Manger cet insecte permettrait de sauver les lémuriens de Madagascar

Une exploratrice National Geographic veut faire de ces insectes savoureux et très nourrissants une alternative à la viande de lémurien.

De Dina Fine Maron
Publication 9 avr. 2024, 17:12 CEST
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Affublé d’un long nez rose et d’un arrière-train duveteux, le sakondry ne passe pas inaperçu. Celui qui est surnommé « l’insecte au goût de bacon » n’a que peu de prédateurs.

PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

« C’est comme ça que j’ai attrapé une kératite amibienne », raconte Cortni Borgerson tout en scrutant les branches massives d’un arbre mesurant 30 mètres de haut, à la recherche d’un vari roux, une espèce rare de lémurien de la taille d’un chat que l’on ne trouve que dans cette partie du nord-est de Madagascar.

Elle s’est précipitée au pied de l’arbre quelques minutes auparavant en compagnie de Pascal Elison, guide dans le parc national de Masoala, après avoir entendu le cri de l’animal. Évitant des feuilles aussi grandes que leur visage, trébuchant sur les racines glissantes des arbres et prenant soin d’esquiver toute plante grimpante susceptible d’être épineuse, vénéneuse ou les deux, ils ont accouru, la tête levée en direction de la canopée, pour tenter de repérer le primate.

Un bruit semblable à des gouttes tombant sur des feuilles se fait soudainement entendre, suivi d’un grand fracas, comme si quelque chose tombait sur le sol. « De la diarrhée de lémurien », précise Cortni Borgerson, primatologue et exploratrice National Geographic, qui aurait attrapé son infection oculaire en en recevant sur le visage. Les déjections de lémuriens contiennent certes des agents pathogènes, mais aussi souvent des fruits provenant d’un des arbres colossaux de cette partie du pays, ainsi que des nutriments essentiels au bon développement de la forêt.

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Un vari roux est perché dans la canopée dans la péninsule de Masoala, à Madagascar. L’espèce est couramment chassée.

PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

Les lémuriens sont endémiques de Madagascar, où ils jouent un rôle essentiel dans la dispersion des graines et la pollinisation des végétaux, lesquelles contribuent à la santé des écosystèmes. Mais le vari roux, par exemple, est en danger critique et devient de plus en plus difficile à observer en raison de la chasse et de la réduction de son habitat.

Alors que la chasse aux lémuriens est interdite depuis les années 1960, époque où la nourriture se faisait rare, les habitants de l’île continuent de piéger et de manger les primates, pour une raison bien simple : la consommation de viande de brousse réduirait le taux de mortalité infantile, indique Steve Goodman, spécialiste de Madagascar qui travaille au Chicago Field Museum. Près de la moitié des enfants du pays souffrent de malnutrition chronique selon les chiffres des Nations Unies et, dans cette région de la péninsule de Masoala, près de 90 % des locaux ont déjà mangé du lémurien, selon les études menées par Cortni Borgerson. Les varis roux et les lémurs à front blanc sont les espèces les plus susceptibles de finir dans l’assiette des Malgaches, car ils sont relativement faciles à attraper et leur viande est considérée comme particulièrement savoureuse. Dans les villes du pays, la viande de ces primates est désormais présentée comme une denrée de luxe clandestine, même si sa consommation est moins répandue que dans les zones rurales.

Avec son équipe, Martin Baba, chef de secteur d’un vaste pan du parc national de Masoala, trouve régulièrement des pièges à lémurien dans les bois ; ces derniers consistent en des engins fabriqués à partir de cordes, de ficelles et d’un appât. « C’est très frustrant », confie-t-il, car il est presque impossible d’attraper les coupables dans l’épaisse forêt. Mais « le problème, c’est qu’il n’y a pas assez de viande ici », ajoute-t-il.

Cortni Borgerson, qui parle couramment malgache et partage son temps entre Madagascar (où elle travaille) et l’université d’État de Montclair, aux États-Unis (où elle enseigne), souhaite protéger les lémuriens de la chasse sans pour autant affamer les communautés de Masoala. Pour y parvenir, elle s’est tournée vers des insectes. Ces derniers sont une source de nourriture à Madagascar depuis au moins 400 ans et une espèce en particulier, le sakondry, pourrait changer la donne pour les primates selon l’exploratrice National Geographic.

Cet étrange insecte étroitement lié à la cigale est doté, comme les licornes, d’une protubérance rose sur le front (son nez) ainsi que d’un arrière-train duveteux ressemblant à un boa. Ce duvet est sans cesse déposé sur les plantes grimpantes environnantes. « Nous n’en sommes pas sûrs, mais nous pensons qu’il s’agit d’un irritant pulmonaire permettant de tenir les prédateurs à distance », précise Cortni Borgenson. Surnommée « l’insecte au goût de bacon » en raison de la saveur de sa chair et de sa teneur en matières grasses, la créature est depuis longtemps considérée comme un mets fin dans la région, mais personne n’en faisait l’élevage. Jusqu’à maintenant.

Par un après-midi de septembre, dans un village jouxtant le parc national de Masoala, la jeune Kalandy, âgée de 14 ans, récolte des sakondry sur des plants de haricots de Lima dans son jardin. C’est Cortni Borgenson qui lui a donné les graines et des conseils pour les entretenir. Kalandy lave les insectes et les cuit rapidement avec du sel avant de nous proposer, à la photographe Nichole Sobecki et moi, d’y goûter. J’en mets un, entier, dans ma bouche. Sa texture onctueuse rappelle celle du bacon, mais aussi du popcorn. « J’ai peut-être trop salé », glousse Kalandy.

