Comment les éléphants communiquent-ils ?
Un éléphanteau tente de s’accrocher à la trompe de sa mère au Kenya.
En 1975, à tout juste dix-neuf ans, Joyce Poole a reçu une proposition qui allait changer sa vie : étudier les éléphants au parc national d’Amboselie, au Kenya.
Cynthia Moss, chercheuse spécialisée dans les éléphants, venait tout juste de commencer une étude sur les éléphantes. Elle a demandé à Joyce Poole, alors élève dans une université américaine, si elle souhaitait réaliser la même étude sur les mâles, qu'elle qualifiait sur le ton de l'humour de « moins intéressants ».
Joyce Poole a rapidement pu prouver le contraire. Elle a découvert que les éléphants d’Afrique (Loxodonta) mâles suivaient des cycles reproductifs appelés « musth ». Pendant longtemps, les biologistes spécialistes des éléphants avaient renié son existence. Cette découverte majeure a propulsé sa carrière. Au cours des quarante-six dernières années, cette exploratrice National Geographic est devenue l’une des plus grandes expertes du comportement et de la communication des éléphants d’Afrique.
En 2002, Joyce Poole et son mari, Petter Granli, ont fondé l’organisation à but non lucratif californienne Elephant Voices. Elle vise à sensibiliser le public sur la communication et l’importance de la conservation des éléphants.
Aujourd’hui, grâce aux données et aux vidéos accumulées après des années d’études à Amboseli, à la réserve nationale du Masai Mara au Kenya et au parc national de Gorongosa au Mozambique, le couple a créé l’éthogramme de l’éléphant d’Afrique. Il s’agit de la bibliothèque audiovisuelle la plus complète jamais compilée sur le comportement des éléphantes de la savane africaine.
2005, parc national d’Amboseli : Joyce Poole enregistre les vocalisations d’un éléphant.
Le 25 mai, la base de données a été dévoilée au public. Ainsi, que vous soyez lycéen ou maître de conférences, vous pourrez rechercher un type de comportement en particulier, admettons un éléphanteau qui se cogne la tête, et vous trouverez plusieurs vidéos qui expliquent pourquoi l’animal agit de la sorte.
Cet éthogramme s’est révélé d’autant plus essentiel que l’Union internationale pour la conservation de la nature a récemment ajouté l’éléphant de savane d’Afrique (Loxodonta africana) et l’éléphant de forêt d’Afrique (Loxodonta cyclotis) à la liste des espèces en danger. Alors qu’ils étaient près de 5 millions en 1950, les éléphants ne sont aujourd’hui plus que 45 000. Joyce Poole espère que son éthogramme incitera le public à « explorer et contempler le cœur et l’esprit des éléphants ».
VIRGINIA MORELL : Il est évident que cet éthogramme a représenté une charge de travail considérable. Qu’est-ce qui vous a inspiré ?
JOYCE POOLE : En réalité, ça a commencé il y a très longtemps, en 1982. C’était pendant ma thèse de doctorat. J’y avais intégré des illustrations de tous les comportements que je décrivais, à la plume et à l’encre. Par exemple la marche lors du musth, les oreilles qui s’agitent, le [port] de tête haut... Lorsque j’ai terminé ma thèse, Robert Hinder, [mon référent], m’a dit : « Tu dois faire un éthogramme, un inventaire descriptif de tous les comportements de l’éléphant d’Afrique. » Je me rappelle m’être demandé comment j’allais faire ça. Mais ses paroles me sont restées en mémoire. Katy Payne [experte en bioacoustique] et moi-même avons commencé à faire d’autres découvertes. Par exemple, que les éléphants sont capables de produire des sons plus graves que ce que peut entendre un humain. J’ai commencé à remarquer des postures et des gestes particuliers associés à une vocalisation précise. Puis Peter m’a suggéré que l’on mette en place des bases de données en ligne pour partager ce que nous apprenions. En 2017, trente-cinq ans après la suggestion de Hinde, nous avons enfin commencé à travailler sur l’éthogramme de l’éléphant d’Afrique.
