Comment sauver les "endlings", derniers représentants de leur espèce ?
La culture populaire ne manque pas d’histoires comptant les aventures de derniers rescapés d’une espèce. Mais notre fascination suffira-t-elle à faire bouger les choses en matière de conservation ?
Georges le solitaire, tortue centenaire des îles Galápagos, doit notamment son surnom au fait qu’il était un endling, c’est-à-dire le dernier représentant de son espèce. Son statut lui a valu une célébrité internationale, mais cela n’a pas suffi à sauver de l’extinction la sous-espèce dont il faisait partie.
« Endling ». Voilà un mot qui respire le mystère et l’enchantement et qui semble tout droit sorti d’un conte de fée tout juste redécouvert. Mais il n’en est rien. Ce terme a en fait été inventé en 1996 par des médecins d’un centre de convalescence pour qualifier la dernière personne d’une lignée familiale ou le dernier survivant d’une espèce.
Depuis, on s’en sert principalement pour nommer les derniers membres connus d’espèces animales poussées au bord de l’extinction par l’activité humaine, comme la dernière tourte voyageuse (Ectopistes migratorius), Martha, morte en 1914, ou le dernier rhinocéros blanc (Ceratotherium simum), un mâle nommé Sudan, mort en 2018. Les endlings portent le poids de l’extinction sur leurs seules épaules, qu’ils en soient conscients ou non.
« C’est l’un des mots les plus tristes que j’aie jamais entendus », fait observer J.J. Johnson, écrivain, réalisateur et producteur qui a exploré cette idée dans sa série télévisée Endlings (Les Derniers Rescapés, en français), qui suit un groupe d’enfants et leurs amis extraterrestres en mission pour sauver des animaux qui sont les derniers représentants de leur espèce. « Quand vous êtes confronté à quelque chose d’aussi définitif, cela pousse aussi à agir pour d’autres espèces qui sont encore là. »
À en juger par la multitude d’œuvres créatives qui leur sont dédiées, il est clair que les endlings nous captivent. Dans Doctor Who, franchise qui a toutes les faveurs du public, le docteur est le dernier représentant de son espèce extraterrestre. La Dernière Licorne, film d’animation de 1982, suit le personnage éponyme dans sa quête pour découvrir pourquoi ses semblables ont disparu. L’idée du « dernier humain sur Terre » est omniprésente à la télévision et au cinéma, de la série d’animation Adventure Time aux films post-apocalyptiques angoissants comme Je suis une légende.
Les endlings incarnent ce thème de manière inédite et surtout viscérale, en particulier parce que les humains sont responsables du risque qu’encourent bon nombre de ces espèces. Mais l’existence d’endlings, et les récits que l’on produit à leur sujet, peuvent-ils réellement nous inciter à les sauver ?
Un chat-léopard (Prionailurus bengalensis euptilurus) en danger critique d’extinction photographié au zoo de Prague. Originaire de la région du Primorié, dans le sud-est de la Russie, et du nord de la Chine, cette sous-espèce de léopard compte parmi les félins les plus rares du monde, car sa population est en déclin.
POURQUOI LE CONCEPT D’ENDLING NOUS ÉMEUT-IL TANT ?
Depuis l’invention du terme, les endlings ont inspiré des poèmes, des ballets, des séries télévisées, des œuvres visuelles, des jeux vidéo et des compositions musicales destinées aux adeptes de musique classique aussi bien qu’aux métalleux. Pour la plupart, ces œuvres ont été inspirées par un ancêtre créatif commun : en 2001, une exposition macabre du Musée national australien affichait la définition du mot « endling » à côté des restes et d’une vidéo du dernier thylacine (Thylacinus cynocephalus), ou tigre de Tasmanie, mort en captivité en 1936.
L’exposition, aujourd’hui terminée, a popularisé le terme. Le lien direct entre ce mot évocateur et les animaux ainsi qualifiés a suscité de la compassion pour les endlings mais aussi pour d’autres espèces vulnérables.
« Il y a un certain mythos et un certain charme dans cette histoire de "dernier" qui lutte contre une défaite inévitable », commente Dolly Jørgensen, professeure d’Histoire à l’Université de Stavanger, en Norvège, qui a abondamment écrit sur le sujet des endlings. « Ce récit, on peut aussi le faire concernant l’ensemble de ces animaux, car une fois qu’ils sont les derniers, c’est terminé. »
Mais ces histoires ne sont pas pour autant dépourvues d’optimisme.
« Les endlings servent de puissant symbole d’espoir et de résilience au-devant de probabilités accablantes », remarque Javier Ramello, P-DG d’Herobeat Studios et développeur d’un jeu vidéo sorti en 2022, Endling : Extinction is Forever, envoûtante histoire de la tentative de survivre d’une famille de renards en proie à l’extinction. « Leur statut de derniers représentants illustre l’esprit indomptable de la vie et nous presse de nous confronter à notre propre mortalité et de réfléchir au legs que nous laissons derrière nous. »
Le jeu vidéo de Javier Ramello et la série de J.J. Johnson se servent tous deux les endlings pour nous exhorter à passer à l’action. « En éprouvant le monde par l’imagination, à travers les yeux d’un renard luttant pour sa survie dans un environnement qui mute sans cesse, les joueurs sont contraints de faire face aux réalités de la dégradation écologique et de réfléchir aux actions qu’ils peuvent entreprendre pour changer la donne », explique-t-il.
