Cette nouvelle sous-population d'ours polaires peut vivre plus longtemps sans banquise

Au Groenland, une sous-population d'ours polaires identifiée récemment peut vivre plus longtemps sans banquise : un nouvel espoir, ou une dernière chance pour cette espèce menacée ?

De Elizabeth Anne Brown
Publication 17 juin 2022, 16:09 CEST
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Une ourse polaire et ses petits traversent un glacier d'eau douce recouvert de neige dans le sud-est du Groenland. Les ours polaires utilisent la glace de mer au large pour chasser les phoques, mais avec le réchauffement de l'Arctique, ces plateformes gelées fondent plus rapidement. En conséquence, les glaciers côtiers pourraient être le lieu de la dernière chance pour les ours polaires.

PHOTOGRAPHIE DE Kristin Laidre, University of Washington

Il ne devrait pas y avoir d’ours polaires dans le sud-est du Groenland mais, apparemment, les ours polaires ne sont pas de cet avis.

Bien qu’ils soient d’excellents nageurs, les ours polaires sont, par nature, des animaux terrestres qui se nourrissent presque exclusivement de vie marine. Pour cela, ces imposantes créatures prédatrices vivent à l’affût, attendant patiemment près des fissures et trous dans la glace que les phoques utilisent pour respirer.

Dans le sud-est du Groenland, la saison des glaces de mer dure moins de quatre mois, une période « trop courte pour que les ours polaires puissent survivre », explique Kristin Laidre, une scientifique de l’université de Washington qui mène des recherches sur l’écologie des animaux de l’Arctique en collaboration avec l’Institut des ressources naturelles du Groenland. Comment expliquer alors la présence de tels ours dans cette région ?

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Un glacier d'eau douce rencontre la mer dans un fjord du sud-est du Groenland, offrant un habitat important pour les ours polaires dans une zone qui, une bonne partie de l'année, est dépourvue de glace de mer.

PHOTOGRAPHIE DE Kristin Laidre, University of Washington

Les chasseurs de subsistance natifs du Groenland ont longtemps affirmé que l’on pouvait trouver des ours polaires toute l’année dans les fjords jusqu’a l’extrémité sud du pays. Lorsque le gouvernement du Groenland a commandé une étude sur la répartition des ours polaires, Laidre et son équipe ont suivi les « précieuses » cartes dessinées à la main par leurs collaborateurs inuits. Ils ont ainsi identifié des ours vivant au pied des glaciers près de la colonie abandonnée de Skjoldungen-Timmiarmiit, au sud-est du pays, et qui n’avaient jusqu’alors pas été étudiés.

Leur recherche, publiée dans la revue Science, fournit des preuves génétiques que quelques centaines d’ours de cette partie du Groenland sont assez différents de leurs voisins pour être considérés comme la vingtième sous-population, c’est-à-dire un groupe d’animaux de la même espèce qui sont génétiquement et géographiquement séparés, des 26 000 ours polaires du monde. Les données de suivi obtenues grâce aux colliers émetteurs posés sur vingt-sept individus ont également confirmé que cette population pouvait survivre sans glace de mer (ou banquise) pendant trois mois de plus que ce que les scientifiques croyaient possible.

À la lumière de ces éléments, il est tentant de voir l’étude comme un nouvel espoir pour les ours polaires : peut-être peuvent-ils survivre avec moins de banquise. Néanmoins, les auteurs soulignent que la conclusion à retenir n’est pas que les ours polaires seront plus résistants au changement climatique qu’on ne le pensait jusqu’à présent, mais que des endroits comme le sud-est du Groenland, où la glace des glaciers d’eau douce peut compenser la perte de banquise, pourraient être les lieux de la dernière chance pour les ours polaires.

 

UN DOMAINE VITAL RÉDUIT 

Laidre, avec Fernando Ugarte, de l’Institut des ressources naturelles du Groenland, et un groupe de collaborateurs internationaux, a passé au peigne fin trente-six années d’échantillons d’ADN et de données de déplacements pour découvrir quelles caractéristiques différencient ces ours des autres populations. Les chercheurs ont été surpris de constater que les données de localisation révélaient une limite latitudinale à environ 64 degrés nord. Les ours qui vivaient au nord de cette ligne y sont restés tout le long de la collecte des données, et les ours du sud-est sont restés au sud, avec peu voire pas de mélange entre les populations.

Alors que leurs cousins du nord-est du Groenland parcourent en moyenne 10 kilomètres par jour sur la banquise, les ours du sud-est restent près de la côte, dans une série de fjords, de longues et étroites baies creusées par les glaciers alimentés par la calotte glaciaire du Groenland. Pendant les mois d’été, des morceaux de glace tombent dans l’océan, créant un mélange de glaciers d’eau douce, une boue épaisse qui peut être suffisamment compacte pour que les ours polaires puissent y marcher et y chasser.

Laidre a constaté que certains ours pouvaient rester dans un seul ou deux fjords adjacents pendant des années, occupant un domaine vital de seulement 13 à 15 kilomètres carrés : une surface dérisoire comparée aux domaines vitaux de la population du nord-est, où un ours moyen parcourait plus de 1 400 kilomètres par an sur la banquise.

 

LA DIVERGENCE DES POPULATIONS

L’analyse de l’ADN collecté sur le terrain par l’équipe de Laidre, à partir d’études antérieures et d’échantillons fournis par des chasseurs de subsistance, indique que les animaux du sud-est sont les ours polaires « les plus isolés génétiquement de la planète », selon Laidre. En d’autres termes, ils sont moins apparentés aux sous-populations voisines que les dix-neuf autres sous-populations reconnues ne le sont avec les leurs.