VM : D’où vous vient ce désir d’étudier ces animaux en particulier ?
JP : Ça remonte à mon enfance. J’ai déménagé [du Connecticut] en Afrique quand j’avais six ans. Mon frère avait trois ans et ma sœur tout juste six mois. Ma pauvre mère ! Mon père avait été nommé directeur du programme du Corps de la paix au Malawi. Nous avons fait des safaris, sur les routes de Tanzanie jusqu’au Kenya. En réalité, j’ai rencontré mes premiers éléphants au parc national d’Amboseli. Il s’agissait d’un gros mâle, qui a chargé notre voiture. J’ai plongé sous le siège de la Land Rover. Je me souviens encore de cette montée d’adrénaline. Du coup, j’ai très vite développé une passion pour l’Afrique et sa faune sauvage, en particulier une curiosité pour les éléphants.
VM : Comment avez-vous commencé à étudier les éléphants ?
JP : Après le lycée, je me suis inscrite au Smith College pour étudier la biologie. J’ai terminé ma première année, mais ensuite ma famille a annoncé qu’ils déménageaient au Kenya. Mon père avait accepté un poste de directeur au sein de ce qui était à l’époque la African Wildlife Leadership Foundation. J’étais déterminée à prendre une année sabbatique pour partir avec eux, mais mon père m’a dit que je ne pouvais venir que si j’avais un « projet qui en valait la peine » afin que je travaille là-bas. J’ai commencé à me renseigner sur les différents projets autour de la faune sauvage mais j’ai eu un coup de chance incroyable. Mon père avait rencontré Cynthia Moss et un jour il m’a dit, « Est-ce que tu voudrais travailler avec Cynthia Moss à Amboseli ? » Vous imaginez ?
Je me rappelle très bien de mon premier jour sur le terrain. D’un coup, j’étais entourée de ces géants. J’étais dans le Combi Volkswagen de mes parents, et les éléphants me surplombaient en respirant fort. Je me suis cachée sur le plancher. Puis ils sont partis. De retour au camp, j’ai raconté à Cynthia ce terrible calvaire et elle a juste ri et dit, « Ils ont été gentils ».
C’est ça, la particularité des éléphants. Une fois que vous êtes capables de déchiffrer leur langage corporel et de comprendre leurs vocalisations, un tout nouveau monde s’ouvre à vous. Le public peut en faire l’expérience grâce à l’éthogramme.
VM : Comment avez-vous organisé votre éthogramme ?
JP : Il comprend les données rassemblées depuis quarante-six ans, principalement de Amboseli mais aussi de Masai Mara et de Gorongosa. L’idée c’était de mettre en place un éthogramme exhaustif et qui ne se concentrait pas uniquement sur un comportement spécifique, comme la relation entre la mère et son petit. Nous avons fait en sorte que le nôtre décrive tout, l’ensemble des comportements que nous avons observé et toutes les vocalisations qui les accompagnaient. Nous avons extrait et édité près de 2 400 vidéos du comportement des éléphants issues de tournages à Mara et Gorongosa. Nous avons sélectionné des exemples de comportements spécifiques et ajouté des descriptions écrites.
VM : Comment le public doit-il utiliser l’éthogramme ?
JP : Vous allez peut-être avoir besoin de lire la courte introduction et le mode d’emploi, ou, si vous êtes un scientifique, vous irez peut-être directement vers la section « Science ». Si vous êtes comme moi et que vous n’aimez pas lire les instructions, vous pouvez simplement vous plonger dedans. Allez directement vers la table de l’éthogramme, faites défiler pour avoir une idée de comportement et sélectionnez celui qui vous intéresse. Ensuite, cliquez sur la vidéo. Ou alors vous pouvez utiliser le portail de recherche en tapant le nom d’un comportement ou encore utiliser la recherche alphabétique pour vous rendre sur un sujet. Pour moi, le plus amusant c’est la recherche déroulante combinée. Par exemple, vous pourriez avoir envie d’en apprendre plus sur les comportements que les mâles ont pendant le musth et qui impliquent les oreilles. En-dessous de « Âge / Sexe », cliquez sur « Oreilles » et lancer la recherche. Vous pourrez ainsi voir les vidéos qui apparaissent.