C’est en tant qu’aliment anti-gueule de bois (les locaux les consomment lorsqu’ils boivent) que l’exploratrice National Geographic a d’abord découvert ces insectes dont on ne fait qu’une bouchée. La curiosité l’a poussée à les étudier quelques années, avant de lancer, en 2019, une formation à l’élevage des sakondry dans trois communautés du nord-est de Madagascar. Cornit faisait alors du porte-à-porte avec des personnes embauchées dans la région pour distribuer des graines de haricot et apprendre aux habitants à prendre soin des plantes et des insectes qu’elles attirent.

Si elle a choisi les sakondry, c’est parce qu’ils sont robustes, très savoureux et qu’ils ont peu de prédateurs. Ces insectes ont aussi une croissance rapide : seuls 72 jours séparent leur éclosion de leur récolte. Ils ne consomment aussi qu’une petite quantité de la sève de leur plante hôte, ce qui permet à cette dernière de continuer à grandir et de servir elle-même de source d’alimentation. Seul problème : les plantes ne se plaisent pas de la même manière partout dans le pays en raison des différences climatiques qui existent. Comme le souligne Charles Welch, coordinateur en conservation au centre pour les lémuriens de l’université de Duke (États-Unis), l’élevage de sakondry ne suffira sans doute pas à lutter contre la chasse aux primates, mais il « fait [certainement] partie de la solution ».

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    L’élevage et la consommation de sakondry pourraient contribuer à lutter contre la malnutrition chronique chez les Malgaches et réduire la pression de chasse sur les lémuriens, des espèces en danger.

    PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

    Si les sauterelles et les locustes sont considérées comme des aliments de base à Madagascar, les sakondry sont eux un peu plus haut de gamme, explique Brian Fisher, entomologiste à l’Académie des sciences de Californie, qui a collaboré avec Cornit Borgerson au début de ses recherches. Ces insectes sont si prisés qu’ils sont parfois vendus aussi cher que le bœuf. Mais pour l’exploratrice National Geographic, pas question de se faire de l’argent : ce qu’elle veut, c’est sauver les lémuriens.

    Selon l’Union internationale pour la Conservation de la Nature, qui a financé le projet, celui-ci aurait permis en seulement trois ans de réduire la chasse au lémurien d’environ 50 % au sein des communautés pilotes et de sauver la vie d’au moins 58 primates.

    « Ce nouveau projet est très intéressant », confie Jonah Ratsimbazafy, primatologue malgache. Le programme prend d’ailleurs de l’ampleur. Tim Eppley, responsable de la conservation pour l’ONG malgache Wildlife Madagascar, indique que son groupe prévoit de s’associer avec Cortni Borgerson pour développer l’élevage de sakondry dans au moins 3 000 foyers supplémentaires du nord-est de Madagascar en 2024.

    Cornit Bogerson et Be Noël Razafindrapaoly, directeur du projet pour le pays, estiment que si le sakondry est tant apprécié, c’est parce qu’il est considéré comme un insecte « propre » ; il ne rampe pas au sol, mais grimpe sur les plantes hôtes. L’espèce est aussi devenue partie intégrante du quotidien. Dans le village où vit Kalandy, les joueurs de la principale équipe masculine de football se sont baptisés les « Sakondry » et ont fait appel à un artiste pour dessiner l’insecte sur le dos de leur maillot. « Ce n’est pas une solution miracle », admet Cortni Borgerson, mais l’élevage de ces insectes offre « une source de matières grasses naturelle et une identité nationale ».

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    Une équipe de football locale arbore sur son maillot un sakondry, un insecte dont l’élevage est de plus en plus courant.

    PHOTOGRAPHIE DE Nichole Sobecki

    Dans un village voisin du parc national de Masaola, Velombita Dede, le plus important éleveur de sakondry, plante des haricots pour attirer les petites bêtes. En 2023, l’homme a récolté 800 insectes par mois, assez pour nourrir sa famille nombreuse en les servant avec du riz, et en vendant le surplus. Pour attirer davantage de sakondry, il utilise des tuteurs en bois qu’il fabrique lui-même pour maintenir les plantes bien droites. Une technique qu’il enseigne désormais à d’autres habitants du village.

    À les voir ainsi alignés sur les plantes, ces bestioles à l’étrange apparence semblent faire la queue pour entrer dans une boîte de nuit pour insectes. Tandis que nous les observons, le vent disperse leur duvet blanc, comme s’il s’agissait de graines de pissenlit, sur les plantes voisines recouvertes d’autres insectes de toutes les tailles. Les plus gros, qui mesurent environ cinq centimètres, sont prêts à être récoltés.

    Cet article a été réalisé avec le soutien financier de la National Geographic Society. Il a initialement paru sur le site nationalgeographic.com en langue anglaise.

    Originaire de Nairobi, la photographe Nichole Sobecki s’intéresse tout particulièrement aux relations entre la Nature et l’Homme, comme le futur des lémuriens à Madagascar. Elle est exploratrice National Geographic depuis 2021, année pendant laquelle elle a couvert le trafic de guépards pour nous.

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