Un éléphant de Sumatra (Elephas maximus sumatranus) en danger critique d’extinction au safari Taman à Java Ouest, en Indonésie. Les trois sous-espèces d’éléphants d’Asie rescapées (éléphants de Sumatra, indiens et du Sri Lanka) sont en déclin.
Selon J.J. Johnson, il était important d’être honnête avec le jeune public concernant la gravité de la situation tout en apportant des messages d’espoirs et des idées pratiques.
« On sous-estime les enfants et leur sophistication, observe-t-il. Ils sont capables de faire face à ce genre de choses. Ils entendent ça partout. Ils le voient. Ce qu’ils ne veulent pas, c’est qu’on les prenne de haut. »
UN « ENDLING » PEUT-IL NOUS INCITER À AGIR ?
Les mouvements de défense de la cause animale se sont emparés des endlings pour une bonne raison ; il est bien plus simple d’attirer des soutiens grâce à une histoire avec un protagoniste convaincant qu’avec un chapelet de statistiques déprimantes.
« L’histoire du "dernier d’une lignée" est un marronnier des narrations humaines […] et donc elle était toute désignée à captiver des cœurs et des esprits divers et variés », explique Alexander Lees, maître de conférences en biologie de la conservation à l’Université métropolitaine de Manchester qui a mené des recherches de terrain sur les derniers représentants d’espèces ornithologiques.
« Je pense que la puissance de ce paradigme peut être exploitée pour sauver d’autres espèces avant qu’il ne soit trop tard, ajoute-t-il. Nous devons canaliser cette débauche de chagrin écologique et nous en servir pour inciter les gens à chercher à mettre fin au phénomène des endlings en infléchissant la courbe de la perte de biodiversité. »
Toutefois, si les endlings représentent des occasions de combattre l’extinction et le déclin de la biodiversité, leur attrait pose certains problèmes. Tout d’abord, les endlings sont inévitablement anthropomorphisés. La tortue Georges le solitaire, dernier représentant de l’espèce Chelonoidis abingodnii, était-il vraiment solitaire ? Personne ne le sait, mais la démarche entreprise pour lui trouver une partenaire a suscité un engouement international qui a servi de catalyseur aux associations de défense de la cause animale aux îles Galápagos, d’où il était originaire, mais aussi ailleurs, selon Johannah Barry, ancienne présidente de la Galapagos Conservancy.
« Il est également devenu un symbole des avancées phénoménales qui peuvent être réalisées quand la science, le savoir-faire en matière de conservation et la volonté politique s’alignent sur une cause commune », affirmait-elle en 2020 dans une déclaration concernant l’impact qu’il avait eu sur la défense de la cause animale.
Bien que des endlings tels que Georges aient pu amplifier des luttes plus vastes, il est également important d’avoir conscience du favoritisme dont nous faisons preuve à l’égard des espèces charismatiques, catégorie qui ne recoupe pas nécessairement celle des espèces ayant le plus besoin de notre empathie.
Les tigres de Sumatra (Panthera tigris sumatrae) sont en danger critique d’extinction à cause de la destruction de leur habitat et du braconnage. La plupart des tigres de Sumatra encore en vie (comme ce petit) vivent dans des zones protégées.
« Nous découvrons encore de nouvelles espèces chaque année, souvent de minuscules invertébrés qui pourraient bien disparaître avant même que nous ne prenions conscience de leur existence », rappelle la poète Joanna Lilley, autrice de la collection Endlings, parue en 2020. « Ces petites créatures invisibles peuvent apparaître et disparaître sans que nous ne le sachions, c’est un vrai crève-cœur. »
La collection de Joanna Lilley libère le mot de ses récents carcans anthropogéniques en proposant des poèmes sur les endlings ayant disparu bien avant que les humains n’apparaissent, ce comme un moyen de soulager le chagrin et la culpabilité que nous sommes susceptibles d’éprouver quant aux pertes que nous causons. Dans un poème intitulé « Herbivore », qui prend pour sujet un cératopsien du Crétacé, Chasmosaurus russelli, elle écrit : « Aimer les dinosaures est facile ; l’astéroïde n’était pas de notre faute. »
Finalement, les endlings invitent de nouveaux publics à voir le monde à travers de nouveaux yeux. Le portrait poignant que fait le paléoartiste Julio Lacerda d’une espèce disparue, Elasmotherium sibiricum, mieux connue sous le nom de « licorne de Sibérie », est à cet égard frappant.
Intitulé « Endling », ce portait montre la dernière licorne contemplant un paysage accidenté, elle est on ne peut plus vivante alors même que l’extinction de son espèce est déjà là. Il s’agit d’un rappel que les endlings représentent bien plus que la disparition d’une espèce, ils représentent tout un mode de vie pour notre planète. Par exemple, l’extinction d’espèces clés de voûte, qui doivent ce surnom au rôle qu’elles jouent dans le maintien de l’équilibre d’écosystèmes entiers, « peut se traduire par l’effondrement d’habitats entiers », prévient Julio Lacerda.
« Une espèce, c’est plus qu’une simple collection d’individus, ajoute-t-il. La mort d’un endling représente bien plus que la mort d’un certain nombre d’individus. »
Intitulée « Endling », cette illustration du paléoartiste Julio Lacerda montre la dernière licorne de Sibérie (Elasmotherium sibiricum) contemplant un paysage accidenté. Des fossiles suggèrent que cette ancienne espèce de rhinocéros a pu exister aux côtés des humains avant son extinction il y a 39 000 ans environ.
Cet article a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.