VM : Est-ce qu’il y a une chose en particulier qu’il ne faut pas rater dans cet éthogramme ?
JP : Si vous aimez les poussées d’adrénaline, cliquez sur les sections « Attaque » dans la table d’éthogramme, puis sélectionnez Head-Butt. Il n’y a qu’une vidéo, qui a été filmée à Gorongosa. Nous nous excusons du gros mot norvégien que Peter a laissé échapper lorsqu’il a remarqué ce qu’il était arrivé à notre voiture.
VM : Pendant l’élaboration de votre éthogramme, qu’est-ce qui vous a le plus marqué à propos des éléphants ?
JP : Ça m’a confirmé à quel point ils étaient intelligents, empathiques et créatifs. J’ai également été marqué par le temps que passaient les éléphants à observer. La plupart des gens pensent qu’un éléphant qui observe ne fait rien. C’est pour cette raison que la plupart d’entre eux ne voient pas la reproduction des éléphants dans la nature. La plupart de ces animaux restent debout. Ils sont stationnaires parce qu’ils attendent que la femelle [en chaleur] se déplace. Ils contemplent donc ce que font les autres.
VM : Qu’est-ce que vous avez découvert sur les éléphants ?
JP : Je veux savoir ce que les éléphants se disent. Je sais qu’ils s’échangent des choses très compliquées et je pense qu’ils « parlent » beaucoup de nous, des humains, et de la manière dont ils devraient nous répondre. Dans certaines régions, ils ont peur des Hommes, à cause de ce qu’ils ont subi. Typiquement, à Gorongosa, à cause de la guerre civile qui s’est étendue [de 1972 à 1992], les éléphants ont très peur des gens et sont agressifs.
Parfois à Gorongosa, les éléphants poussaient un cri que je n’avais jamais entendu. Il était très grave, plat et vrombissant. Je ne l’ai pas entendu assez souvent pour en dire plus mais j’ai senti que c’était une manière de dire aux membres de leur famille que nous étions dangereux. Et partout, les éléphants sont soumis à un grand stress, à force de nous entendre et de nous surveiller constamment.
VM : Est-ce que le fait de séparer les éléphants d’Afrique en deux espèces distinctes — l’éléphant de savane d’Afrique et l’éléphant de forêt d’Afrique — ainsi que de les lister comme « en danger » va aider à la protection de ces espèces ?
JP : La décision de l’UICN ne va elle-même pas protéger les éléphants. Si nous voulons sauver ces animaux, il faut agir maintenant, plutôt que de lancer des paroles en l’air. Nous allons les perdre si nous ne réfléchissons pas [mieux] à la répartition des terres. Je comprends que les Hommes aient besoin d’espace eux aussi. Mais nous devons délimiter les régions de manière stricte et laisser des zones de terre vides. Ça fournirait une connexion entre les éléphants, les autres animaux de la faune sauvage et les aires protégées.
Les éléphants sont cruciaux parce qu’ils font partie du spectacle de la biodiversité de notre planète. Ils sont également importants car ils sont conscients, empathiques et capables de se soucier de la vie de leurs amis et de leur famille, en plus de la leur.
J’espère que l’éthogramme incitera le public à se rendre compte du dilemme moral que posent ces animaux. Les éléphants ont-ils le droit de vivre sur Terre autant que nous ? Si tel est le cas, comment pouvons-nous leur offrir de l’espace ? Ce sont de grandes questions et il n’y a pas de réponse simple. Nous devons trouver une manière plus durable de vivre tous ensemble.
La National Geographic Society, engagée pour mettre en lumière et protéger les merveilles de notre planète, a financé le projet de l’exploratrice Joyce Poole. Pour en apprendre davantage sur le soutien de la Nat Geo Society auprès des explorateurs qui révèlent et protègent les espèces sauvages, cliquez ici.
Cet entretien a été édité dans un souci de concision et de clarté.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.