Mais comment les deux groupes d’ours polaires ont-ils divergé ? Les chercheurs affirment avoir trouvé des preuves d’un « effet fondateur », impliquant que la population du sud-est a été établie par un petit nombre d’individus séparés d’un groupe plus important, et que leurs descendants se sont croisés au fil des générations. L’analyse génétique suggère que tous les ours du sud-est échantillonnés partagent un ancêtre commun récent, il y a environ 200 ans.

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    Le responsable le plus probable de la présence des ours fondateurs dans les fjords est le courant côtier de l’est du Groenland, un énorme flux à grande vitesse vers le sud, le long des côtes de l’est du territoire. Il crée une sorte de tapis roulant de glace de mer au large de la côte nord-est, qui se décompose en petites banquises lorsqu’il se dirige vers le sud.

    Selon Ugarte, chaque année, au moins une poignée d’ours du nord-est sont emportés par le vent vers le cap Farewell, le point le plus au sud du Groenland. Les plus chanceux sont déposés dans le sud-ouest, d’où ils peuvent se diriger vers le nord et l’ouest jusqu’au Canada. Les malchanceux, quant à eux, se noient en mer.

    « Ce qui est intéressant ou spécial dans cette nouvelle population d’ours, c’est qu’ils semblent savoir comment faire face à cette situation », explique Ugarte. Onze des ours suivis ont été pris dans les courants et ont parcouru en moyenne 188 kilomètres sur la glace en moins de deux semaines, mais au bout d’un mois ou deux, ils ont tous réussi à regagner leurs fjords d’origine en nageant dans les eaux glaciales et en se déplaçant sur la terre ferme.

     

    UN REFUGE, MAIS PAS UNE SOLUTION 

    Andrew Derocher, professeur de biologie à l’université de l’Alberta, qui étudie les ours polaires et l’Arctique depuis plus de quarante ans et qui n’a pas participé à l’étude, estime que la recherche est « élégante » et qu’elle « a permis de rassembler des résultats intéressants ».

    Il ajoute que le fait de voir la glace des glaciers soutenir une population d’ours polaires en l’absence de banquise n’est pas une révélation. L’exemple bien documenté du Svalbard existe également : un archipel norvégien où l’on a également constaté que les ours polaires se parquaient dans de petits domaines vitaux complétés par la glace de glaciers.

    Les scientifiques prévoient qu’à mesure que le changement climatique remodèlera l’Arctique, les glaciers des fjords resteront intacts plus longtemps que la banquise, ce qui pourrait créer des lieux de refuge temporaires dans des conditions de vie globalement défavorables, pour des espèces comme les ours polaires qui dépendent de la glace pour chasser.

    Cela n’implique toutefois pas que les ours polaires sont sauvés, explique Steven Amstrup, scientifique en chef de l’organisation de protection de l’environnement Polar Bears International et ancien directeur de la recherche sur les ours polaires d’Alaska à l’United States Geological Survey.

    Bien que, dans l’imagination du public, l’Arctique soit rempli de glaciers, une grande partie du Nord polaire est en réalité constituée de toundra, des plaines sans arbres qui recouvrent un sol gelé appelé pergélisol. « Les réservoirs de glace de glacier d’eau douce de l’Arctique se trouvent principalement au Groenland et au Svalbard, et un peu dans l’extrême nord du Canada », explique Laidre. Ces mélanges glaciaires sont peu fréquents dans l’Arctique et ne pourraient pas accueillir un grand nombre d’ours.

    Amstrup espère que cette recherche « encouragera les scientifiques et les responsables à étudier les autres zones de l’Arctique » dans lesquelles les glaciers pourraient aider les ours polaires à tenir plus longtemps.

    « Cette étude est une nouvelle preuve de la relation fondamentale qui existe entre les ours polaires et les eaux couvertes de glace », déclare-t-il. « Se soucient-ils vraiment de savoir si cette glace est de l’eau douce ou de l’eau salée ? Probablement pas, tant qu’il y a des phoques en dessous. »

     

    LA 20e SOUS-POPULATION

    Les auteurs de l’étude soutiennent que les ours du sud-est du Groenland, en raison de leurs différences génétiques et de leur séparation géographique avec ceux du nord-est, devraient être reconnus comme la vingtième sous-population d’ours polaires en l’Arctique.

    En fin de compte, c’est une question à laquelle devront répondre les experts, dont Lairdre et Derocher, à l’Union internationale pour la conservation de la nature. Ils prendront en compte des facteurs tels que le nombre d’ours dans la population, encore indéterminé, et s’il serait bénéfique de tenter de les gérer comme une population distincte.

    Les auteurs de l’étude considèrent que la spécificité génétique des ours du sud-est doit être conservée et protégée. Derocher et Amstrup ne sont pas en désaccord, mais ajoutent une note d’inquiétude.

    « Je pense qu’il s’agit d’une petite population isolée et consanguine », dit Derocher, « et nous savons, grâce à d’autres études sur les grands carnivores, que de telles populations sont vulnérables à la dépression endogamique, aux épisodes de maladie et aux événements démographiques aléatoires ».

    « Les populations isolées, dans un contexte évolutif, sont généralement plus vulnérables », convient Amstrup.

    « Ce type d’isolement et de fragmentation génétique fait partie des choses que nous verrons probablement beaucoup plus à l’avenir, car des groupes d’ours de plus en plus réduits persisteront dans des zones [plus éloignées] », ajoute Derocher.

    Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

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