'attaquer au Sendero La Huella, d'une longueur de soixante kilomètres, qui suit une ancienne route le long de la rivière Bermejito, en passant par des arbres à bulbes appelés palo borracho (Ceiba speciosa). Il sera ouvert petit à petit jusqu'en 2024, avec des abris fermés pour dormir et trouver de l'eau potable tous les vingt kilomètres.
UN PROJET LOCAL
Environ 95 % des touristes d'El Impenetrable sont argentins. Pourtant, Rafa Mayer, dont la société Say Hueque, basée à Buenos Aires, propose des excursions dans la région, voit un grand potentiel pour le marché international. « Le Chaco n'a jamais été une option pour les voyageurs internationaux parce qu'il ne l’était pas non plus pour les Argentins », explique-t-il. « Ce parc a enfin mis la lumière sur la région. »
Mayer souligne la tendance actuelle des voyages régénérateurs, pour lesquels les visiteurs font des choix d’expériences qui renforcent à la fois les communautés locales et la protection de l'environnement. Rewilding Argentina a travaillé avec la province du Chaco, où les niveaux de pauvreté sont les plus élevés d'Argentine, pour créer une nouvelle économie qui s’appuierait sur la régénération des forêts du Gran Chaco. L’objectif est notamment de former les membres de la communauté à travailler avec les visiteurs en tant que guides de la faune, chefs de camp ou chauffeurs.
Le complexe de glamping Los Palmares dispose de tentes surélevées et un pavillon de restauration le long de la rivière Bermejo.
Trois camps situés dans le parc national El Impenetrable rendent la région plus accessible aux voyageurs.
Olga et Nilda Palavecino font partie d'un groupe d'une trentaine de femmes qui gagnent aujourd'hui leur vie en tissant des textiles à partir de laine de mouton locale, qu’elles teintent avec des colorants naturels. Leurs chemins de table et leurs tentures murales, sur lesquels on observe souvent des oiseaux locaux comme les jabirus d’Amérique et les orioles à dos orange, sont vendus dans des hébergements locaux, des boutiques haut de gamme de Buenos Aires et en ligne.
« Cela a motivé les femmes de la communauté et nous a permis de générer nos propres revenus », explique Olga qui a commencé, en août, à accueillir des visiteurs dans sa maison pour des démonstrations de tissage avec sa fille, Nilda. D'autres femmes de la région commercialisent actuellement de la farine sans gluten fabriquée à partir des graines de l'algarrobo, un arbre indigène semblable à un caroubier. Cette farine a un goût de caramel et de biscuits Graham et constitue la base des biscuits, des brownies et des glaces vendus dans les propriétés de Rewilding Argentina.
« Si nous mangeons de l'algarroba, cela signifie que l'arbre est encore dans le sol », explique Alina Ruiz, chef originaire du Chaco, à propos de l'initiative. En 2017, Ruiz a lancé un programme de formation destiné aux familles vivant dans les villages alentours au parc sur la manière d'accueillir les convives chez eux ou sur les plazas locales pour les repas puisqu’il n'y a pas de restaurants traditionnels à proximité. « Je leur donne les outils pour composer de plus belles assiettes, pour interagir avec les touristes », dit-elle, « tout cela sans les dépouiller de leur identité. »
Mark Johanson est un écrivain voyageur basé au Chili qui écrit régulièrement pour National Geographic. Retrouvez-le sur Instagram.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.