Au chevet d'un survivant du Jurassique
Pendant 162 millions d’années, les esturgeons ont survécu à toutes les menaces. Jusqu’à ce que l’Homme les conduise au bord de l’extinction. Il devient urgent de protéger les derniers de ces fossiles vivants.

L’esturgeon blanc, le plus grand poisson d’eau douce d’Amérique du Nord, peut atteindre 4 m de long. Ici, sur la rivière Snake, dans l’Idaho, des agents des pêches posent une balise sur un spécimen de 2 m.
Retrouvez cet article dans le numéro 307 du magazine National Geographic. S'abonner au magazine
Le fleuve s'écoule, immense et silencieux. En ce mois de décembre, dans le sud du Kazakhstan, le paysage tout autour du Syr-Daria est maculé d’ombres brunes et taupe – herbes dormantes, plaines d’inondation envasées, arbres dénudés. Le lieu où nous nous trouvons, jonché de papiers d’emballage, de bouteilles, et même d’une carcasse de voiture, n’est pas des plus pittoresques. Mais il est parfait pour ce que Bernie Kuhajda est venu chercher.
Biologiste des écosystèmes aquatiques à l’Institut de conservation de l’Aquarium du Tennessee, aux États-Unis, il espère y trouver l’espèce d’esturgeon endémique du Syr-Daria, qui n’a pas été vue depuis les années 1960, après la construction, durant l’ère soviétique, de barrages sur son bassin versant. Ces ouvrages ont empêché le poisson d’accéder à ses zones de reproduction et modifié définitivement le cours du Syr-Daria, qui s’écoule depuis les sommets du Kirghizistan jusqu’aux vestiges de la mer d’Aral. Pour le spécialiste, s’il reste encore des esturgeons, c’est dans cette étendue limoneuse et peu profonde qu’ils doivent se trouver.
Quelques mois plus tôt, Bernie Kuhajda a été approché par Re:Wild, un organisme de conservation à l’origine d’un programme de recherche sur les « espèces perdues » – c’est-à-dire celles qui n’ont pas été vues depuis au moins dix ans et qui pourraient être éteintes, mais pour lesquelles on ne dispose pas de données concluantes. Si Re:Wild a contacté Bernie Kuhajda, c’est parce qu’il fait partie du club très restreint de scientifiques ayant déjà vu un esturgeon du Syr-Daria. Étudiant dans les années 1990, il avait visité des musées à Londres, Moscou et Saint-Pétersbourg, et filmé vingt-sept spécimens d’esturgeons, décolorés par des années de conservation. « On m’a dit : “Vous êtes l’expert qu’il nous faut”, se souvient Bernie Kuhajda en évoquant l’appel de Re:Wild. J’ai répondu : “Je les ai vus, oui, mais morts, dans un bocal.” »

Les vingt-six espèces d’esturgeons existantes figurent sur la liste rouge de l’UICN des espèces vulnérables, en danger, en danger critique ou éteintes à l’état sauvage. Au Kazakhstan, celle du Syr-Daria, que cherche le biologiste Bernie Kuhajda (à droite), a peut-être déjà disparu.
L’aspect de l’esturgeon du Syr-Daria est bien particulier : il ne dépasse pas 22 cm, ce qui en fait la plus petite des vingt-six espèces d’esturgeons. La plus grande est le béluga, dont le plus gros spécimen jamais recensé – pêché dans la Volga en 1827 – mesurait plus de 7 m et pesait plus de 1 450 kg. Tous les esturgeons ont en commun un long museau aplati ; quatre barbillons sensoriels leur permettant de détecter leurs proies sur les fonds des cours d’eau ; et cinq rangées de plaques osseuses pointues (appelées « scutelles ») le long de leur corps.
Pendant 162 millions d’années, l’esturgeon a traversé les changements climatiques, la dérive des continents, les éruptions volcaniques et une extinction massive. « Il a survécu à la météorite qui a tué les dinosaures, et à tout ce que la nature et l’espace ont pu lui faire tomber sur la tête », note Bernie Kuhajda. À tout, sauf à l’homme. Aujourd’hui, c’est le poisson le plus menacé de la planète. Depuis 1970, ses populations dans le monde ont connu une chute vertigineuse de 94 %. Sur la liste rouge des vingt-cinq espèces d’esturgeons vulnérables ou en danger établie par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), dix-sept sont en danger critique d’extinction. Une est éteinte à l’état sauvage. Et il est à craindre que trois autres espèces en danger critique, dont celle du Syr-Daria, soient également éteintes.
Si, du point de vue écologique, les esturgeons sont au bord du gouffre, ils comptent aussi parmi les animaux présentant la plus grande valeur économique de la planète. Leur déclin est largement dû à la surpêche ; leurs oeufs couleur d’obsidienne (le fameux caviar) sont commercialisés dans le monde entier, parfois à plus de 20 000 euros le kilogramme, symboles de richesse et d’un certain statut social.
Cependant, même pour des espèces telles que celle du Syr-Daria qui ne sont pas recherchées pour leurs oeufs, les conséquences des activités humaines et des changements environnementaux ont été dévastatrices. « Il n’a fallu que deux cents ans pour détruire l’ensemble de l’habitat fluvial des esturgeons », déplore Bernie Kuhajda. Ces poissons évoluaient il y a plus de 160 millions d’années dans des eaux libres. Désormais, les barrages, les réservoirs, le dragage et les déviations dues à l’irrigation bloquent leur migration vers leurs aires de frai en amont, et piègent les larves qui flottent vers l’aval. Le ruissellement agricole favorise par ailleurs l’apparition d’algues toxiques, tandis que le développement et l’exploitation forestière et minière détruisent leurs zones de reproduction et génèrent des sédiments nocifs.

Rétablir une population d’esturgeons est une tâche au long cours. Ces esturgeons jaunes du Saint-Laurent, dans l’État de New York, peuvent vivre plus de 100 ans et ne commencent à se reproduire qu’entre 15 et 33 ans.
Le biologiste espère toutefois qu’un petit nombre d’esturgeons du Syr-Daria a survécu. S’il en trouve, il suivra un protocole éprouvé : capturer une population mature de mâles et de femelles, placer leurs oeufs fécondés dans une écloserie et élever les larves pour les réintroduire dans la nature. Les sites où des barrages bloquent l’accès aux frayères abritent à présent des écloseries et des programmes de transport des juvéniles. Dans les zones où sévissait la surpêche, des lois et des institutions interdisent ou limitent désormais les prélèvements non durables. Même l’industrie du caviar joue dorénavant un rôle pour sauver les esturgeons du désastre.
Avant d’atteindre le fleuve, Bernie Kuhajda s’est arrêté devant l’étal d’un vendeur de poissons au bord de la route. Là, il a fait circuler une image des spécimens trouvés dans les musées. Alors que les camions vrombissaient sur la chaussée, un pêcheur a confirmé avoir sorti de l’eau quelque chose de semblable, des années plus tôt. Le chercheur n’en était que plus pressé d’accéder au fleuve.
Se dirigeant vers l’eau, Kuhajda et son collègue, Dave Neely, portent un filet cousu spécialement pour passer au peigne fin le fond du fleuve...
